Selon l’Insee, l’espérance de vie moyenne est, en 2018, de 79,4 ans pour les hommes et de 85,3 ans pour les femmes[1] soit une augmentation de 16 ans depuis 1950[2]. C’est indéniablement une bonne nouvelle qui induit une révolution anthropologique dont nous devons collectivement mesurer la portée. Dans l’histoire de l’humanité, c’est la première fois qu’au moins quatre générations peuvent co-exister. On reste jeune plus vieux et l’on devient vieux plus tard au point que certains auteurs identifient sept âges de la vie. Il est donc important de ne pas analyser cette évolution avec des représentations anciennes ou alarmistes.
L’importance de récuser les affirmations simplistes et les idées reçues
Or, aujourd’hui ces représentations dominent largement. C’est tellement vrai que dans un premier temps nous avions repris l’expression « vieillissement de la population » comme intitulée de ce dossier. En travaillant le sujet, nous avons acquis la conviction qu’il fallait impérativement changer de regard et donc de manière de qualifier cette évolution de société ; d’où le repositionnement sur l’allongement de la durée de la vie. Au-delà de cette représentation globale, ce dossier montre à quel point il est important de récuser les affirmations simplistes et les idées reçues.
Non, la société n’est pas en voie d’être submergée par la dépendance ; seules 8 % des personnes de plus de 60 ans sont concernées et 20 % des plus de 85 ans[3]. Mais, ce qui est sûr c’est que les moyens manquent cruellement et risquent de manquer plus encore à l’avenir pour leur permettre de vivre dignement les situations de perte d’autonomie. Non, les personnes de plus de 60 ans ne sont pas en passe de devenir majoritaires ; elles représentent aujourd’hui 25 % de la population tandis que les moins de 30 ans en représentent 35 %[4]. Non, les personnes âgées ne constituent pas un bloc homogène de riches propriétaires asphyxiant les jeunes générations comme les générations futures. La pauvreté augmente dans ces catégories comme le constate le Secours catholique[5]. Non, être à la retraite n’est pas synonyme d’inactivité ; le bénévolat des retraités, leur contribution à la vie associative, leur rôle dans la cité, leur capacité à favoriser la transmission des savoirs et de l’expérience ou encore le soutien qu’ils apportent aux générations plus jeunes en témoignent. Ainsi, les retraités et plus généralement les personnes âgées ne sont pas une charge pour la société. Ils sont un atout pour le développement social et pour notre capacité à nouer des liens intergénérationnels.
Les impasses de l’obsession comptable et budgétaire
Cette remise en cause des idées reçues contraste avec la présentation dominante des enjeux de l’allongement de la vie. Obsédés par une approche étroitement comptable et budgétaire, les gouvernements et les médias réduisent le plus souvent cette bonne nouvelle à son « coût » financier. Ils veulent ainsi justifier de nouvelles ponctions sur le niveau de vie de la grande majorité d’entre nous sous prétexte de maintenir à l’équilibre un système dont ils ne cessent par ailleurs de dégrader les sources collectives de financement. De surcroît, ils occultent le caractère spécifique et transitoire de la période actuelle marquée par l’arrivée massive des baby-boomers à l’âge de la retraite. Ils s’appuient sur l’allongement de la durée de vie pour reculer l’âge effectif de départ à la retraite alors que l’expérience historique démontre, à l’inverse, que l’espérance de vie n’a cessé d’augmenter en même temps que l’âge de départ à la retraite diminuait.
Bref, pour dégager le terrain aux sociétés d’assurance et à l’individualisation, ils s’attaquent au principe même de la retraite solidaire. Ce faisant, ils veulent fermer la porte aux choix de société d’émancipation humaine qui impliquent d’avoir le droit et les moyens de bénéficier de temps de vie sans être dans l’obligation d’exercer un travail rémunéré.
Une nouvelle organisation des temps de vie
La révolution anthropologique en cours doit conduire à se poser des questions nouvelles. Ces réalités ne nous offrent-elles pas la possibilité de repenser radicalement le travail et sa place dans l’existence ? Ne doivent-elles pas appeler à une remise en cause de l’organisation sociale permettant notamment une autre articulation des temps de la vie ? À titre d’illustration, nous pouvons évoquer le besoin de développer des aménagements de temps pour élever des enfants au moment où ceux-ci ont le plus besoin de présence, pour des évolutions professionnelles, pour porter un projet, pour exercer un mandat et ouvrir des droits nouveaux pour participer aux décisions collectives ou encore pour profiter d’un congé sabbatique. Au-delà de la diversité des approches, ces transformations impliquent la mise en place d’un revenu pour tous et pour chacun permettant une gestion nouvelle des parcours de vie.
La retraite s’inscrit donc dans cette recherche de temps pour soi, d’utilité collective et de solidarité intergénationnelle libérée des contraintes de la vie professionnelle. Elle est aussi une expérience de passage qui nous rappelle le fait que l’on est en train de vieillir et que ce vieillissement finit par entrainer des baisses voire des pertes de capacités. Le sujet est immense – et dépasse donc le cadre de cet édito – pour savoir quelles réponses apportées à la dépendance, aux pathologies chroniques ou encore à la fin de vie. Ce qui est sûr c’est qu’au-delà du médical et des débats qui l’entourent, elles impliquent de l’humain, du temps, un environnement sain, l’accès à des services publics de qualité, mais également des moyens suffisants. Dans la vieillesse aussi, l’enjeu de l’égalité est fondamental.
Tous ces chantiers impliquent de décider collectivement la part des richesses créées que nous voulons affecter à cette nouvelle organisation des temps de vie pour bien grandir, bien vivre et bien vieillir. Comme on le voit, la révolution anthropologique en cours appelle des innovations sociales permettant le plein développement des capacités humaines.
Ce dossier vise à proposer des analyses des bouleversements et des perspectives de cet allongement sans précédent de la vie humaine sans le réduire à la décrépitude de la vieillesse et au coût grandissant de sa prise en charge. Comme évoqué, les enjeux posent des questions majeures en termes de projets, de choix collectifs, d’allocation de ressources, d’organisation des institutions et plus généralement d’anticipation des besoins et de réponses aux aspirations.