Dans un contexte de profonde défiance pour la représentation, les actions collectives contemporaines témoignent d’un retour des classes populaires dans l’espace politique. Revendiquant un droit participatif affranchi de la tutelle institutionnelle, des collectifs citoyens construisent des représentations collectives et des définitions politiques des problèmes et des injustices subis tout en développant une philosophie de la vie en commun. S’appuyant sur ses enquêtes, Myriam Bachir[1] revient sur la légitimité et les apports de cet empowerment. Celui-ci rompt avec la conception dominante de la démocratie dite participative dont elle souligne les impasses.
Pour la démocratie autrement, pour une justice sociale et une égalité politique, l’association inédite de préoccupations sociales et démocratiques constitue le point commun d’actions collectives contemporaines, témoignant d’un retour des classes populaires dans l’espace politique. À l’image d’habitants de quartiers populaires[2] ou des Gilets Jaunes, des collectifs citoyens apportent un souffle démocratique nouveau en se faisant à la fois défenseurs de causes sociales et porteurs d’un idéal démocratique et participatif en dehors du vote. Travailleurs déclassés ou en passe de l’être, ils créent un code et un univers politiques. Dans des abris de fortune, sortes de « maisons du peuple », forts de leur soudain apprentissage du collectif et avec une profonde défiance pour la représentation, ils se sont politisés de manière accélérée de ronds-points occupés en samedis mobilisés. À la faveur du recours à une technique bien connue de sortie de crise, le gouvernement a cru pouvoir « enterrer le problème » en créant le « Grand Débat National ».
Une autre grammaire politique s’invente par le bas
« Grand-blabla », « mascarade », « imposture », « enfumage », ces dénonciations renouent avec celles de l’instrumentalisation de la démocratie dite participative. Notable par son ampleur, même si proche de celui sur « l’identité nationale » de N. Sarkozy, le GDN s’inscrit en réalité dans la continuité des offres institutionnelles de participation qui caractérisent la démocratie participative descendante, à savoir, improvisation, contrôle politique, ouverture et transparence suspectes, perspectives de changements inexistantes.
À côté de cette démocratie participative par le haut, une autre grammaire politique s’invente par le bas. Des collectifs d’habitants, associatifs, expérimentaux ou informels à l’instar des tables de quartiers[3], s’inscrivent dans une logique de co-construction des politiques publiques et revendiquent un droit participatif affranchi de la tutelle institutionnelle.
Bien que rencontrant des offres institutionnelles de participation, comme le « Grand Débat National » ou les conseils citoyens[4], les revendications de démocratie autrement, ne peuvent ni s’y reconnaitre ni s’en satisfaire. Porteurs de visions politiques contradictoires, rompant avec la conception dominante (consensuelle) de la participation, réduite au mieux à des consultations, dépolitisées et domestiquées, les habitants organisés sont engagés dans ce qu’implique le pouvoir d’agir ou empowerment[5]. Les élus et représentants de l’État sont, pour leurs parts, faiblement enclins à reconnaître des propositions produites en dehors de leur initiative et contrôle. Les contre-pouvoirs et le partage du pouvoir inquiètent. L’engagement politique d’habitants des quartiers populaires habituellement tenus à l’écart de la sphère politique déroute. Il en résulte, du point de vue des institutions un déni de leur légitimité et capacité à s’inscrire dans le débat public. Dans les faits, les habitants des quartiers populaires se voient souvent niés dans ce droit à se situer symboliquement dans la société. Leur capacité à construire et à exprimer une philosophie de la vie en commun est ignorée, voire confisquée.
Alors même que leur objectif est d’inclure les « sans voix », les profanes, les exclus de la politique, les Conseils citoyens, instance institutionnelle en sont une illustration.
L’indépendance des CC est au cœur de la Loi Lamy de 2014, mais les pouvoirs publics ont, à de rares exceptions, cherché à contrôler leur formation, la sélection des membres, leur ordre du jour. Dans la phase inaugurale des CC du moins, la fabrication d’un public de la participation, respectant plus ou moins la règle du tirage au sort, a pris le pas sur les activités pratiques et sur les enjeux concrets de la vie dans les cités. Les difficultés inaugurales à constituer un public et la question lancinante de sa fidélisation affaiblissent la légitimité du dispositif participatif.
Les dangers des déceptions de la participation
Le public produit – un mixte selon les contextes locaux de tirages au sort, cooptations, appels à volontaires – est finalement, très éloigné socialement de celui convoité. Les acteurs publics s’en accommodent, car ils sont pris dans des contraintes de temps et des jeux d’acteurs qui poussent à l’affichage de listes, de noms de participants malgré leur caractère artificiel.
Il en ressort un manque crucial de vision politique et peu de croyances dans la participation effective des habitants. Elle apparaît plus comme une contrainte institutionnelle, un passage obligé et les habitants des quartiers populaires davantage appréhendés comme des objets à représenter que comme des sujets politiques à constituer.
Quand l’offre institutionnelle de participation s’éloigne des mirages qu’elle promettait ou qu’elle trahit la parole donnée, elle affecte ceux qui y ont cru, accordé du temps et qui se sont exposés. La fragilité de la participation en milieu populaire est attestée. Participer est une épreuve exigeante et potentiellement risquée. L’offense des institutions aux motifs divers — maladresse, impréparation, désinvolture, incompétence, etc. — produit des effets en retour sur les offensés, en termes de confiance dans les institutions et dans la démocratie. Notons que la violence institutionnelle, dont les figures sont diverses, registres de discours inadaptés, condescendance, mépris, intimidation, infantilisation, etc., n’est ni anecdotique, ni isolée. Malmenée, la participation peut renforcer les inégalités du système représentatif, réactiver la désocialisation et l’éloignement durable de la sphère politique des déçus et produire de l’exclusion. La démarche qui consiste à participer et à faire participer est sensible et les dangers des déceptions de la participation sont bien réels, entre amertume vis-à-vis du système, repli communautaire et sirène du populisme. « L’exit »[6] s’est révélé la réaction la plus remarquable face aux offenses ressenties. Il en résulte, des replis sur soi de la part, spécifiquement, de personnes les plus scolairement et culturellement démunies. L’entrée en refus, en révolte, « la voice », fût-ce à bas bruit, est une autre réaction repérable. C’est ici qu’apparaît l’offense qui mobilise, celle qui politise, qui libère ou « offense politisante ». Il convient cependant de souligner la capacité différentielle d’indignation. Le sentiment d’offense et les réactions potentiellement émancipatrices qu’il suscite sont inégalement répartis et les deux s’adossent à une politisation préalable et à des normes politiques de citoyenneté.
L’exigence de l’engagement participatif
Cette perspective rappelle, à l’inverse d’une approche spontanéisme —il suffit que se rencontrent une offre et une demande de participation ou qu’il suffit de les solliciter pour que les citoyens viennent et adhèrent —, combien l’engagement participatif est exigeant et répond à un ensemble de prérequis et de règles strictes, bien que implicites. Les questions du sens et de la légitimité sont fondamentales. La participation est aussi exigeante en clarté —sur la mission, son étendue, sa portée. Trop souvent, le langage est dévoyé, le sens des mots —information, consultation, concertation, co-construction— est retourné. Les discours politiques restent trop flous ou utilisent des mots disant le contraire du réel avec la prétention de le décrire. Le temps constitue une variable également essentielle. Or, l’inadéquation entre les multiples temporalités politiques constitue une source de difficultés : le temps des mandats électoraux n’est pas celui des politiques publiques et encore moins celui qu’implique la co-construction avec des citoyens coproducteurs du sens de l’action publique.
Pourtant le temps est nécessaire pour apprendre, pour s’approprier des dossiers, pour développer de la confiance, de l’apprentissage mutuel et le partage d’un langage commun.
Il n’y a pas que les habitants qui aient à se former à la participation. Les relations du classique triangle élus-experts-citoyens gagneraient en légitimité et en crédibilité si chacun apprenait à apprendre, à se nourrir des autres et à écouter. Participer ou co-participer n’a rien de naturel. Les formes institutionnelles de participation requièrent des savoirs et de savoir-faire et des espaces de co-formation sont à inventer.
Les habitants gagnent en estime de soi et en compétences politiques
À côté des instances participatives d’institution, une démocratie d’interpellation se développe. À la faveur d’une implantation dans le quartier, des collectifs formés d’habitants impliqués s’engagent. Dans ces processus de mobilisation, chacun se forme, par des apprentissages croisés. L’enrichissement cognitif des participants ne se réduit pas à la formulation de leurs besoins. Plus global, il s’illustre par la production par les habitants de contre-projets d’aménagement et de développement du quartier, collectivement pensés et conçus. Plus politique, il produit des défenseurs de causes, en apprentissage des armes du combat politique.
Ce processus lent de politisation s’opère par le passage d’une appréhension individuelle de soi, de ses soucis et besoins, à une représentation collective des difficultés. Ce cheminement aboutit à une définition politique des problèmes et injustices que subissent les habitants des quartiers populaires. Les habitants y gagnent non seulement en estime de soi, mais aussi, en compétences politiques. Le rapport au politique demeure problématique. Un plafond de verre subsiste entre les initiatives populaires et le politique et il est difficile de comprendre pourquoi les gouvernants se passent d’un tel stock d’expériences et de connaissances en n’accordant pas de crédit aux propositions, défendues sur la base de données solides, testées et argumentées.
L’assignation de chacun dans des rôles « traditionnels » et le maintien de la hiérarchie verticale entre décideurs publics et citoyens est une piste explicative.
Il en résulte un hiatus entre deux cultures politiques, verticale/horizontale et une fracture gouvernants/gouvernés. Les maux de la participation ne sont pas différents de ceux de la démocratie en général, qu’elle soit représentative ou participative.
De nouvelles formes s’inventent, elles existent. Se développent, partout, des façons de faire autrement, de décider, de consommer, des solidarités horizontales qui viennent de la société, des habitants. S’il faut « démocratiser la démocratie », le mot d’ordre s’applique aux gouvernants, contraints d’évoluer et de se renouveler, s’ils veulent combler le retard et le déficit démocratique qui les éloignent des citoyens.
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Et si les habitants participaient ? Entre participation institutionnelle et initiatives citoyennes dans les quartiers populaires, l’Harmattan, Licorne, Décembre 2018.