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5000 ans de dette comme arme de dépossession: briser les chaînes des dettes privées illégitimes (II)

5000 ans de dette comme arme de dépossession: briser les chaînes des dettes privées illégitimes (II)Temps de lecture : 16 minutes

Éric Toussaint a autorisé à Silo à reproduire cet article initialement publié, le 10 avril 2017, sur le site du CADTM. Vous pouvez lire la première de cette étude qui s’intéresse à la période allant de l’Antiquité au XVIIe siècle.

L’endettement privé a joué un rôle important dans la constitution d’une masse de prolétaires obligés d’accepter de travailler dans les manufactures après avoir été dépossédés de leur terre ou de leurs outils de travail. De leur côté, une partie majoritaire des Européens qui ont participé à la colonisation du Nouveau Monde aux 17e et 18e siècles se sont retrouvés dans un rapport de servitude vis-à-vis des créanciers qui leur avaient prêté les fonds pour financer leur voyage. Depuis une trentaine d’années, l’éclatement des bulles immobilières a, à chaque fois, entraîné de très nombreuses expulsions. Dettes hypothécaires, dettes de consommation, dettes étudiantes, dettes pour s’auto-employer, etc., la période contemporaine présente les traits d’une véritable «Fabrique de l’homme endetté».

La dette privée durant l’ère capitaliste

En Europe, du 16e au 18e siècle, l’endettement privé des classes populaires et la répression du non-paiement de dettes ont contribué à constituer une masse de prolétaires : peine d’emprisonnement, mutilation, création de bagnes contribuèrent à obliger les populations paupérisées à accepter du travail dans les manufactures. Cela fait partie intégrante des sources de l’accumulation primitive ayant permis au capitalisme de s’imposer comme mode de production dominant d’abord en Europe puis dans le reste du monde[1].

Une partie importante de la masse des prolétaires qui rejoignaient les villes où des manufactures commençaient à se développer était constituée de populations rurales surendettées qui avaient été dépossédées de leurs terres par les créanciers.

Le non-paiement des dettes a été violemment réprimé jusqu’au milieu du 19e siècle dans les pays qui ont été au centre de l’essor du système capitaliste industriel : l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord.

De lourdes peines de prison sanctionnaient les pauvres coupables du non-paiement des dettes.  La peine capitale était couramment appliquée en Angleterre jusqu’au 18e siècle. Aux États-Unis, dans l’État de Pennsylvanie, à la fin du 18e siècle, les mauvais payeurs pouvaient être condamnés au fouet, être mis au pilori avec une oreille clouée à celui-ci, avant d’être coupée. Ils risquaient également d’être marqués au fer rouge. En France, des peines de prison étaient systématiquement appliquées. Bien sûr, s’y ajoutait l’expulsion du logement, la saisie de tous les biens.

Aux États-Unis, peu de temps après l’indépendance, des mouvements de protestation furent organisés par des paysans dont les terres et les biens étaient saisis pour non-paiement des impôts et taxes. Ce paiement était exigé en monnaie, alors que beaucoup de paysans n’en avaient pas ou très peu, vivant de troc et de paiement en nature. De nombreux paysans avaient servi dans les armées révolutionnaires, mais n’avaient jamais reçu l’entièreté de leur solde. Dans le Massachusetts, en 1782 à Groton, et encore en 1783 à Uxbridge, des citoyens s’organisèrent et s’attaquèrent aux autorités, exigeant le retour des biens confisqués. Au début de la Rébellion de Shays, en 1786, les foules empêchèrent les tribunaux de siéger à Northampton et à Worcester après que le gouverneur Bowdoin ait renforcé les actions en justice destinées à recouvrer les dettes et que la législature ait imposé une taxe supplémentaire destinée à financer le paiement de la part du Massachusetts dans la dette étrangère des États-Unis. Daniel Shays, dont le mouvement porte le nom, était un ancien combattant non-payé. Il s’était retrouvé devant un tribunal pour non-paiement d’impôts.

À partir de 1798, s’organisa un mouvement d’autodéfense des endettés qui exigea l’adoption d’une législation les protégeant contre l’arbitraire des créanciers et de la justice. Une loi fédérale fût adoptée en 1800, mais elle se limitait à protéger les banquiers et les commerçants en suspension de paiement. Par ailleurs, les différents États continuèrent à avoir recours à leurs propres lois, qui le plus souvent favorisaient les créanciers.

Scott Standage[2] cite un livre de 1828, The Patriot; or, People’s Companion qui plaidait pour l’abolition de l’emprisonnement des endettés, estimant que la dette constituait une forme « d’esclavage civil » au même titre que l’esclavage des Noirs – les endettés, pas plus que les esclaves, ne bénéficiant d’aucune protection dans la Constitution.

Chercher à échapper aux créanciers constituait une des causes du courant migratoire de l’Est des États-Unis vers l’Ouest, le Far West.

Une partie majoritaire des Européens qui ont participé à la colonisation du Nouveau Monde aux 17e et 18e siècles s’étaient endettés pour payer leur voyage et se trouvaient dans un rapport de servitude par rapport à leurs créanciers. Durant de longues années, ils étaient tenus de rembourser la dette initiale et étaient menacés de prison ou de mutilation en cas de non-paiement. On estime qu’entre la moitié et les deux tiers des Européens qui se sont installés dans les 13 colonies britanniques d’Amérique du Nord entre 1630 et 1776 sont venus dans de telles conditions de servitude pour dettes[3]. Ce type de servitude pour dette n’a été aboli aux États-Unis qu’en 1917.

Le même type de contrat d’endettement afin de financer la colonisation a été appliqué dans l’ensemble de l’Empire britannique. Des millions de pauvres ont quitté l’Inde dans ces conditions pour s’installer soit dans les îles Caraïbes britanniques, soit à l’île Maurice, soit en Afrique du Sud, soit dans d’autres parties de l’Empire. Rien que sur l’île Maurice, entre 1834 et 1917, près d’un million et demi d’Indiens se sont installés en ayant été contraints par la misère d’accepter des contrats de servitude pour dette[4].

En 1875, en Inde, dans la vaste région appelée le Deccan, des émeutes éclatèrent au cours desquelles des paysans endettés se sont soulevés pour détruire systématiquement les livres de comptes d’usuriers et ainsi répudier leurs dettes[5]. La révolte a duré deux mois et a concerné une trentaine de villages couvrant 6 500 km². Une commission d’enquête parlementaire fut mise en place à Londres et en 1879 fut adoptée une loi intitulée en anglais «Dekkhan Agriculturists’ Relief Act»[6] qui offrait une certaine protection aux paysans endettés.

En 1880, une crise de la dette a frappé les petits et moyens paysans aux États-Unis. Cela s’est produit à nouveau à une échelle massive dans les années 1930 comme l’écrivain John Steinbeck le décrit dans son célèbre roman Les Raisins de la colère (titre original en anglais: The Grapes of Wrath) publié en 1939. Ces crises successives ont entraîné la dépossession de millions de paysans endettés des États-Unis en faveur des grandes entreprises privées de l’agrobusiness.

Au 19e siècle, lors de la généralisation de la révolution industrielle et de l’expansion du capitalisme, les patrons ont mis en place le truck system qui permettait d’endetter de manière permanente les salariés. Les travailleurs, dans l’attente du paiement du salaire, devaient acheter au magasin du patron tous les biens élémentaires dont ils avaient besoin pour vivre : aliments, moyens de chauffage, d’éclairage, vêtements… Ils étaient obligés d’acheter à des prix exorbitants et au moment de la paie, après décompte de leurs achats, très souvent ils devaient reconnaître une dette, car leurs dépenses avaient dépassé leur salaire. Pour en venir à bout, les ouvriers ont dû mener de durs combats. C’est aussi une des raisons qui ont amené les ouvriers à se doter de coopératives pour produire des aliments (boulangerie…) ou pour vendre à des prix abordables les produits de première nécessité. Le truck system a finalement été interdit.

Après la Seconde Guerre mondiale, les années 1950-60 sont marquées, dans les pays les plus industrialisés (c’est vrai également dans plusieurs pays du Sud comme l’Argentine, par exemple), par une période de forte croissante économique (les «Trente glorieuses») qui permet aux travailleurs d’obtenir par la lutte des avancées sociales importantes : nette augmentation du pouvoir d’achat, consolidation du système de sécurité sociale, amélioration des services publics en particulier dans l’éducation et la santé… L’État procède aussi à bon nombre de nationalisations, ce qui renforce son pouvoir d’intervention économique. Les populations profitent davantage de la richesse créée à l’échelle nationale et la part des salaires dans le revenu national augmente.

À partir de l’offensive néolibérale initiée au Chili en 1973 avec le dictateur Pinochet et en Argentine en 1976 avec la dictature de Videla (dictatures qui ont bénéficié du soutien actif de Washington) et développée ensuite par Thatcher et Reagan au cours des années 1980, les salaires réels ont été comprimés. Dans les pays les plus industrialisés, la consommation de masse a poursuivi sa progression au prix d’un endettement de plus en plus important de la population[7]. Les gouvernants, les banques et les grandes sociétés privées de l’industrie et du commerce ont favorisé le recours de plus en plus massif à l’endettement des ménages.

L’emprisonnement pour dettes relatives à des amendes non payées à l’État n’a pas disparu partout

Aussi étonnant que cela puisse paraître, le non-paiement de dettes privées, et plus précisément de dettes privées ou d’amendes à l’égard de l’État, est jusqu’à aujourd’hui toujours passible d’emprisonnement dans plusieurs pays européens bien que plusieurs conventions internationales l’interdisent[8]. En France, l’emprisonnement pour dette a été aboli à deux brèves reprises, en 1793 et en 1848. Il fut supprimé définitivement en matière civile et commerciale par la loi du 22 juillet 1867. Le Code de procédure pénale l’a supprimé en 1958 en matière criminelle quant aux dommages-intérêts accordés à la partie civile. Aujourd’hui, l’emprisonnement pour dette ne s’applique plus qu’aux condamnations à une peine d’amende, aux frais de justice et aux paiements au profit du Trésor, et encore, à condition qu’il s’agisse bien d’une infraction de droit commun et n’emportant pas peine perpétuelle. Donc en France, la contrainte judiciaire consiste à incarcérer ou maintenir en détention une personne solvable pour défaut de paiement de certaines amendes, auxquelles elle a été condamnée par le Trésor public ou l’administration des douanes[9].

En Belgique, l’emprisonnement (appelé emprisonnement subsidiaire) pour non-paiement des amendes à l’égard de l’État est toujours possible même si, depuis une vingtaine d’années, les ministres de la Justice qui se sont succédé ont recommandé de ne pas l’appliquer. Dans une réponse du ministre de la Justice belge à une question parlementaire posée par un député d’extrême-droite (Vlaams Belang) à une époque où ce parti atteignait plus de 20 % des voix, on apprend de la bouche du ministre que l’article 40 précise qu’« à défaut de payement dans le délai de deux mois à dater de l’arrêt ou du jugement s’il est contradictoire, ou de sa signification, s’il est par défaut, l’amende pourra être remplacée par un emprisonnement dont la durée sera fixée dans le jugement ou l’arrêt de condamnation, et qui n’excédera pas six mois pour les condamnés à raison de crime, trois mois à raison de délit et trois jours pour les condamnés à raison de contravention ». « Les condamnés soumis à l’emprisonnement subsidiaire pourront être retenus dans la maison où ils ont subi leur peine principale ». « S’il n’a été prononcé qu’une amende, l’emprisonnement à subir, à défaut de payement, est assimilé à l’emprisonnement correctionnel ou de police selon le caractère de la condamnation ». L’article 41 précise : « Dans tous les cas, le condamné peut se libérer de cet emprisonnement en payant l’amende ; il ne peut se soustraire aux poursuites sur ses biens en offrant de subir l’emprisonnement »[10]. En pratique, un juge en Belgique peut émettre une sentence prévoyant un emprisonnement subsidiaire (cela ne se passe qu’en matière pénale). Dans ce cas, le juge prévoit l’amende et indique que si la personne le souhaite ou n’a pas les moyens, elle devra effectuer une peine de prison. Évidemment, il est clair que le riche choisira de payer l’amende et évitera la prison, tandis qu’une personne qui a de faibles revenus et pas de patrimoine ou très peu devra aller en prison. Cela s’appelle de la justice de classe.

Le ministre précise : « En 2000, en matière correctionnelle sur 22 632 condamnations à une amende, les parquets ont ouvert 3 745 dossiers concernant l’exécution des peines d’emprisonnement subsidiaire. En 2001, sur 21 375 condamnations à une amende, seuls 1 745 dossiers d’exécution de peines de prison subsidiaires ont été ouverts dans les parquets ».

Même si en pratique des peines d’emprisonnement ne sont plus appliquées ou très rarement, le fait que certains pays ont maintenu cette possibilité ne peut qu’inquiéter. En effet dans l’éventualité d’une accession de l’extrême-droite au gouvernement et du renforcement permanent des méthodes répressives, il est possible que des peines d’emprisonnement pour dette soient prononcées à l’encontre de boucs émissaires des classes populaires. Il ne manque pas de magistrats réactionnaires dans l’appareil de la justice pour prendre des initiatives qui renforceraient le caractère de classe de l’application de la loi.

Dettes hypothécaires illégitimes et expulsion de logement

Lorsque la bulle immobilière a éclaté au Japon (années 1990), aux États-Unis (2006-2007), en Irlande et en Islande (2008), en Espagne (2009), des dizaines de millions de ménages des classes populaires ont été acculés à la cessation de paiement et ont commencé à être victimes d’expulsions massives[11]. Dans un contexte de baisse du salaire réel, de chômage massif et de conditions de prêts abusives, les effets de ces dettes sont catastrophiques pour une partie croissante des secteurs populaires. Aux États-Unis, depuis 2006, quatorze millions de familles ont été dépossédées de leurs logements par les banques[12]. En Espagne, il s’agit de plus de 300 000 familles. Nous sommes confrontés une nouvelle fois dans l’histoire des pays du Nord à un phénomène massif de dépossession brutale. Aux États-Unis, la justice a dénombré pas moins de 500 000 cas de contrats immobiliers abusifs et frauduleux, le chiffre réel est bien plus élevé. En Espagne, la législation qui est utilisée par les banquiers pour expulser les familles de leurs logements date de l’époque du dictateur Franco. En Grèce, dans le cadre du troisième mémorandum accepté par le gouvernement Tsípras en 2015, les banques commencent à avoir les mains libres pour expulser les familles incapables de payer leurs dettes hypothécaires[13]. Aux États-Unis, en Espagne, en Irlande, en Islande, en Grèce…, un nouveau type de mouvement et de mobilisations est né afin de résister à cette politique d’expulsion/dépossession.

Dettes étudiantes illégitimes

Dans les pays anglo-saxons les plus industrialisés ainsi qu’au Japon, les politiques néolibérales appliquées dans le système d’éducation ont augmenté de manière dramatique le coût des études supérieures et ont restreint très fortement l’accès aux bourses d’étude. Le même phénomène est à l’œuvre à l’échelle planétaire.

Cela a obligé des dizaines de millions de jeunes des classes populaires à s’endetter dans des proportions dramatiques afin de pouvoir réaliser des études supérieures. Aux États-Unis, la dette étudiante dépasse 1 000 milliards de dollars (c’est plus du double de la dette externe totale –privée et publique- de l’Afrique subsaharienne en 2015[14]). Un seuil symbolique qui exprime la gravité de la situation. Deux étudiants sur trois sont endettés et doivent en moyenne 27000 dollars. En 2008, 80 % des étudiants qui terminaient un master en droit cumulaient une dette de 77000 dollars s’ils avaient fréquenté une université privée et de 50000 dollars s’il s’agissait d’un établissement public. L’endettement moyen des étudiants qui ont accompli une année de spécialisation de médecine atteignait 140 000 dollars. Une étudiante qui a réussi son master en droit déclarait à un quotidien italien : «Je pense que je n’arriverai pas à rembourser les dettes que j’ai contractées pour payer mes études, certains jours je pense que lorsque je mourrai, j’aurai encore les mensualités de la dette pour l’université à payer. Aujourd’hui, j’ai un plan de remboursement étalé sur 27 ans et demi, mais il est trop ambitieux, car le taux est variable et je parviens à grande peine à payer (…). La chose qui me préoccupe le plus est que je suis incapable d’épargner, et ma dette est toujours là et me hante»[15].

Au Japon, un étudiant sur deux est endetté. L’endettement moyen des étudiants atteint l’équivalent de 30 000 dollars. Au Canada, la tendance est la même[16]. Aller à l’université coûte de plus en plus cher alors que sur le marché du travail sinistré et saturé, il est de plus en plus difficile de trouver un emploi avec un salaire décent. Après leurs études, les jeunes endettés et leurs familles éprouvent de plus en plus de difficultés à rembourser les dettes. Pour la rembourser, ils sont souvent amenés à accepter des emplois très précaires et des conditions de travail dégradantes. Les banques font des profits juteux grâce à la dette étudiante. Comme sur la thématique des dettes hypothécaires illégitimes, de nouvelles formes de luttes et de nouveaux mouvements sont en train de naître pour combattre contre les dettes étudiantes illégitimes. C’est notamment le cas aux États-Unis avec le mouvement Strike Debt! On assiste à des tentatives de fédérer les différentes résistances sur le front de la dette: dettes étudiantes, dettes hypothécaires, dettes de consommation, dettes liées aux impôts, sans oublier la dette publique[17].

Le surendettement affecte et dégrade les conditions de vie d’un secteur grandissant des couches populaires dans tous les pays les plus industrialisés. En Belgique, le nombre de personnes en règlement collectif de dettes a plus que doublé entre 2007 et 2017.

Les femmes chefs de famille monoparentale sont partout durement touchées par le surendettement. Les souffrances liées aux humiliations auxquelles les personnes surendettées sont soumises grandissent. Les intrusions auxquelles se livrent les autorités dans la vie privée et au domicile des surendettés se multiplient et s’aggravent. Vu la précarisation du travail, le paiement de salaires de misère pour un temps partiel ou même pour un temps complet, de plus en plus de salariés et de salariées sont victimes du système dette.

La Fabrique de l’homme endetté

Au cours des dernières décennies, la politique de destruction des conquêtes sociales menées par les gouvernements successifs et la classe capitaliste vise notamment à s’attaquer aux contrats de travail stable et négocié collectivement. Les droits élémentaires des travailleurs et des allocataires sociaux sont présentés comme des privilèges et des obstacles à la compétitivité et à la flexibilité. Une campagne en faveur de l’auto-emploi est menée systématiquement en faisant miroiter la perspective de la liberté. De plus en plus de personnes sont poussées à s’endetter afin de s’auto-employer, de créer leur micro entreprise, de faire d’eux-mêmes une entreprise, d’exploiter eux-mêmes «leur capital humain». Comme le dit Maurizio Lazzaretto dans son livre La Fabrique de l’homme endetté, «Dans l’économie de la dette, devenir capital humain ou entrepreneur de soi, signifie assumer les coûts et les risques d’une entreprise flexible et financiarisée, coûts et risques qui ne sont pas seulement, loin s’en faut, ceux de l’innovation, mais aussi et surtout ceux de la précarité, de la pauvreté, du chômage, des services de santé défaillants, de la pénurie de logements, etc.»[18]. Grandis le nombre de personnes qui ayant tenté l’expérience de l’auto-emploi échouent dans le surendettement et perdent le peu qu’ils possédaient. Plus loin, Lazzarato écrit «Le processus stratégique du programme néolibéral en ce qui concerne l’État-providence consiste en une progressive transformation de «droits sociaux» en «dettes sociales» que les politiques néolibérales tendent à leur tour à transformer en dettes privées, parallèlement à la transformation des «ayants droit» en «débiteurs» auprès des caisses d’assurance chômage (pour les chômeurs) et auprès de l’État (pour les bénéficiaires des minima sociaux)»[19]. Alors que les politiques menées par les gouvernements néolibéraux mènent à l’appauvrissement des salariés (blocage ou réduction des salaires, précarisation…) et des autres détenteurs de droits sociaux (blocage ou réduction des retraites, réduction ou suppression des aides sociales, dégradation ou disparition de certains services publics, diminution ou suppression des allocations de chômage, réduction ou suppression des bourses d’études, etc.), «la finance prétend les enrichir par le crédit et l’actionnariat. Pas d’augmentation de salaire direct ou indirect (retraites), mais crédit à la consommation et incitation à la rente boursière (fonds de pension, assurance privée); pas de droit au logement, mais crédits immobiliers; pas de droits à la scolarisation, mais prêts pour payer les études; pas de mutualisation contre les risques (chômage, santé, retraite, etc.), mais investissement dans les assurances individuelles.»[20]

Parmi les réfugiés qui atteignent l’Europe en franchissant les pires obstacles, nombreux sont ceux qui se sont endettés pour pouvoir entreprendre le grand voyage vers une terre d’asile. Ils sont poussés à accepter les pires conditions de travail afin de rembourser leurs dettes sachant qu’une partie de leur famille qui est restée au pays est elle-même sous la pression des créanciers. Parmi les femmes immigrées qui sont amenées à devoir se prostituer, nombreuses le font pour rembourser une dette illégitime.

Depuis la crise qui a éclaté dans les pays les plus industrialisés en 2007, on assiste donc à un nouveau durcissement du «système dette» dans sa facette dette privée : dettes hypothécaires abusives, dettes étudiantes illégitimes, dettes de consommation aliénantes et appauvrissantes. Cela va de pair avec l’action des gouvernements qui utilisent l’augmentation de la dette publique qu’ils ont favorisée pour renforcer l’offensive contre les conquêtes sociales du 20e siècle.

Soutenir les initiatives qui prennent à bras le corps la lutte contre les dettes privées illégitimes

Comment veut-on que des gens humiliés, car surendettés, abusés par les banques, jetés en dehors de leur logement et qui, malgré cela, sont encore redevables d’une partie de la dette, puissent se mobiliser tous ensemble pour qu’on arrête de payer la dette publique de l’État ou pour des actions collectives sur les droits des travailleurs? S’ils ont été défaits dans leur lutte personnelle parce qu’il n’y avait pas un mouvement de résistance suffisamment fort pour empêcher les expulsions de logement, pour sortir d’autres formes de surendettement, ils risquent de ne pas trouver la force de continuer à se battre, ils risquent de considérer que la question de la dette publique illégitime ne les concerne pas, de même en ce qui concerne les combats collectifs pour les droits sociaux. Il faut soutenir les initiatives qui prennent à bras le corps la lutte contre les dettes privées illégitimes.

[1] K. Marx met en avant comme sources, souvent violentes, de l’accumulation primitive ayant permis au capitalisme de prendre le dessus sur d’autres modes de production: la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production, la suppression des biens communaux, le mouvement d’enclosure dans les campagnes, la dépossession des artisans de leurs outils de travail, la répression sanguinaire contre les expropriés (qui avaient tout perdu à cause de dettes qu’ils n’arrivaient pas à rembourser), la conquête coloniale et la mise en coupe réglée des continents accaparés par les puissances européennes, le commerce des esclaves, le système de la dette publique (voir Livre 1 du Capital, «L’Accumulation primitive», Paris, Gallimard, La Pléiade, pp. 1167 à 1240). Silvia Federici y ajoute la chasse aux sorcières, ce vaste mouvement sanglant de répression des femmes de la fin du 15e au milieu du 17e siècle. Ernest Mandel, dans l’étude «Accumulation primitive et industrialisation du tiers-monde» (in Victor Fay (éd.), En partant du «Capital», Paris, Anthropos, 1968, pp. 143–168) résume la position de Marx et souligne que l’«On pourrait même affirmer que Marx a sous-estimé l’importance du pillage du tiers-monde pour l’accumulation du capital industriel en Europe occidentale» (p. 149). Rosa Luxemburg en 1913, dans L’Accumulation du capital (Paris, Maspero, Vol. II, 1969) revient également sur le processus d’accumulation primitive et son prolongement à l’ère de l’impérialisme de la fin du 19e siècle. Voir également Harvey, David, Le Nouvel impérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010 ainsi que Jean Batou, «Accumulation par dépossession et luttes anticapitalistes : une perspective historique longue», Contretemps,9 février 2015.

[2] Standage, Scott, Born Losers: A History of Failure in America, Harvard University Press, 2005.

[3] Galenson, David (March 1984). « The Rise and Fall of Indentured Servitude in the Americas : An Economic Analysis ». The Journal of Economic History, 44 (1), pp. 1–26.

[4] https://www.sscnet.ucla.edu/southasia/Diaspora/freed.html

[5] Voir David Graeber, Dette : 5 000 ans d’histoire, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2013.p. 315. Voir aussi Peasant movements and tribal uprisings in the 18th and 19th centuries: Deccan Uprising (1875), History and general studies.

[6] Voir le texte de la loi Dekkhan Agriculturists’ Relief Act, 1879.

[7] Voir Éric Toussaint, « Au Sud comme au Nord, de la grande transformation des années 1980 à la crise actuelle », CADTM, 8 septembre 2009 (en espagnol,  en anglais, en portugais).

[8] L’emprisonnement pour dettes est d’ailleurs interdit par l’article 1er du protocole n°4 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, reconnaissant certains droits et libertés autres que ceux figurant déjà dans la Convention et dans le premier protocole additionnel à la Convention, tel qu’amendé par le protocole n° 11. Cf. : http://www.echr.coe.int/Documents/Conention_FRA.pdf

[9] Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Contrainte_judiciaire ; http://www.farapej.fr/Documents/Fiches/04.pdf

[10] Bulletin n° : B123 – Question et réponse écrite n°0599 – Législature : 50, Date de publication : 04/06/2002.

[11] Éric Toussaint, « 2007-2017 : Les causes d’une crise financière qui a déjà 10 ans », CADTM, 29 mars 2017,

[12] Éric Toussaint, « États-Unis : Les abus des banques dans le secteur immobilier et les expulsions illégales de logement », CADTM, 4 avril 2009.   Voir aussi Éric Toussaint, « Les banques et la nouvelle doctrine “Too Big to Jail” », CADTM, 9 mars 2014.

[13] Voir l’interview de Filippos Filippides « Les banques et l’État grecs essaient de prendre nos maisons tous les mercredis au tribunal de paix », CADTM, 15 décembre 2016. http://www.cadtm.org/Les-banques-et-l-Etat-grecs

[14] Voir sur le site de la Banque mondiale.

[15] La Repubblica, 4 août 2008 cité par Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Éd. Amsterdam, 2011, p. 28.

[16] Luttes & dettes étudiantes au Québec : « Tant qu’on n’aura pas renversé le capitalisme, on ne pourra pas sauver l’éducation » (Entretien avec Éric Martin, réalisé par Maud Bailly, 13 janvier 2017, CADTM) ; voir aussi Isabelle Ducas « L’endettement étudiant, un lourd fardeau », La presse.ca, 11 décembre 2013 ; voir le site officiel du gouvernement canadien : « Rembourser votre dette d’étudiant ».

[17] Voir Strike Debt! The Debt Resisters’ Operations Manual  et en particulier en ce qui concerne les dettes étudiantes.

[18] Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté, op. cit., p. 42.

[19] Ibid., p. 81.

[20] Ibid., p. 85.

Pour citer cet article

Éric Toussaint, « 5 000 ans de dette comme arme de dépossession : briser le cercle vicieux des dettes privées illégitimes (II) », Silomag, n°2, avril 2017. URL : https://silogora.org/5-000-ans-de-dette-2/

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