Charlotte Recoquillon
Chercheuse à l’Institut français de géopolitique, université de Saint-Denis, Paris 8
Dans Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noire américaine (Agone / Contre-feux, 2018, 405 p.), Keeanga-Yamahtta Taylor analyse les conditions d’émergence du plus grand mouvement social antiraciste depuis le mouvement des droits civiques des années 1960. Ressource historique précieuse, cet ouvrage permet de comprendre l’extrême imbrication du racisme, du capitalisme et de la domination de classe dans la société américaine. Il invite à dépasser les obstacles à la construction de solidarités et d’alliances entre exploités.
Depuis 2014, les États-Unis sont secoués par le plus grand mouvement social antiraciste depuis le mouvement pour les Droits civiques des années 1960. C’est le meurtre de Michael Brown par un policier blanc au mois d’août 2014 qui constitua le « point de rupture » (p. 261). Dans Black Lives Matter, le renouveau de la révolte noire américaine, Keeanga-Yamahtta Taylor – enseignante au département d’études africaines-américaines à Princeton et militante antiraciste, féministe et anticapitaliste – analyse avec clarté et précision, les conditions de l’émergence de cette révolte et sa transformation en mouvement.
Les dénis du rêve américain
Le premier chapitre, « Une culture raciste », s’ouvre sur un discours de Martin Luther King et confronte le mythe de l’exception américaine à la réalité des conditions des noirs. Taylor postule que le rêve américain repose, en fait, « sur l’effacement de trois éléments centraux de l’histoire américaine : le génocide, l’esclavage et l’exploitation massive des travailleurs immigrés » (p. 59). L’autrice insiste sur l’importance des discours non seulement dans les représentations racistes, mais aussi dans l’efficience des mouvements de protestation et la possibilité de solidarité entre groupes opprimés, condition qu’elle juge nécessaire à toute transformation profonde (cf. chapitre 7).
Le deuxième chapitre analyse les effets délétères de la transition « des droits civiques à l’indifférence à la race ». La réussite du mouvement des années 1960, en décourageant les manifestations ouvertes de racisme, a donné naissance à un « langage codé », présumé indifférent à la race (utilisation de sous-entendus et de mythes) et servant à démanteler les politiques sociales de l’État Providence. La stratégie de Nixon, en se concentrant sur la délinquance, permet d’être en apparence neutre sur le plan racial, quand, dans les faits, les Noirs restent les premières victimes d’une politique d’incarcération de masse balbutiante.
Le troisième chapitre s’ouvre sur une illustration contemporaine effroyable de cette politique de surveillance et de contrôle policier. En avril 2015, soit huit mois après la révolte de Ferguson, Baltimore s’embrase suite à la mort de Freddie Gray. Mais, contrairement à Ferguson et de nombreuses autres villes, Baltimore est une ville dont les élites dirigeantes sont majoritairement noires. Taylor montre comment, progressivement, les élu.e.s, de moins en moins radicaux, ont été cooptés par un système lié aux intérêts privés et à ceux des élites dirigeantes. Obama est le plus connu de cette nouvelle génération d’élus.
Un système de « justice à deux vitesses »
Avant de revenir plus longuement à Obama dans le cinquième chapitre, Taylor examine le système de « justice à deux vitesses ». Les violences policières à l’encontre des Afro-Américains ont toujours été « le symbole de leur citoyenneté de second rang ». Le mythe de la criminalité noire (voir les travaux de Khalil Gibran Muhammad notamment) est si puissant qu’il permet de justifier les préjugés, les discriminations, les mauvais traitements et les inégalités elles-mêmes.
Taylor évoque également les évolutions des politiques de maintien de l’ordre après-guerre, dans le contexte des révoltes noires et de la criminalisation du Black Power, durement réprimé. Ainsi, la guerre contre la drogue de Nixon et Reagan, l’extension du système pénal à la protection sociale de Clinton et la guerre contre la terreur de Bush ont pour effet d’accroître la surveillance des classes populaires et leur incarcération massive. « Rien de surprenant donc, conclut Taylor, à ce que la police reste la première cible des mouvements sociaux noirs » (p. 229).
Dans « Barack Obama : la fin d’une illusion », Keeanga-Yamahtta Taylor montre que le premier président noir s’est largement illustré par sa réticence à intervenir sur la question des discriminations raciales. Après un discours important en tant que candidat en 2008, il faudra attendre 2012 et le meurtre de Trayvon Martin pour que le président Obama s’exprime de nouveau ouvertement sur la question raciale. Ce tournant s’opère dans le contexte d’un mouvement social parallèle, « Occupy Wall Street ». La mise en lien de ces événements historiques contemporains est originale, mais Taylor la justifie : « les débats publics autour des inégalités économiques ont discrédité l’obstination des démocrates et des républicains à faire passer la pauvreté des noirs pour un phénomène culturel » (p. 250). De plus, la violence des expulsions des campements a également montré que la question de l’État policier se posait au-delà de la population noire. En 2012 et 2013, les tensions s’accumulent autour des crimes policiers qui, les uns après les autres, restent impunis tandis que la frustration augmente face aux réponses molles de la Maison-Blanche. L’acquittement de George Zimmerman donne naissance au hashtag « #BlackLivesMatter ».
Les solidarités dans les luttes des différents groupes dominés
Dans les deux derniers chapitres, Keeanga-Yamahtta Taylor examine précisément l’émergence de ce mouvement. La population de Ferguson, rejointe par des militants de tout le pays, protesta pendant plus de trois mois pour réclamer l’inculpation de Darren Wilson, le policier ayant tué Michael Brown. Lorsque le grand jury décide de ne pas l’inculper, les manifestations deviennent nationales. L’intérêt de ce chapitre, en plus des détails historiques qu’il relate, est d’analyser le clivage générationnel entre les militants de la « jeune garde » et de la « vieille garde ». Taylor montre en quoi l’analyse intersectionnelle et systémique de la nouvelle génération marque une rupture avec celle des leaders des droits civiques. L’originalité du mouvement tient aussi à son leadership féminin, son organisation décentralisée et horizontale, ce qui, comme le souligne Taylor, constitue également une difficulté à surmonter dans l’objectif de pérenniser le mouvement. Taylor ne clarifie pas de façon détaillée leurs revendications « restées peu audibles faute d’organisation indépendante représentant le mouvement » (p. 308). En revanche, elle discute de façon très intéressante la nécessité de faire coexister les revendications pragmatiques et atteignables à court terme, avec l’objectif de transformation globale de la société. Avec pédagogie, Taylor postule que « c’est en le faisant qu’on apprend à lutter et à s’organiser » et que les « personnes qui participent au mouvement se forment politiquement, acquièrent de l’expérience, de l’expertise, et s’initient au rôle de leaders » (p. 309).
La question des solidarités dans les luttes des différents groupes dominés a conduit à suggérer, au sujet de Black Lives Matter, qu’il « serait dommage de présenter l’oppression des Noirs et le racisme anti-noir comme des phénomènes tellement spécifiques qu’ils deviennent inaccessibles à la compréhension et, potentiellement, à la solidarité d’autres groupes opprimés » (p. 318). « Dès lors que le mouvement reprend à son compte des divisions encouragées par l’État, c’est l’ensemble des luttes antiracistes qui s’en trouvent affaiblies » (p. 320), poursuit-elle.
« Le racisme reste le principal obstacle au développement d’une conscience de classe aux États-Unis »
Enfin, le septième et dernier chapitre, « De Black Lives Matter à la libération noire », discute la place de la question raciale dans la gauche radicale américaine. Ainsi, « le racisme reste le principal obstacle au développement d’une conscience de classe aux États-Unis et si on ne s’y attaque pas, il n’y a aucun espoir de transformer radicalement ce pays », écrit-elle (p. 340-341). Dans un développement sur « l’économie politique du racisme », elle montre également comment le concept de race blanche sert à masquer les disparités entre blancs et constitue un obstacle dans la construction de solidarités et d’alliances entre exploités. Enfin, utile à la lecture d’autres mouvements dans d’autres contextes et à d’autres échelles, notamment en France, Taylor revient sur le concept –réducteur selon elle– d’ « allié » dans les luttes. « Les concepts de solidarité et d’unité sont réduits au fait que quelqu’un choisisse ou non d’être un “allié”. (…) cela passe à côté du lien objectif entre les prolétaires blancs et noirs » (p. 362).
En conclusion, on comprend au travers du récit de Keeanga-Yamahtta Taylor l’extrême imbrication du racisme, du capitalisme et de la domination de classe dans la société américaine et que « les forces de l’ordre exercent leur autorité au sein d’un ordre social fondamentalement vicié » (p. 366). La prise de conscience des violences policières suscitée par Black Lives Matter est une première étape avant une « alliance avec les forces sociales capables de bloquer certains secteurs du travail ou de la production, jusqu’à satisfaction de nos revendications d’arrêt du terrorisme policier » conclut Taylor (p. 366).
L’ouvrage de Keeanga-Yamahtta Taylor est une ressource historique précieuse. Mais il est aussi une invitation bienvenue et d’autant plus nécessaire dans l’Amérique de Trump à la construction d’alliances entre des luttes diverses, mais profondément connectées.