L’entreprise de commerce en ligne américaine Amazon a-t-elle tué le réseau de distribution des librairies françaises en imposant sa logistique comme mode d’accès unique à la consommation de livres ? S’il est indéniable que l’expansion mondiale de ce qui fut à l’origine, en 1994, un projet de librairie sur internet a bouleversé l’économie du commerce de livres, Vincent Chabault nuance ce présupposé en interrogeant la fonction sociale des librairies comme espace de rencontres culturelles. Dans l’extrait qui suit, il discute ainsi les possibilités d’adaptation des libraires, obligés de réinventer leurs pratiques professionnelles.
Cet extrait est le chapitre 13 de l’ouvrage de Vincent Chabault, Eloge du magasin. Contre l’amazonisation ?, Paris, Gallimard, 2020. Silo remercie l’auteur ainsi que l’éditeur de nous avoir autorisés à le reproduire ici.
« A l’opposé des pronostics de quelques futurologues, le livre imprimé et les librairies n’ont pas disparu depuis l’arrivée d’Internet et la montée de la « culture des écrans ». Plus de 430 millions d’ouvrages imprimés ont été vendus en 2017 en France et, chiffre stable, 51 % des Français ont acheté au moins un livre neuf.
Si l’on examine la répartition des ventes par circuits, la librairie détient une part de marché de 22% derrière les grandes surfaces spécialisées (25,5%). Les ventes par Internet représentent quant à elles 21% du marché, devant les grandes surfaces alimentaires (19%)[1]. Le livre reste donc un marché de librairies en France qui compte plus 2000 points de vente indépendants. Contrairement à une idée reçue, la librairie n’est pas un commerce qui s’est effondré. Tout pourtant porte à la croire : la culture des écrans, la consommation compulsive de séries, la baisse de la lecture chez les jeunes générations, le temps croissant passé sur les réseaux sociaux.
Fin des librairies ?
On assiste toutefois à l’effritement de la part de marché de la librairie. Depuis 2007, la diminution est constatée au profit de la vente en ligne et des grandes surfaces spécialisées (GSS). Les librairies détiennent 26% du marché du livre neuf en 2007 contre 22 aujourd’hui. La vente en ligne : 6,8% en 2007 contre 21 onze ans après. Les GSS : 21,8% en 2007, 25,5% en 2017.
Durant cette décennie, les propos des professionnels sont assez proches de ceux de leurs aînés, membres de la Chambre syndicale, quand les Grands Magasins – du Bon Marché à la Samaritaine – ont intégré le livre à leur offre à la fin du XIXe siècle.
Ces discours défensifs se retrouvent aussi dans le Bulletin des libraires de 1951 quand le livre arrive dans les supermarchés. Les professionnels dénoncent les rabais et la prise en charge du commerce du livre par des non-libraires : « N’importe quoi ne peut pas être fait par n’importe qui, et le livre ne peut qu’être vendu par des personnes ayant acquis une formation professionnelle suffisante. »
Le scénario se reproduit dès 1974 lorsque la FNAC ouvre sa première librairie dans son magasin de la rue de Rennes. Il est surtout question de dénoncer les rabais pratiqués sur les prix de vente, lesquels mettent en péril le réseau indépendant et la diversité éditoriale. La suite de l’histoire est mieux connue : le vote, à l’été 1981, de la loi Lang sur le prix unique du livre. Aucune concurrence par les prix ne saurait exister pour les livres neufs. Près de quarante ans après, professionnels comme économistes reconnaissent que cette régulation a contribué à maintenir un réseau indépendant de détaillants, œuvrant notamment pour la diffusion d’une offre éditoriale exigeante.
L’arrivée en France d’Amazon en 2000, et surtout l’envol du commerce en ligne au milieu des années 2000, déstabilisent une nouvelle fois, et avec une énergie plus forte, le secteur de la librairie. Plus globalement, un environnement d’achat qui repose sur une connexion et une information permanente encourage le déplacement d’une partie des transactions des magasins vers le web.
Cette nouvelle concurrence est portée en premier lieu par Amazon. Accusée d’optimisation fiscale et de management brutal et infantilisant, l’entreprise reçoit dans le même temps des subventions publiques par des collectivités locales pour l’installation d’entrepôts sur des territoires marqués par la désindustrialisation et le chômage de masse (le Nord, la Somme). Les rares critiques de la multinationale par des journalistes d’investigation[2], par des syndicats ou par des citoyens pèsent très peu face à la fascination qu’elle suscite (le projet de livraison par drone) et surtout face aux routines d’achat adoptées par une immense partie des internautes.
D’autres facteurs déstabilisent la librairie tels que la croissance du niveau des loyers et des charges pour un commerce indépendant qui connaît le taux de rentabilité le plus faible. Enfin, ce commerce culturel se retrouve face à un défi important de type générationnel. D’une part, les grandes enquêtes du ministère de la Culture et de la Communication constatent la baisse de la lecture d’imprimés depuis le milieu des années 1990. Et d’autre part, plus de la moitié de la clientèle la plus fidèle de la librairie – certains clients s’y rendent plus d’une fois par mois et y réalisent plus de la moitié de leurs achats – a plus de cinquante ans[3]. L’enjeu consiste donc à réagir à ce déclin inéluctable et à capter d’autres générations.
Des pratiques vertueuses
L’essor d’Amazon a conduit les professionnels à élaborer un discours offensif contre Amazon, mais surtout à repenser leurs pratiques, leur métier, leur relation aux lecteurs et ainsi mettre en évidence les atouts de la librairie. Cela simultanément à l’arrivée de nouveaux libraires et au départ à la retraite d’une génération entrée dans le métier au cours des années 1970, période pendant laquelle les achats de livres connaissaient une augmentation.
Face à la concurrence que représente indiscutablement le e-commerce, l’appropriation des nouvelles technologies par les détaillants est apparue prioritaire mais insuffisante. Il n’a pas été seulement question d’ouvrir un site marchand ou d’adhérer à une plateforme indépendante pour informer les internautes de la disponibilité des références. Il s’est agi de réfléchir au lien noué avec les lecteurs, à l’animation culturelle et, plus largement, à la place occupée par la librairie dans l’identité culturelle des lecteurs.
Si le professionnel du livre s’occupe davantage de son assortiment que des lecteurs, s’il n’est ni aimable ni compétent et si le lecteur ne vient dans son commerce que pour une transaction financière, il est clair qu’Amazon augmente ses parts de marché. Par contre, si le visiteur trouve un conseil de qualité, parfois une animation, qu’il peut prendre connaissance des avis de lecture des vendeurs ou des autres clients… et que la librairie devient finalement un espace familier, la fidélité sera acquise et le bouche-à-oreille fonctionnera.
Le conseil primordial mais, plus globalement, le lien est un atout. L’éditeur Jean-Marc Roberts considérait qu’Amazon n’était pas une librairie (« c’est comme si Auchan se présentait comme le plus grand cuisiner de France ! ») et que la FNAC l’était de moins en moins. « Vous savez ce qui leur manque ? La conversation avec le lecteur », déclare-t-il à Pierre Assouline dans Le Monde des livres, en 2012.
La construction du lien avec le lecteur débute à l’entrée de la boutique. Interrogé par Livres Hebdo, l’architecte Yves Grimenez, spécialiste de l’aménagement des librairies, considère que, pour faire venir le client, il faut « désacraliser l’entrée dans la librairie en l’ouvrant sur son environnement et en éliminant les barrières avec l’extérieur ». « La librairie-grotte, sombre, fouillis et poussiéreuse, c’est fini », déclarait quant à lui un libraire de Quimper, avant d’ajouter : « La librairie doit être belle et accueillante car elle vend aussi une ambiance[4]. »
L’animation en magasin contribue également à une expérience d’achat positive. L’animation du point de vente constitue, pour la librairie du XXIe siècle, une priorité. Parmi les pistes à suivre, le Bordelais Denis Mollat considère que les commerces doivent devenir des espaces culturels à part entière : « Rencontres avec des auteurs, animations thématiques, café littéraire : ces activités permettent d’expliquer la singularité de la librairie et d’animer une communauté de clients lecteurs autour d’un lieu de vie qui justifie le déplacement[5]. »
Malgré l’inégalité des ressources des professionnels pour proposer de telles actions, dont les retombées économiques ne sont d’ailleurs pas évidentes, il est indiscutable que le rôle culturel de la libraire constitue l’un de ses premiers atouts. L’animation en librairie – qu’on pourrait définir comme l’intégration et la participation éventuelle des clients à la vie du commerce pour stimuler la rencontre avec le livre – est primordiale dans une société d’individus. La lecture n’est qu’en apparence une pratique individuelle : elle s’inscrit ponctuellement dans des collectifs et au travers de relations sociales pour la recommandation, l’emprunt, l’achat et la discussion.
Animer une communauté de lecteurs consiste à proposer des évènements (rencontres, débats, dédicaces, conférences) pour contribuer à « (re)créer du lien social ». L’enjeu est aussi d’intégrer davantage le lecteur aux formes d’animation de la librairie de telle sorte qu’elle devienne pour lui un espace de définition de soi.
Les multiples expérimentations en ce sens – du comité de lecture à la rédaction d’avis par les clients, de la tenue d’un journal de critiques littéraires à l’accueil de publics scolaires pour favoriser la socialisation au livre – semblent susciter la mobilisation des clients fidèles voire un élargissement du public. Tout l’enjeu est de transformer cette stimulation sociale en retombées économiques.
Enfin, la librairie, comme le théâtre ou la bibliothèque, sert de cadre à la définition du profil culturel du lecteur. Hormis la transaction financière qui s’y déroule, la librairie est une espace au sien duquel se joue la construction identitaire de l’individu et où, parfois, nos choix sont influencés et légitimés par des professionnels de la culture.
Ces trois principes – lien, animation, identité – sont des éléments essentiels pour l’avenir du commerce.
L’ambiance et l’odeur des livres
Une enquête menée sur les pratiques d’achat de livres en ligne éclaire les motivations des clients. Le confort d’achat, l’accès à une offre quasi exhaustive, les critiques des autres lecteurs et leurs recommandations, la possibilité de comparer les prix avec le marché de l’occasion sont autant d’éléments mis en avant par les 80 lecteurs interrogés. Toutefois, rares étaient les clients à avoir tourné le dos aux librairies[6].
Les personnes interrogées, comme ce cadre commercial, attachent de l’importance à l’atmosphère agréable qui règne dans la librairie et insistent sur la compétence du personnel : « J’y vais, peut-être moins souvent, je suis peut-être nostalgique de ces endroits où l’odeur du livre est inratable. Quand on ne sait pas quoi lire de nouveau, il y a toujours quelqu’un pour nous orienter, nous conseiller. » Perrine, psychologue clinicienne, achète en ligne des ouvrage « personnels et professionnels » : « Je lis de la psychanalyse pour mon plaisir et ils nourrissent mon travail avec les patients. » Elle se rend également une fois par mois dans une librairie spécialisée du Quartier latin : « Elle est vraiment géniale, cette librairie. Ils ont toujours ce qu’il me faut. En fait, j’adore vraiment les petites librairies parisiennes, mais je n’ai malheureusement pas toujours le temps de m’y rendre. » Des librairies spécialisées dans les mangas sont aussi fréquentées assidûment par certains enquêtés : « J’y vais encore pour des livres spéciaux, par exemple je vais très souvent dans une librairie à Opéra qui vend des mangas. » Les lecteurs apprécient les relations nouées avec le libraire et reconnaissant sa compétence : « Mes mangas, je les achète dans une librairie spécialisée en mangas, près de chez moi, depuis que je suis tout petit. J’aime discuter avec le libraire. Je trouve ça sympa vu que ce libraire est autant passionné que moi par les mangas. C’est aussi une façon de promouvoir le commerce dans ce quartier car il a tendance à disparaitre », affirme un étudiant. Nombreux sont les lecteurs qui utilisent le commerce électronique tout en se rendant également en librairie. Pour Paulette, âgée de soixante-quatorze ans et comptable à la retraite, fréquenter les librairies est nécessaire pour « avoir un réel conseil par des professionnels ». Antoine, étudiant à HEC Montréal, s’y rend quand il veut acheter un livre « pour son plaisir personnel », quand il veut être conseillé ou a besoin d’un livre « en urgence ». Ce dernier point est une réflexion intéressante sur le commerce en ligne. Certes, l’offre est large, mais la disponibilité n’est pas immédiate et le lecteur ne recevra pas son livre avant les quelques jours nécessaires à l’acheminement de la commande à son domicile. Enfin, certains combinent les commerces indépendants, avec des librairies professionnelles, des grands détaillants, employant des vendeurs peu compétents : « J’ai mes habitudes à Paris, comme la librairie Compagnie, près de la Sorbonne. J’aime le fait que ce soit des vrais libraires qui n’hésitent pas à donner des conseils personnalisés du type : « Ah, j’ai lu ce livre du même genre, très intéressant. » Et parfois, je vais chez X, mais je ne trouve pas le lieu très accueillant, les vendeurs ne te conseillent pas, ils connaissent même pas les livres et c’est mal rangé ! C’est important pour moi qu’une librairie soit accueillante… la façon dont elle est organisée. J’aime bien aussi la librairie du Centre Pompidou, ils ont des bons choix de livres étrangers sur les expositions » (Geoffroy, né en 1991, enseignant en arts plastiques dans un collège, Etampes).
Ces quelques témoignages montrent que les usages des deux canaux de vente sont plutôt complémentaires et que différents aspects du magasin sont plébiscités par les lecteurs.
La libraire, un luxe pour une clientèle fortunée de centre-ville ?
Le risque actuel n’est pas tant la disparition des librairies que leur progressive appartenance au secteur du « luxe culturel » et l’appropriation de codes tels que la rareté, l’exception, la sélection, le savoir-faire ou le prestige. La librairie de centre-ville, en particulier dans les grandes agglomérations, se destine à une clientèle socialement sélectionnée, diplômée, dotée de revenus confortables et attachée à ces magasins et à leur singularité. En raison du coût de l’immobilier, les mutations sociologiques des centres-villes rendent aujourd’hui majoritaire la présence d’une classe supérieure à la fois proche géographiquement des librairies de premier plan et convaincue de leur rôle culturel. A la fois « petits » commerçants et animateurs culturels, les librairies de centre-ville mettent en place une série de dispositifs qui, à l’instar de la sélection pointue de l’assortiment ou des animations, « entrent en résonance avec les attentes de cette clientèle, urbaine et cultivée, à la recherche de pratiques culturelle distinctives[7] ».
Ces professionnels du livre ne sont évidemment pas responsables des fractures territoriales entre le centre et la périphérie mais les librairies pourraient bien en souffrir indirectement lorsque d’autres générations de citadins ne pourront pas vivre dans les quartiers les plus coûteux des grandes villes.
Une question reste en suspens : quid de l’approvisionnement des lecteurs des zones périurbaines ? L’étalement urbain des années 1990 a bien été intégré à la stratégie de développement d’enseignes comme Cultura et les espaces culturels Leclerc. Il a été compris aussi par Amazon et son appareil logistique efficace alors même que la multinationale ne propose ni conseil professionnel sur les livres, ni animation, ni échantillon d’odeur de livres. »