Billet du 24 avril 2025 de Philippe Blanchet, invité de Josiane Boutet
La notion d’intégration, et surtout d’intégration linguistique ou de « langue d’intégration » (autrement dit « d’apprentissage d’une langue pour s’intégrer »), est devenue d’un usage fréquent à propos des personnes dites immigrées. Elle apparait dans plus de 78 000 articles dans la presse francophone entre 1945 et 2020 (source : Europress). La fréquence de l’association de « français + langue + intégration + migrants », la plus élevée, atteste d’une grande intensité de la thématique autour de la langue française, notamment en France où a été officialisée depuis 2012 la notion, très critiquée de « Français Langue d’Intégration » (FLI).
C’est devenu l’un des éléments du contrat administratif conditionnant l’autorisation au séjour long des étrangers hors Union européenne (U.E.) sur le territoire (aucune exigence d’intégration en général ou linguistique en particulier n’est exigée des citoyens de l’U.E.). De façon similaire, l’apprentissage de la ou d’une langue officielle du pays comme « preuve d’intégration » pour obtenir l’autorisation de séjour ou l’accès à la citoyenneté a d’ailleurs été exigée par d’autres pays de l’U.E. ces dernières décennies. Cette association <communauté nationale> = <langue commune> voire <langue unique> circule comme si elle constituait une évidence absolue.
Mais que signifie vraiment «intégration»?
La notion d’intégration a été officialisée en France dans les années 1990 : création du Haut Conseil à l’Intégration [HCI] par décret en 1989 ; puis intitulé d’un ministère depuis 1991. Elle a été réaffirmée depuis les années 2000 par diverses lois. Dès 2003, la loi « relative à la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité » prévoit :
Art. 8: la délivrance d’une première carte de résident est subordonnée à l’intégration républicaine de l’étranger dans la société française, appréciée en particulier au regard de sa connaissance suffisante de la langue française et des principes qui régissent la République française.
Art. 21: la décision d’accorder la carte de résident est subordonnée à l’intégration républicaine de l’étranger dans la société française.
Elle est complétée par les lois de 2006 « relative à l’immigration et à l’intégration », de 2007 « relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile », puis « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » en 2024.
Dans les usages du terme et de la notion, on peut remarquer deux tendances. D’une part, une tendance distinctive avec la notion d’assimilation :
Au début des années 70 on assimilait. Or, la perception française de ce terme implique (…) la perte totale des caractéristiques sociales et ethniques qui rattachent un individu à sa culture d’origine : “le sujet ne se reconnaît plus comme adhérant à son ancien système culturel, ni comme affilié au groupe défini par ce système”. Ce terme définit, en fait, l’état où l’appartenance à la communauté nationale du pays d’accueil a totalement oblitéré les appartenances antérieures (Gaillard, 1997, 124).
Le glossaire « Les Mots de l’intégration » du HCI le confirme à l’entrée Intégration : « participation effective de l’ensemble des personnes appelées à vivre en France à la construction d’une société rassemblée dans le respect de principes partagés » ; relativement distinct de Assimilation : « Aboutissement supposé ou attendu d’un processus d’intégration de l’immigré tel que celui-ci n’offre plus de caractéristiques culturelles distinctes de celles qui sont censées être communes à la majorité des membres de la société d’accueils ». On note au passage que dans ce cas l’assimilation est un aboutissement au plus haut degré de l’intégration, alors que pour le Trésor de la Langue Française, c’est l’inverse : l’intégration est le plus haut degré d’assimilation. Dans les deux cas, la différence reste juste une affaire de degré. En gros, s’intégrer n’impliquerait pas, jusqu’à un certain degré, de renoncer à toutes ses caractéristiques préalables, linguistiques, culturelles, historiques, etc.
D’autre part, on observe une tendance à la synonymie complète (« ces termes furent bientôt interchangeables ») :
… le mot intégration en lui donnant, au fond, un sens assez proche de celui qu’on donnait de l’assimilation (…) L’adoption du mot n’est cependant pas fortuite. Elle correspond à une tendance lourde de la société française face aux étrangers et néo-Français (…) Une intégration qui ressemble comme une jumelle à l’assimilation d’avant-hier (Gaspard, 1992, 21-23).
En fait, c’est la connotation autoritaire et totale de l’assimilation qui a été contestée, dans un premier temps, par l’usage du mot intégration, puis masquée par ce terme quand il en est devenu synonyme. À partir des années 2000, la montée du nationalisme français a d’ailleurs conduit au retour de l’usage explicite et affirmé du terme assimilation, notamment dans les discours marqués à droite et à l’extrême-droite, pour éviter les usages où, éventuellement, l’intégration (assimilation partielle) ne serait pas une assimilation totale (thème de campagne du candidat d’extrême-droite à la présidentielle Éric Zemmour en 2022, entre autres).
S’intégrer par la langue ou exclure au prétexte de la langue ?
De nombreux travaux de chercheurs et chercheuses le montrent en effet : la langue française n’est pas une condition préalable à l’intégration, même si elle peut, bien entendu, faciliter la participation à la société française. On s’intègre surtout par la sociabilité et le travail, pas forcément en français (le Code du travail protège d’ailleurs les travailleurs non francophones). C’est cela qui rend nécessaire, stimule et permet l’apprentissage du français en plus des langues déjà apprises, et pas à leur place.
Pourtant, depuis 2012, les exigences linguistiques pour autoriser le séjour en France d’étrangers non U.E. et pour l’accès à la nationalité sont régulièrement augmentées. Depuis 2024, la loi interdit de renouveler plus de trois fois un titre de séjour d’un an, imposant le passage à la carte de séjour pluriannuelle. Or, toute personne adulte souhaitant continuer à vivre en France au-delà de quatre ans doit attester avoir atteint un niveau « A2 » à l’oral et à l’écrit, sous peine de ne plus avoir droit au séjour légal. D’après l’étude d’impact du Sénat au moment du vote de la loi immigration, cette nouvelle mesure empêche 15 à 20 000 personnes d’obtenir une carte de séjour pluriannuelle – et donc, à terme, de rester légalement en France.
On le voit, le renforcement des exigences linguistiques est utilisé sciemment comme une machine à fabriquer de la précarité, de l’illégalité et des Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF).
Et ceci d’autant plus que depuis 2025, seules les personnes ne sachant pas lire et écrire et ayant un niveau grand débutant à l’oral continueront à bénéficier d’une formation en présentiel. Pour les autres, c’est-à-dire la grande majorité des personnes concernées par l’obligation de formation linguistique, ils et elles devront apprendre 100% en ligne, sur une plateforme, sans aucun accompagnement par des formateurs ou formatrices. Afin d’ « intégrer » ces nouveaux arrivants, on leur impose un isolement, ce qui est d’autant plus contradictoire s’agissant d’un moyen de communication, la langue, qu’ils et elles auront d’autant plus de mal à s’approprier, et ainsi de suite…
On a découvert récemment que, s’appuyant sur la loi de 2024 et une circulaire du ministre de l’intérieur du 23 janvier 2025, une préfecture s’autorisait à faire passer des tests de Français écrits pour « évaluer l’assimilation » avant de procéder à l’examen d’une demande de régularisation. Cette procédure est abusive à la fois sur le plan règlementaire et sur le plan linguistique puisqu’elle fait un obstacle de l’incapacité à lire et écrire en français (et pas seulement à le comprendre et le parler), obstacle d’autant plus rude que l’orthographe du français est d’une rare complication.
Sous un prétexte d’intégration peut ainsi se cacher une volonté d’exclusion.