Dans un ouvrage récent, les sociologues Gwenaële Rot et François Vatin interrogent la nature du travail dans les contextes productifs hautement automatisés des industries chimiques et nucléaires.
Au fil du flux. Le travail de surveillance-contrôle dans les industries chimique et nucléaire, de Gwenaële Rot et François Vatin (éditions Presses des Mines, 2017).
Qu’est-ce que travailler ? Et, plus précisément, comment travaille-t-on dans les «usines-tuyaux», ou «industries de flux», dont la raffinerie de pétrole est peut-être l’incarnation la plus évidente ? Ce sont ces questionnements qui constituent la trame de l’ouvrage publié récemment par les sociologues Gwenaële Rot et François Vatin. «Produit d’une sédimentation d’expériences», selon leurs mots, sédimentation trouvant son origine dans des travaux engagés par François Vatin il y a une trentaine d’années, «Au fil du flux» s’appuie sur une enquête minutieuse dans les secteurs de la chimie et du nucléaire, où la «fonction de surveillance-contrôle» s’avère être le «cœur du travail».
Nous n’évoquerons pas ici les nombreuses situations professionnelles décrites, ni les échanges avec les personnels retranscrits dans ces pages. Sauf pour souligner le caractère précieux d’un tel matériau, qui est aussi ce qui rend l’ouvrage accessible à un large public. Quiconque est attaché à un métier, à un savoir-faire, quel qu’il soit, se surprendra sans doute, au détour de certaines pages, à tracer des parallèles avec sa propre expérience, ou à mesurer les écarts.
La dématérialisation du travail, une idée contestable
Sur le fond, les auteurs inscrivent leur démarche en riposte aux diverses théorisations actuelles sur la «fin du travail» qui résulterait d’une soi-disant «dématérialisation». Les discours contemporains sur la dématérialisation du monde et l’émergence d’une «économie de la connaissance», associée à l’affirmation d’une nouvelle «classe créative», dont la force reposerait sur la valorisation d’un capital intellectuel «immatériel», risquent de conforter (le) désinvestissement à l’égard du caractère matériel du travail, de la façon dont il engage les hommes dans leur corporéité, dont les fonctions neuronales font partie», s’inquiètent-ils.
En se concentrant sur des activités de contrôle de flux, dans lesquelles la distance entre l’homme et la matière est a priori très forte, François Vatin et Gwenaële Rot entendent montrer justement que, là encore, le travail conserve toute sa matérialité. «La prise en main (…) est présente dans le travail des opérateurs extérieurs, qui, (…) engagent leurs cinq sens dans l’action, mais aussi dans celui des tableautistes (superviseurs des processus de production chimiques – ndlr), qui ne peuvent agir sans la sensation d’une «prise» sur le dispositif machinique», font-ils valoir.
Corrélativement, les deux sociologues mettent en avant la dimension créative de l’activité de production, à rebours de la tendance si courante à se focaliser uniquement sur les contraintes salariales et physiques du travail, réduit alors à la «peine». A fortiori dans des fonctions où il s’agit de «faire face à l’imprévu», où tout ce qui relève de tâches répétitives a été automatisé, le facteur humain se révèle décisif. «C’est précisément dans de telles configurations productives que l’on peut le plus nettement saisir ce que travailler veut dire. Parce que l’homme n’y est plus en aucune manière un rouage mécanique du système productif, la question de l’activité prend tout son sens», estiment les auteurs. Et, en effet, leur ouvrage donne bien à voir la densité du vécu professionnel quotidien des opérateurs des industries de flux. Une lecture enrichissante.