Le retour d’un gouvernement taliban en Afghanistan présage un recul conséquent des droits des femmes dans le pays. Véronique Nahoum-Grappe interroge ici leur élimination de l’espace public et leur invisibilisation physique. L’autrice propose de définir comme crime contre l’humanité cette discrimination spécifique qui tend à éliminer toute action et présence des femmes des institutions et espaces publics, ce qui constitue une tentative d’élimination symbolique de leur identité de genre. Elle plaide pour une nécessaire conciliation des courants féministes, par-delà leurs oppositions théoriques, afin de soutenir les femmes afghanes.
Depuis la mi-août 2021 et la victoire des talibans, nous pouvons prendre la mesure de la fragilité des avancées sociales et politiques qui concernent les femmes : le régime des talibans, qui a inventé à la fin du XXe siècle un moyen-âge qui n’a jamais existé, sauf dans les BD de sciences-fictions postmodernes, a pour originalité d’avoir choisi les femmes — La Femme — comme figure principale de l’ennemi intérieur. Les premiers talibans afghans (1996-2001) mirent au point l’expérimentation de la disparition maximale des femmes hors de l’espace public, l’effacement de leur visage, de leurs silhouettes, enfin de toute leur identité visible. Cela produit une non-mixité dans les rues, sur la place publique, et reflète celle qui règne dans toutes les institutions d’État. Les interdits religieux-politiques de scolarisation, d’exercer un travail rémunéré, de faire du sport, d’être célibataire, propriétaire seule, d’être soignée à égalité, de sortir seule sans compagnon masculin, etc., font comprendre le sens du voile intégral dans sa dimension non textile : il vise la disparition de la présence sensible et distinctive de femmes dans l’espace public, sauf en tant que borne de tissu rectangulaire au bord du chemin. La suppression de toute image féminine semble démontrer cette inexistence. Invisibles dans la rue ou sur les murs, exclues de toutes les institutions dominantes, les femmes sont assignées et enfermées dans l’espace privé familial, où règne le pouvoir masculin.
L’aliénation affective des femmes dans l’espace familial
Le voile intégral efface la féminité d’une silhouette transformée en rectangle, en « borne » posée au bord de la route ; elle ne peut déjà plus faire face et faire front à égalité à ce premier niveau de communication non verbale sur la place publique. Les interdictions de solitude choisie sont significatives : interdit de sortir sans être accompagnée d’un homme, interdiction de célibat : être seule dans la rue, ou seule « dans la vie », sont des expériences interdites , comme si la déliaison féminine même mineure dans une promenade , ou majeure tout au long d’une vie, étaient insupportable à imaginer pour ce type de pouvoir. Il faut les penser tout le temps enchainées à un homme qui a le pouvoir sur elles : il les tient… Si la femme est chassée de la place publique, si elle n’est jamais présente dans les couloirs des institutions en tant qu’actrice dans le monde du travail, c’est toute la vie publique, toute les structures du social qui ne sont plus mixtes. Reste l’espace privé derrière les murs, la triple prison de genre où la femme est piégée non seulement par les interdits religieux culturels et politiques, mais aussi par l’oppression économique où son travail, épuisant dans les couches populaires, reste impensé ; la troisième « prison »est tragique, c’est celle des liens affectifs de la parentalité : comment se battre contre un fils ? Ainsi, l’enfermement féminin dans l’espace privé est une source de déchirures intenses et spécifiques . Le féminisme théorique a oublié cette caractéristique qui n’existe pas pour les autres minorités dominées : l’intensité affective constitutive des liens de famille caractérise l’espace familial : elle peut faire naitre des résistances héroïques, celles aussi des hommes de la famille pour protéger mères et filles, comme fermenter parfois en haines meurtrières, et névroses infernales, et trop souvent ce sont majoritairement les femmes et filles qui seront maltraitées et assassinées. L’espace familial comme zone de confinement des femmes placées sous la coupe des hommes de la famille est un piège de genre spécifique : les maltraitances et féminicides commis contre les femmes dans ce type d’espace familial y explosent parce que frappées d’impunité donc d’invisibilité éthique et juridique. Bien sûr hommes et femmes vont aussi très souvent lutter contre ces mécanismes et tenter de déjouer cette oppression tragique. Le génie féminin dans la résistance à l’oppression est une donnée historique !
Mais petit à petit, la situation sanitaire des femmes, privées de lieux de soins extérieurs à égalité de qualité avec ceux des hommes, leur manque au long court de vitamine D à partir de la puberté surtout à cause de la couverture obligée de toute la peau sous le voile intégral, un mode de vie étouffant où s’abat sur elles une injustice systémique qui produit des désastres moraux et psychologiques, et tout un ensemble de paramètres qu’il faudrait examiner avec précision, produisent une aggravation des pathologies de tous ordres, surtout, bien sûr, aux moments difficiles des grossesses et accouchements. Les effets physiologiques du « non soin » de l’absence de prévention et protection sociale vont se conjuguer avec tous ces facteurs de vulnérabilité pour faire exploser la morbidité et mortalité générale des femmes, leur mortalité en couches, ainsi que la mortalité infantile pour les deux sexes…
L’exclusion de tout l’espace social extérieur et institutionnel, lié au confinement obligé dans l’espace de la maison est donc un piège de genre particulièrement toxique, pervers et destructeur, et cet enfermement des femmes par force de loi, de coutume, de croyance religieuse, donc de culture est un crime contre l’humanité — crime encore non perçu ni nommé à la mesure de ce qu’il cause de souffrances et de destructions, crime qui n’existe pas encore en droit. N’oublions pas aussi l’extrême violence physique des punitions de la charia, qui sont autant de crimes d’État qu’il faudrait documenter en termes juridiques.
Le crime contre la moitié de l’humanité
Les talibans mettent en place un apartheid de genre, avec confinement forcé dans cet étrange ghetto qu’est l’espace privé familial : un « ghetto » qui n’est plus un quartier ni un camp retranché, mais qui se subdivise et se démultiplie en autant de foyers-prisons ! Le monde social des talibans est rempli de trous, de puits d’ombre, où les femmes s’abiment. Il fait s’opposer l’espace du dehors et celui du dedans dans une grande violence institutionnelle qui dépasse de loin le vieux stéréotype des femmes à la maison. Le clivage devient meurtrier, quand les hommes occupent seuls le monde social sous les feux des lumières pour y construire la société et leur propre histoire, pendant que les femmes noircies et floutées y sont inexistantes même en images, confinées dans le monde fatigant et immobile du dedans, celui des vies privées familiales devenues zones de relégation, où la vie se répète chaque jour en dehors de toute ouverture : un ennui de genre mortel est aussi le produit de ce clivage. C’est bien une tentative d’élimination symbolique de l’existence sociale des femmes : elles sont, à la lettre, mises à l’ombre… et exclues de leur propre autonomie possible.
Mais il est impossible de les exterminer toutes : la logique génocidaire ne marche pas avec elles, car elles sont la moitié du monde, elles font les fils, et leur travail invisible non rémunéré et incessant au sein de l’espace privé familial est une des conditions de fonctionnement de toute la société ! Alors, à défaut de pouvoir toutes les exterminer, on les masque pour les chosifier, on les parque pour les maîtriser, on les enferme dans une définition diabolisée de leur corps. Il y a une dimension de crime contre l’humanité dans cette politique qui dépasse la seule problématique des maltraitances et massacres physiques contre elles : on les persécute parce qu’elles sont nées femmes.
Les talibans afghans contemporains ont ajouté au sexisme ordinaire planant à bas bruit dans bien des sociétés et groupes divers, un sens particulier : celui de tenter, à défaut de pouvoir les tuer toutes, d’effacer l’existence des femmes dans le monde social visible. Cela relève d’une haine qui vise l’identité de naissance et qui cherche son assouvissement symbolique.
Un droit pensé en fonction du genre devrait définir la persécution et l’apartheid de genre, quand ces crimes contre l’humanité s’exercent contre les femmes : ne pouvant poser leur extermination exhaustive comme tactique possible, reste l’élimination de leur présence et image de l’espace public, et la relégation forcée derrière les murs de leurs espaces privés . L’apartheid de genre se construit sur la diabolisation religieuse de la sexualité féminine, et elle produit, bien sûr, la condamnation de toutes les sexualités et identités sexuées plurielles qu’en temps de démocratie les sujets hommes et/ou femmes peuvent se découvrir. Tout le champ sémiologique qui gravite autour du plaisir sexuel, rires, musiques et ivresses, art et voluptés esthétiques seront comme contaminés par la première diabolisation du corps féminin. La résistance contre ce pouvoir doit réconcilier les disputes entre féminismes divergents.
Du sexe biologique à la construction sociale des sexes
Mais ici interviennent les disputes des féminismes pluriels occidentaux. Elles trouvent leurs sources dans les travaux pointus et exigeants, depuis surtout les années 1970, produits dans les universités mixtes occidentales. Les recherches sur l’oppression et la domination des femmes ont conduit à des analyses de plus en plus pointues et « déconstructrionnistes » des catégories sociales. On ne peut résumer cette histoire théorique complexe et passionnante, son immense bibliographie, qui arrive en ce premier tiers du XXIe siècle à des clivages importants qui influencent les choix de priorités politiques. Disons que deux courants principaux sous des noms divers (et il faudrait tout un travail historique de fond ici) divisent les divers féminismes théoriques.
On peut distinguer, d’une part, le féminisme de terrain, héritier des luttes pour l’avortement libre, pour les droits sociaux et politiques des femmes, en lien avec les mouvements de lutte contre les violences sexuelles, les inégalités de toutes sortes, et en lien aussi avec les associations de femmes de terrain, femmes pour la paix, mères de disparus, associations présentes sur la planète entière alors qu’il n’y a pratiquement pas d’association symétrique de « pères de disparus ». Ces mouvements s’appuient aussi sur la biologie, l’anthropologie, l’éthologie, ou encore sur l’histoire. Ce féminisme pose le fait de la différence biologique des sexes comme base de la réflexion, et le constat « d’une valence différentielle des sexes » sociaux, expression de Françoise Héritier désignant une inégalité systémique entre hommes et femmes au détriment de ces dernières, comme un fait démontré de façon transculturelle. Ici tout un débat a lieu. En France, il y a des travaux philosophiques féministes importants comme ceux par exemple de Geneviève Fraisse qui tente de redéfinir l’universel humain comme double, puisque sexué, ou ceux de la sociologue Irène Théry qui a aussi travaillé avec finesse et acuité la question de l’identité de genre toujours construite et toujours située sans déréaliser son contexte physiologique. La liste des travaux serait ici gigantesque, et l’exhaustivité est impossible.
En face de cette mouvance, elle-même hétérogène, les mouvements de luttes pour des sexualités différentes et des identités de genre non binaires, plurielles, qui rassemblent à la fin du XXe siècle lors des Gay Pride plus de 800 000 personnes dans les rues des grandes capitales occidentales. Depuis leur origine, ils ont produit une pensée critique de l’hétérosexualité et de la force épistémologique de la distinction homme/femme. Les travaux de déconstruction des identités sociales sexuées, depuis surtout Simone de Beauvoir et Monique Wittig (en France), appuyée sur la philosophie déconstructionniste de grands penseurs comme Foucauld et Derrida, repris par les philosophes féministes militantes comme Judith Butler, ou Elsa Dorlin, ont entrainé la production d’analyses où le refus de « naturaliser » la différence sexuelle engendre l’effacement théorique de cette différence au profit des sexualités et des identités sexuées diverses, LGBTQ, etc. La dispute fait rage ! Le problème avec cette mouvance très intéressante, novatrice et issue aussi des luttes contre l’homophobie lors de la gravissime pandémie du sida fin des années 1980, est que si l’on efface la différence des sexes, l’on efface aussi la domination masculine pourtant avérée, ainsi que l’originalité tragique de la politique des talibans dirigée contre les femmes de façon particulière ; sans exemple à ce point fanatique dans d’autres régimes pourtant rétrogrades et/ou religieux. Nous savions que la grande majorité des cultures conservatrices, plus ou moins religieuses, tendent à poser comme différentes, suspectes, et devant être dominées, les femmes, définies essentiellement par leur sexualité menaçante, voire diabolique. Parfois une emphase positive portée sur la maternité – faire des fils – serait pour elles une sorte d’expiation de leur identité féminine « imbécile », terme latin qu’on peut traduire par « sans bâton », sceptre, c’est-à-dire intelligence, raison, énergie, courage, etc. Mais le retour des talibans doit réveiller tous les féminismes, car ce ne sont pas que les femmes qui sont leurs cibles, mais à travers elles, tout l’éventail des choix libres d’identités sexuées et de pratiques sexuelles.
En août 2021, au regard des disputes théoriques entre les féminismes pluriels, la victoire des talibans afghans résonne comme un immense signal d’alarme : la menace d’un retour à l’enfermement, à l’effacement des femmes, et au déni de l’existence du féminin est d’actualité dans une version fanatique extrême. Les masculinistes américains qui appellent au viol pour punir les femmes sont aussi un signe que la haine des femmes peut sans cesse renaitre. Pire que tout, sont les politiques ancrées dans des cultures religieuses qui rendent invisibles les crimes contre les femmes comme l’excision, les viols, etc.
La menace d’un retour de ce « génocide de genre » des premiers talibans plane sur les femmes afghanes, même si leurs promesses semblent moins fanatiques idéologiquement que ne le sont les positions des Oulema de l’État islamique qui envoie ses martyrs tuer le plus d’innocents possible. Jusqu’où les seconds talibans seront-ils moins extrêmes en ce qui concerne le sort des femmes ? Les trois clés de la différence étant : la scolarisation jusqu’à l’université, l’accès au travail rémunéré et l’accès à égalité au système de soins. S’il y avait une forte pression venue des diplomaties occidentales à leurs niveaux, mais aussi des grands mouvements de masse dans les rues des grandes capitales du monde, d’immenses manifestations populaires mixtes avec femmes et hommes, tous les féminismes, et aussi les mouvements de défense des droits humains, les associations humanitaires pour défendre en ce moment les femmes afghanes d’un retour des crimes contre l’humanité contre elles des actuels talibans, cela pèserait dans la balance des choix politiques du pouvoir de Kaboul.
Les disputes théoriques féministes sont nécessaires et innovantes. Pour s’épanouir, elles supposent, en amont, le libre exercice de l’égalité des droits femmes/hommes sans cesse remis en cause par les pouvoirs rétrogrades. Les deux mouvances féministes trop rapidement citées ci-dessus non seulement ne sont pas inconciliables, mais du succès de la première – celle qui n’a pas peur de s’appuyer sur la différence physiologique des sexes comme donnée du réel – dépend la possibilité de la seconde – celle qui remet en cause et déconstruit l’évidence de cette différence.