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Le parcours de Christa Wolf (1929-2011)

Le parcours de Christa Wolf (1929-2011)Temps de lecture : 17 minutes

Dix ans après la mort de la célèbre écrivaine allemande, le 1er décembre 2011, son œuvre est toujours présente en Allemagne, comme en témoignent la récente publication en trois volumes de l’ensemble de ses essais et discours (de 1961 à 2010) aux éditions Suhrkamp, la réédition augmentée de sa correspondance avec Franz Fühmann ou encore le ballet de James Sutherland récemment présenté à Kaiserslautern, centré sur le personnage de Cassandre et articulé sur des extraits de cette œuvre de Christa Wolf. Alain Lance évoque ici le parcours de l’écrivaine ainsi que l’écho de son œuvre en France.

« Comment sommes-nous devenus ce que nous sommes aujourd’hui ? L’une des réponses serait : une liste de livres. »

                                                                                                          Christa Wolf

 

En 1986, je dirigeais alors l’institut français de Francfort sur le Main, cité des banques mais aussi des livres, j’entendis un diplomate de mon pays interroger le responsable du domaine étranger d’une des plus célèbres maisons d’édition parisiennes : « Et Christa Wolf ? ». Son interlocuteur lui répondit : « Assurément l’un des plus grands écrivains contemporains de langue allemande. Mais elle ne sera jamais un best-seller en France. » « Tiens ! Et pourquoi donc ?», s’étonna notre diplomate. Et l’autre de répliquer : « Vous savez, lorsque nos compatriotes s’imaginent aimer la littérature allemande, ils préfèrent en fait les auteurs autrichiens. »

Cette anecdote me semble refléter en partie la situation de l’œuvre de Christa Wolf en France, qui, bien qu’admirée par un public fidèle et fervent, est loin d’avoir conquis chez nous un lectorat aussi vaste qu’en Allemagne. Je dois toutefois ajouter que l’auteur de cette boutade me fit part, quelques années plus tard, de son vif regret de ne pas avoir publié Christa Wolf dans sa prestigieuse maison !

Je tenterai donc de vous proposer une approche de sa vie et de son œuvre, ainsi que de l’accueil de ses livres en France.

 

Naissance et reconnaissance d’une écrivaine

 

Christa Ihlenfeld est née le 18 mars 1929 en Prusse à Landsberg sur la Warthe (aujourd’hui Gorzow Wielkopolski). Ses parents y tenaient un commerce d’alimentation. Elle fréquente le lycée de la ville de 1939 à 1945. En janvier 1945, la famille fuit devant l’avancée de l’Armée rouge. Lors de la capitulation du Troisième Reich, elle se trouve dans le Mecklembourg, situé dans la zone d’occupation soviétique qui donnera naissance, à l’automne 1949, à la République démocratique allemande. Les études secondaires de la jeune fille sont interrompues par un séjour en sanatorium, en raison d’une primo-infection des poumons. Cette période est évoquée dans le livre Trame d’enfance et particulièrement dans le bref récit August, paru après la mort de Christa Wolf. Elle passe son bac en 1949 et adhère la même année au SED, le parti de l’unité socialiste, parti dirigeant en Allemagne de l’Est.

De 1949 à 1953 elle étudie la littérature allemande à Iéna puis à Leipzig. Elle rédige son diplôme de fin d’études sous la direction de Hans Mayer. Le sujet : « Problème du réalisme dans l’œuvre de Hans Fallada. » Elle épouse en 1951 Gerhard Wolf. Ils auront deux filles.

Le couple vient à Berlin en 1953. De 1953 à 1955 elle travaille à l’Union des écrivains avant d’avoir des fonctions éditoriales et de lectrice aux éditions Neues Leben puis au Mitteldeutscher Verlag. De 1959 à 1962, la famille s’installe à Halle. Pendant un an, de 1960 à 1961, Christa Wolf effectue un séjour d’études dans l’usine de wagons d’Ammendorf, où elle anime également un atelier d’écriture avec des ouvriers de l’usine.

En 1961 paraît le premier récit de Christa Wolf, Moskauer Novelle. La famille quitte Halle et s’installe à Kleinmachnow, non loin de Potsdam, dans la grande banlieue de Berlin. Le mari de Christa, Gerhard, anime pendant quelques années des émissions littéraires à la radio avant de se consacrer à une activité d’éditeur intellectuel et d’essayiste, notamment dans le domaine de la poésie et des arts plastiques.

En 1963 paraît le second livre de Christa Wolf, Der geteilte Himmel. Le personnage central de ce roman est une jeune femme qui travaille dans une usine où l’on fabrique des wagons. Son amant, un ingénieur, finira par quitter la RDA pour vivre à Berlin-Ouest, au début de l’été 1961, quelques semaines avant la construction du Mur. Le livre connaît un succès considérable. En l’espace de quelques mois, le tirage total en RDA atteint 160.000 exemplaires. Le livre paraît également en République fédérale et en Autriche. Il sera traduit dans 19 langues. Un an plus tard, Konrad Wolf, un des grands cinéastes est-allemands, en réalise une adaptation filmée. Christa Wolf abandonne ses activités de lectrice dans une maison d’édition pour se consacrer à son œuvre. La première traduction française, (sous le titre Le Ciel partagé) paraît en 1964, aux Éditeurs français réunis.

Des décennies plus tard, lorsque dans un entretien pour le Magazine littéraire, en 2001, Lionel Richard demande à Christa Wolf si, en écrivant ce livre, elle avait voulu consciemment bouleverser les dogmes littéraires qui régnaient en RDA. Elle répond : « Non, et j’ai été surprise par les critiques portées en RDA sur ce premier roman. Pour le contenu, on m’a tenu rigueur, en gros, de ne pas avoir donné clairement à comprendre la nature de la division allemande. Et en ce qui concerne la forme, on me reprochait un livre trop ardu pour des « lecteurs normaux ». Entrer dans un récit non linéaire était paraît-il, excessivement compliqué pour eux. »

Ce roman était depuis longtemps épuisé en France. Pour sa réédition en 2011 aux éditions Stock sous le titre Le Ciel divisé, Renate et moi avons établi une traduction revue et corrigée.

De 1963 à 1967, Christa Wolf est candidate au Comité Central du SED. De 1959 à 1962, elle est approchée par des officiers de la Stasi, qui lui demandent quelques rapports écrits concernant la situation à l’intérieur de l’Union des écrivains. Les appréciations qu’elle leur donne, et où elle ne dénonce personne, sont sans doute de peu d’intérêt puisque la Stasi interrompt le contact. Et quelques années plus tard, c’est en revanche Christa et son mari qui feront l’objet d’une surveillance d’informateurs de la Stasi, jusqu’à l’automne 89.

En 1965, lors de la onzième session du Comité central du parti SED, marquée par un net durcissement des dirigeants en matière culturelle, Christa Wolf est la seule à prendre la parole pour défendre les écrivains et cinéastes mis en cause.

Elle écrit alors Nachdenken über Christa T. (Christa T) à partir du journal intime, des lettres, des manuscrits de son amie Christa Talbert-Gebauer, morte de leucémie en 1963 à l’âge de 36 ans. Lorsqu’elle achève l’écriture de ce livre, elle note dans son journal, à la date du premier mars 1967 : « Christa T. est achevé. Pourquoi écrit-on ? Un désir violent de tout renverser, une fois de plus. Ce livre ne sera pas publié. Et cela m’affectera, une fois de plus. » Elle remet le manuscrit à l’éditeur au printemps 67. L’autorisation de publier n’est pas accordée. Elle retravaille le texte et le donne à nouveau en janvier 68. En avril, l’autorisation d’imprimer est donnée. Un tirage de 15.000 exemplaires est prévu. Mais, en décembre 68, la fabrication est interrompue. En mai 69, au cours du VIème congrès de l’Union des écrivains, le livre est vivement critiqué. On lui reproche son « intériorité » excessive et son « subjectivisme ». Il faudra attendre 1972 pour qu’un nouveau tirage soit effectué. Mais le livre connaîtra un grand succès, tant en RDA qu’en République fédérale. Il est traduit en 15 langues ; il paraît en France en 1972 aux éditions du Seuil, traduit par Marie-Simone Rollin.

À la fin de l’été 1971, Christa et Gerhard Wolf effectuent un premier séjour à Paris, pour rencontrer la traductrice. C’est à cette occasion que je fis leur connaissance.

Même si le choix de publier Nachdenken über Christa T. (le titre français est donc Christa T.) fut sans doute motivé par la valeur de ce livre, on peut toutefois imaginer que les difficultés et les critiques qui accompagnèrent sa parution en RDA ont éveillé l’intérêt de l’éditeur français. Un parfum de dissidence s’ajoutait aux qualités intrinsèques du récit. La critique littéraire française privilégie cet aspect.  Mais Nicole Casanova ne s’en tient pas à ces considérations politiques et souligne tout l’intérêt littéraire de ce livre : « un chef-d’œuvre aux attraits multiples, une aventure pathétique de l’intelligence (…) un roman concret et vivant comme un arbre. » Dans La Quinzaine littéraire, un des meilleurs critiques littéraires de l’époque, Claude Bonnefoy, rend compte de Christa T., dont il a visiblement apprécié la lecture, évoquant « un récit tout en touches subtiles, en reprises, en remises en question ».

En 1976, la famille Wolf quitte Kleinmachnow pour s’installer à Berlin, dans la Friedrichstrasse, non loin du Berliner Ensemble. C’est le moment où paraît Kindheitsmuster (Trame d’enfance).

Ce livre est le produit d’une longue maturation. Une première ébauche est esquissée en 1969, autour de la date du 8 mai 1945. Recherche d’une structure, d’une écriture appropriée. À la fin de l’hiver 1971, en quatre semaines, Christa Wolf écrit un récit d’une centaine de pages, qui ne paraîtra qu’après sa mort, Die Flucht. Nachruf auf Lebende. En juillet 1971, Christa Wolf effectue pour la première fois un voyage dans sa ville natale, devenue polonaise. Elle écrit des centaines de pages de versions différentes[1].

Kindheitsmuster évoque un voyage dans l’espace (la première fois où Christa Wolf revient dans sa ville natale) et dans le temps (retour sur les années où, enfant puis adolescente, elle partageait l’aveuglement de la majeure partie de ses compatriotes sur la nature du régime nazi). Lorsque le livre est enfin achevé, il est publié en décembre 76. Le premier tirage, de 60.000 exemplaires, est épuisé dès la fin février 1977 ! En France, il paraîtra dix ans plus tard, en 1987, traduit par Ghislain Riccardi, aux éditions Alinéa, et repris depuis chez Stock. Dans Le Figaro, Michel Nuridsany évoque « ce livre aigu, terriblement intelligent, écrit au scalpel et qui, constamment, se met en danger, un assemblage extraordinairement libre et savant de fragments qui, réunis ou volontairement désunis, forment la trame d’une vie dans sa complexité. Un grand livre. »

Christa Wolf avait écrit ce livre dans une période de relative ouverture politique et culturelle en RDA, qui prit fin de manière abrupte avec « l’affaire Biermann », lorsque les autorités profitent d’un concert donné en RFA par ce chanteur critique pour le déchoir de sa nationalité, ce qui lui interdit de revenir à Berlin-Est. Une douzaine d’écrivains de renom, parmi lesquels Stephan Hermlin, Christa Wolf, Volker Braun, Heiner Müller, Sarah Kirsch, Günter Kunert et Franz Fühmann protestent publiquement – mais en vain – contre cette mesure.

Pendant dix ans, Christa Wolf renonce à aborder des sujets contemporains dans ses livres.

En 1979 elle publie Kein Ort. Nirgends, (notre traduction, Aucun lieu. Nulle part, parue aux éditions P.O.L en 1981, elle a été rééditée chez Stock). Ce récit, qui a pour cadre une journée au bord du Rhin dans les premières années du 19ème siècle, décrit une rencontre imaginaire entre Heinrich von Kleist et la poète Caroline von Günderrode. « J’ai écrit Aucun lieu. Nulle part, déclarera Christa Wolf, à un moment où j’avais besoin de comprendre l’inadéquation de l’artiste et de la société. J’avais la sensation de vivre le dos au mur, et de ne pouvoir bouger, ni dans un sens ni dans l’autre. »

En apprenant que les éditions P.O.L nous avaient confié, à Renate et à moi, la traduction de ce récit, Christa Wolf s’est certes réjouie, tout en s’interrogeant dans une lettre adressée à nous : « was sollen die Franzosen mit zwei so urdeutschen Dichtern anfangen ? » (que vont faire les Français de ces deux écrivains si profondément allemands ? ). Crainte non justifiée. En effet, le livre reçut un très bon accueil de la presse française.

En octobre 1979, elle est élue membre de l’Académie de langue et littérature allemande de Darmstadt. Elle concluait ainsi son discours de remerciement lors de la réception à l’Académie : « Je me suis demandée ce qui avait pu vous inciter à m’élire comme membre de cette académie. Si je pars du fait qu’un certain type de pensée délirante qui prend les apparences de la logique, qu’une manière répandue de penser en fausses alternatives sont devenus de très graves dangers à notre époque ; si ce que je pense est exact, c’est-à-dire que ces dangers sont – en partie au moins – alimentés par l’ignorance réciproque de l’autre, par la peur de l’étranger, alors ma tâche est bien – dans des proportions sans doute modestes- de transmettre des connaissances sur la littérature qui est née et qui naît en ce moment en RDA, des connaissances aussi sur les circonstances de sa naissance et sur les conditions dans lesquelles nous vivons et travaillons, mes confrères et moi. Je vous remercie donc pour cette élection et pour votre attention. »

En 1982 la romancière est invitée par l’université de Francfort sur le Main à prononcer les cinq leçons de poétique en grande partie inspirées par un voyage en Grèce et par le personnage de Cassandre. En 1983 paraît Kassandra, qui rencontre un énorme succès dans les deux Allemagnes. C’est la grande époque du mouvement pacifiste et féministe en Allemagne. En revanche on semble avoir moins perçu alors dans cette œuvre l’annonce de la fin de la RDA, qui interviendra six ans plus tard.

Dans un discours prononcé en mai 1997 à Turin, quand elle fut  nommée docteur honoris causa de l’université de cette ville, Christa Wolf donnait cet éclairage sur la naissance de ce livre : « La question que je me suis posée en commençant à m’intéresser au thème de Cassandre – c’était au début des années 1980, des deux côtés de la frontière allemande on installait des fusées à moyenne portée, une guerre atomique en Europe centrale était stratégiquement programmée (…) la question donc était la suivante : quand et comment cette tendance à l’autodestruction est-elle apparue dans la pensée et dans l’action occidentales ? ».

Kassandra paraît presque simultanément à l’Est, chez Aufbau, et à l’Ouest, chez Luchterhand. Dans l’édition est-allemande, une page avait été censurée. Mais comme Christa Wolf avait exigé que les coupures fussent manifestes dans l’édition est-allemande, les lecteurs de la RDA surent assez vite se procurer à l’Ouest les passages en question.

C’est en mars 1985 que parut notre traduction : Cassandre. L’œuvre était au programme de l’agrégation d’allemand. Avec son mari Gerhard, Christa Wolf vient en France au printemps 85. Elle intervient devant les étudiants à Aix-en-Provence et à Paris, au Centre Culturel de la RDA.

Cassandre est saluée par la critique française :

« Un livre éblouissant d’intelligence » Philippe Boyer (Le matin), « Magnifique, inoubliable Cassandre » Claude Glayman (La Quinzaine littéraire), « Si l’on devait lire qu’un seul livre cette année, je dis sans hésiter que c’est Cassandre qu’il faudrait lire » Jean Guégan (L’Alphée). Une réédition parut dès 1987. La version française de Cassandre fera l’objet d’une adaptation théâtrale à Colmar en 1989 par Michèle Foucher. Mais, surtout, ce récit inspirera au compositeur suisse Michael Jarrell un magnifique « monodrame musical » ou « Sprechoper », dont la première eut lieu en février 1994 au Châtelet. C’est Peter Konwitschny qui réalisa la mise en scène, la partition fut interprétée par l’Ensemble Inter-Contemporain et le texte, dans notre version française, fut dit par la comédienne Marthe Keller. L’œuvre fut reprise plusieurs fois au cours des années suivantes : à Paris aux Ateliers Berthier en 2006, dans une mise en scène de Georges Lavaudant, avec l’actrice Astrid Bas puis en 2011 à la Cité de la Musique de Paris, avec Fanny Ardant.

 

Présence de Christa Wolf

 

Avec son récit Störfall, Nachrichten eines Tages (Incident.Nouvelles d’un jour) 1987, dont l’écriture fut déclenchée par la catastrophe de Tchernobyl, Christa Wolf revient à un thème contemporain. Où l’on retrouve cette « poétique du quotidien » qu’elle revendique dans sa démarche créatrice, avec « l’authenticité subjective ».

De l’automne 1985 à la fin de l’année 1994, j’ai vécu en Allemagne, directeur d’instituts français à Francfort d’abord, puis à Sarrebruck. J’étais moins disponible pour la traduction, Renate non plus, qui préparait sa thèse sur Aragon. Aussi ai-je demandé à d’autres traductrices et traducteurs de poursuivre le travail pour les éditions Alinéa : Yasmine Hoffmann, Maryvonne Litaize, Marie-Ange-Roy, Ghislain Riccardi et Lucien Haag. En 1989 paraît Sommerstück (Scènes d’été). Mais depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, Renate et moi avons repris la traduction des œuvres de Christa Wolf.

Christa Wolf prend une part active à la révolution pacifique de l’automne 1989, comme en témoigne notamment son discours du 4 novembre devant l’immense foule rassemblée sur l’Alexanderplatz à Berlin-Est. Elle participe à un groupe de travail sur un projet de constitution pour une Allemagne unifiée. Et durant le premier semestre de l’année 1990, elle fait partie d’une commission enquêtant sur la répression policière en octobre 89.

Au printemps 1990 elle publie Was bleibt. (Ce qui reste). Dans ce récit, écrit en 1977, mais demeuré inédit, elle évoque une journée pendant laquelle elle fait l’objet d’une surveillance manifeste par la Stasi. La parution de ce texte déclenche une polémique. Dans plusieurs grands organes de presse de RFA, on lui reproche de ne pas avoir publié plus tôt ce livre. Certes, Christa Wolf aurait pu alors le faire paraître à l’Ouest, mais cela eût alors signifié une rupture, voire son départ d’un pays où elle voulait continuer à témoigner et intervenir en faveur de jeunes écrivains victimes de la censure ou de la répression.  Lorsque Le Monde rendit compte, le 3 août 1990, de la polémique en cours en Allemagne, l’écrivain Baptiste Marrey adressa le 8 septembre une lettre à la rédaction littéraire du journal où il écrit notamment « Ainsi n’importe qui peut-il accuser un des plus grands écrivains de cette fin de siècle. (…) J’ai lu presque tout Christa Wolf (en français). L’admirable Aucun lieu. Nulle part ou la si complexe, si multiple, si profonde Cassandre. Qu’a-t-on écrit de plus vrai, de plus grand depuis vingt ans, sur la femme dans les mythes et la société ? ».

Au mois de septembre 1990, l’écrivaine est invitée par le département de Seine-Saint-Denis à une rencontre avec le public, animée par Claude Prévost, à la bibliothèque municipale de Pantin. On note la présence de nombreux écrivains français, venus apporter leur soutien à Christa Wolf : Jean Ristat, Didier Daeninckx, Michel Chaillou, Florence Delay, François Bon, Danièle Sallenave, d’autres encore.

Le lendemain, au Ministère de la Culture, Jack Lang remet à Christa Wolf la décoration d’Officier des Arts et Lettres.

Une autre polémique va douloureusement affecter Christa Wolf au début de l’année 1993, alors qu’elle effectue un séjour de plusieurs mois à Los Angeles, invitée par la Fondation Getty. L’accès aux archives de la Stasi révèle en effet la brève période, au début des années soixante, durant laquelle Christa Wolf eut ces contacts que nous avons évoqués précédemment. Nouvelle campagne dans certains journaux allemands. Après ces révélations, le parti CSU alla même, sans succès du reste, jusqu’à demander que la ville de Munich annule la distinction qu’avait reçue Christa Wolf en 1987 : le prix des frère et sœur Scholl pour le récit Incident. Mais la polémique s’éteignit rapidement après la décision de Christa Wolf de permettre à tous de se faire une idée de la réalité des choses en publiant, en juin 1993, le livre Akteneinsicht. Christa Wolf Zerrspiegel und Dialog, aux éditions Luchterhand, contenant les fameux « rapports ».

Très marquée par cet épisode, Christa Wolf s’intéresse alors à une autre figure de la mythologie grecque : Médée. Elle réfléchit à ce besoin récurrent d’un bouc émissaire. Medea, Stimmen paraît en 1996. Lors de la parution de notre traduction chez Fayard l’année suivante, Michèle Gazier écrivait dans Télérama : « Réduire ce beau livre à une seule lecture militante féministe serait pourtant une trahison. Les plus grands textes n’affirment pas, ils interrogent. Ce livre dont la merveilleuse traduction française nous permet de saisir la poésie, la finesse, la force et le petit quelque chose en plus qui n’appartient qu’aux chefs-d’œuvre. »

Et lorsque Günter Grass reçoit en 1999 le Prix Nobel de littérature, il déclare qu’il eût été plus juste de décerner ce prix à deux écrivains allemands, issus des deux Allemagnes, et il précise sa pensée en nommant Christa Wolf.

Lorsqu’au printemps 2003 les éditions Fayard publient Le Corps même, notre traduction de Leibhaftig, paru l’année précédente, le livre est bien accueilli par la critique, notamment Christine Lecerf dans La Quinzaine littéraire, Claire Devarrieux dans Libération, Pierre Deshusses dans Le Monde, Tiphaine Samoyault dans les Inrockuptibles.

En mai 2003, à l’occasion de la parution du livre Le Corps même, Christa Wolf vient pour la dernière fois en France. Elle intervient à la BNF et à la Maison Heinrich Heine devant plusieurs centaines de personnes. Un jour dans l’année, notre traduction de Ein Tag im Jahr paraît en 2006. Christophe Kantcheff, dans l’hebdomadaire Politis, conclut ainsi son compte-rendu du livre : « Exilé aux États-Unis pendant la guerre, Thomas Mann disait : ‘‘l’Allemagne est là où je suis.’’ Où est Christa Wolf, là est l’humanité. »

Stadt der Engel (2009) est le dernier livre qu’elle publia de son vivant. Notre traduction, Ville des anges, parue au Seuil en 2012. Christa Wolf meurt le 1er décembre 2011. Elle est enterrée au cimetière berlinois de Dorotheenstadt, où se trouvent les tombes de Hegel, Fichte, Anna Seghers, Brecht, Heinrich Mann, Heiner Müller et de nombreux autres écrivains et artistes. Le poète Volker Braun prononça son éloge funèbre, dont je cite ce passage : « Elle est allée jusqu’à la frontière où l’on va à la rencontre de soi-même, comme d’un étranger. Elle a osé cette démarche. Accepte ton destin. Laisse tout sans regret. Dans quel champ de tension s’est-elle trouvée ! Dans le pays coupé en deux, dans l’humanité déchirée, entre l’action et la déception. L’Ouest sûr de lui n’était pas l’alternative. Ni ici, ni là-bas elle ne voyait l’État qui apprend, pratique le sens commun, le recours contre la totalité.  Après le grand bouleversement, elle est restée curieuse, l’humeur toujours moqueuse et méditant sur tout. Gardant contenance au temps du Grand Rejet. Désenchantement : c’était sa formule magique. Peu d’autres ont comme elle conféré à la littérature allemande dignité et conscience universelle. »

Ville des anges, paru neuf mois après la mort de Christa Wolf. « Un bouquet magnifique sur la tombe de la RDA » écrivit Bruno Frappat dans La Croix. Et pour Jean-Claude Lebrun, dans L’Humanité, « La réflexion est touffue, impitoyable et passionnante (…) Christa Wolf n’en finit pas de déranger. »

Au cours des dernières années, Renate et moi avons continué à traduire Christa Wolf. Mon nouveau siècle (Le Seuil, 2014) est la suite et fin d’Un jour dans l’année. Jusqu’au bout, Christa Wolf a tenu cette éphéméride : la description, chaque année, du 27 septembre, entreprise en 1960. Bref et bouleversant récit, August (2014) et le choix de textes, essais et discours Lire, écrire, vivre (2015), ont été publiés chez Christian Bourgois. Je recommande la lecture du numéro 984 de la revue Europe d’avril 2011, consacré à Georg Trakl et à Christa Wolf, et du numéro 19 de la revue LITTERall, de novembre 2012, consacré à Christa Wolf.

 

Pour conclure ce survol d’une vie et d’une œuvre, il semble important de souligner l’intérêt et l’admiration que Christa Wolf suscite chez de nombreux écrivains français comme Cécile Wajsbrot, François Bon, Bernard Noël, Annie Ernaux, Bernard Chambaz ou Yves Boudier. Et permettez-moi de citer un d’entre eux : Danièle Sallenave : « J’admire, j’aime l’œuvre de Christa Wolf pour une raison essentielle, qui tient en une phrase simple : parce que chez elle le fil de la conscience se confond avec le fil de l’écriture ».

 

[1] Cf. l’étude de Catherine Viollet sur la genèse du livre, après une lecture de Christa Wolf à Paris en 1983, invitée à l’ENS par Centre d’analyse des manuscrits modernes, devenu entre-temps l’ITEM : Catherine Viollet, « Autobiographie et disparition du “je” : Kindheitsmuster de Christa Wolf » dans Almuth Grésillon, Michael Werner, Leçons d’écriture, ce que disent les manuscrits, Paris, Minard, 1985, pp.195-206.

Pour citer cet article

Alain Lance, « Le parcours de Christa Wolf (1929-2011) », Bande passante, janvier 2022. URL : https://silogora.org/le-parcours-de-christa-wolf-1929-2011/

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