Les courants de pensée du transhumanisme et de la collapsologie semblent, a priori, porter des discours qui s’opposent. En réalité, ces récits se basent tous deux sur le constat alarmiste d’une technicité qui condamnerait le monde vivant tel que nous le connaissons. Ils affirment une défiance vis-à-vis de la compétence des États pour faire face aux enjeux des crises (sociales, écologiques, économiques) au profit d’un libertarianisme nihiliste et s’appuient sur des ressorts affectifs de peur et de sidération, dans la mise en scène spectaculaire d’un monde qui s’effondre. Jeremy Hornung met en exergue les points communs de ces courants de pensée, leurs portées subversives, et le danger que représente leur éventuelle récupération politique.
Transhumanisme et collapsologie sont deux courants de pensée, au départ totalement marginaux, qui ont singulièrement gagné en importance dans les imaginaires collectifs ces dernières années. Leur popularité grandissante tient en large partie à l’adoption de postures clivantes, mais aussi, indéniablement au fait qu’ils abordent certaines des questions les plus essentielles de notre temps en prise directe avec la crise actuelle du modèle de développement occidental.
Contrairement aux apparences, ces deux mouvances partagent de nombreux points communs. Leurs promoteurs respectifs racontent en fait exactement la même histoire : celle d’un monde qui touche à sa fin, en passe d’être balayé par une force supérieure contre laquelle toute résistance serait vaine, et la naissance attendue d’un autre. Véritables récits-miroirs, ils incarnent Janus, Dieu des portes du temps qui passe et du jour nouveau qui se lève.
Le fait que l’on ait parfois le sentiment de se retrouver face à des récits de science-fiction ne doit cependant pas masquer l’importance des bouleversements concrets que ces derniers apportent avec eux dans la vie quotidienne des personnes qui s’y investissent, mais aussi dans le paysage politique. Ces bouleversements pourraient bien contribuer en effet à la déstructuration de l’ancien modèle dominant gauche-droite en faisant émerger un nouveau paradigme introduisant au cœur de la question du vivre ensemble, celle du rapport à la technique et au vivant.
Le cyborg, le hippie et l’apocalypse
Le transhumanisme se présente comme un courant de pensée technophile s’intéressant en particulier aux NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, sciences de l’information et sciences cognitives), dont les innovations (biopuces, drogues et prothèses en tout genre) sont présentées comme des fonctionnalités qu’il conviendrait d’acquérir afin d’accéder au stade supérieur de l’évolution de l’humanité.
La technique y est érigée en moyen d’émancipation individuelle et civilisationnelle au travers d’un ensemble de stratégies d’amélioration du corps et de l’esprit. Plus encore, l’innovation technologique fait figure d’instrument de salut. L’homme augmenté (le cyborg, le posthumain) représente en effet la seule créature véritablement en mesure de rivaliser avec une Intelligence artificielle (IA) dont la puissance se révélera un jour capable de soumettre l’humanité en esclavage.
Dans un article paru en 2011[1], nous expliquions pourquoi nous pensons que, loin de n’être qu’une lubie inoffensive pour geeks de la Silicon Valley en manque d’adrénaline, le transhumanisme doit être possiblement considéré comme un projet de souveraineté étatsunien qui s’inscrit dans une stratégie froide et rationnelle de conquête de marchés.
Pour sa part, la collapsologie peut être définie comme la discipline qui étudie l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle. Les « collapsologues » au sens strict adressent cette problématique sous un angle académique, là où les « collapsonautes » s’intéressent aux aspects pratiques (survie en environnement hostile, recherche d’autosuffisance alimentaire et énergétique…) et les « collapsosophes » explorent les dimensions philosophiques, psychologiques, voire spirituelles de cette problématique.
Tout en réactivant des schémas anciens de critique du progrès et de fin de l’Histoire, ce courant tout jeune[2], apparu dans le contexte des crises multiformes de ce début de XXIème siècle, développe et actualise une analyse critique de nos modèles de développement et de prospérité contemporains en soulignant l’immense responsabilité du modèle techniciste et extractiviste qui s’est imposé dans le monde depuis la fin du XVIIIème siècle.
A priori, tout semble opposer ces deux mouvances : la première (transhumaniste) est résolument scientiste, en phase avec la notion d’une croissance sans limites et prompte à défendre une vision anthropocentriste où les valeurs individualistes priment sur toutes les autres. Adeptes du biohacking et du quantified self les transhumanistes sont engagés dans une vertigineuse quête personnelle d’amélioration de soi, dont les considérations renvoient parfois aux thèses eugénistes. Le second (collapsologie) analyse, dans le cadre d’une démarche holistique, les mécanismes à l’œuvre dans les effondrements de la biodiversité, les faillites des États ou les krachs financiers, avec un prisme nettement néo-luddite[3]. Défenseur de la sobriété énergétique et des low-techs, le « collapso », explore des voies alternatives où le collectif et le partage occupent une place essentielle, non sans contribuer à réactiver certaines utopies communautaristes et New-age des années 1960-70[4].
En parfaites incarnations des idéologies qu’elles portent, les figures de proue francophones affichent d’ailleurs sans ambages le caractère a priori irréconciliable de leurs positionnements respectifs. Là où, avec la liberté de ton qui le caractérise, Laurent Alexandre se pose en farouche « anti-collapsologue » dans les débats où il intervient[5], Pablo Servigne affirme se situer, dans ses écrits, « à l’exact opposé du capitalisme-transhumanisme »[6].
Pourtant, en dépit de ces prises de position publiques, de troublantes similitudes existent entre ces deux courants de pensée, tout particulièrement lorsqu’on les aborde sous l’angle du récit et des imaginaires collectifs. Transhumanisme et collapsologie sont en effet avant tout des récits, qui adressent les mêmes enjeux, mobilisent les mêmes ressorts dramatiques et, au final, racontent la même histoire[7].
Survivre à la fin du monde: êtes-vous plutôt bio ou techno?
En première analyse, on observe que transhumanisme et collapsologie traitent d’une même problématique. En effet, ils interrogent, tous deux, la relation de l’homme à la technique et au vivant, et plus spécifiquement la domestication de la biosphère par l’être humain avec la naissance concomitante d’une technosphère prédatrice.
Au fond, transhumanistes et collapsologues s’accordent sur le constat de départ : l’artificialisation de notre environnement à l’échelle planétaire ou encore la numérisation de nos vies sont porteuses d’une menace existentielle pour l’humanité tout entière et il est déjà trop tard pour faire marche arrière. Ils ne divergent que sur la réponse à apporter : là où le transhumaniste va chercher à embrasser le Nouveau Monde et parier sur la capacité de l’être humain à se transformer jusque dans sa chair et jusque dans ses gènes pour améliorer ses chances de survie ; les seconds considèrent l’option technologique comme une impasse et se préparent à survivre dans un monde où la nature vivante et sauvage aura repris ses droits sur les ruines du monde ancien.
On observe ici que le point de désaccord véritable – là où les deux idéologies bifurquent et se révèlent irréconciliables – repose, d’une part, sur la nature des technologies qu’il serait souhaitable de développer (high-tech pour les premiers, low-tech pour les seconds) et, d’autre part, sur le rapport au vivant (source d’opportunités à exploiter pour les uns, puissance à laquelle se soumettre pour les autres). Cela étant posé, on s’aperçoit qu’ils partagent cependant beaucoup en commun.
Stupeurs et Effondrements
Les discours transhumanistes et collapsologues suivent, et ce de façon assez surprenante, une même trame narrative, qui pourrait être résumée de la manière suivante :
« Vers le milieu du XXIème siècle, un événement planétaire majeur, une catastrophe, va se produire (la Singularité[8] / l’Effondrement[9]) au cours duquel l’homme se verra asservi à une puissance supérieure (la Machine / la Nature). Comment y survivre ? En s’y préparant du mieux possible, à commencer par se connecter au « réseau » (l’homme augmenté connecté à la machine / l’homme reconnecté à la terre-mère et aux humains). Mais seuls les individus « élus » (le cyborg / le collapso) qui auront été « élevés » (augmenté / éveillé) à un état supérieur, grâce à un parcours quasi initiatique (greffe de biopuces, apprentissage de techniques et de savoirs ancestraux) seront sauvés. »
Dans les deux cas, nous retrouvons sous la forme d’un récit eschatologique, cette idée que l’humanité s’achemine vers un point de non-retour, au-delà duquel le monde ne sera plus jamais comme avant. Il s’agit là d’un récit puissant dont la structure reprend le schéma classique des grands récits de catastrophe et de fin du monde à commencer par le Déluge (Épopée de Gilgamesh, Genèse) et le Jugement dernier (Apocalypse) de la tradition judéo-chrétienne.
Pour le transhumaniste qui se projette dans un monde entièrement métamorphosé par la « Machine », renvoyant aux imaginaires cyberpunks, c’est finalement l’équivalent d’une mise à jour de version de logiciel qu’il s’agit de réussir, avec le moins de bugs possible. Pour le collapsologue, le point de départ consiste à faire le deuil du monde ancien, en empruntant le chemin d’un « retour à la nature », de recentrement sur l’essentiel, et d’ouverture aux autres ; le « monde d’après » du collapsologue (selon la formule désormais consacrée) renvoie très clairement aux imaginaires postapocalyptiques, qu’il ne manque d’ailleurs pas de renouveler en les critiquant[10].
On observera également avec intérêt que le récit de cette mise à l’épreuve de l’Humanité constitue une transformation forcée, qu’il est difficile de ne pas renvoyer aux difficultés avec lesquelles nous avons tenté d’engager de multiples transitions au cours des cinquante dernières années (transitions sociales, écologiques, économiques…). Au final, tout semble se passer comme si nous fantasmions, au travers de ces récits collectifs, une transformation radicale et imposée de notre modèle civilisationnel, en écho à la peine immense avec laquelle nous parvenons à effectuer les changements de modèle qui pourtant s’imposent à nous.
«Le poids des mots, le choc des photos»
Autre similitude, les argumentaires déployés par les uns et les autres font un usage abondant de graphiques présentant des courbes exponentielles[11] produisant par ce biais un « effet blouse blanche » bien connu des experts en relation publique. Ces graphiques agissent cependant d’abord sur un tout autre registre, celui des affects. En soulignant le caractère inévitable de la trajectoire sur laquelle nous sommes collectivement engagés, ils rendent flagrante notre perte totale de contrôle sur un monde au sujet duquel nous croyions avoir une certaine maîtrise. En un mot, ces courbes font peur.
Ce qu’elles disent véritablement, ce n’est pas tellement l’augmentation exponentielle de la puissance de calcul des machines, de leur interconnectivité ou du nombre de transistors par processeur, ou encore celle de la disparition des espèces, de la concentration du CO2 dans l’atmosphère ou de l’acidification des océans, mais bel et bien : « le monde nous échappe, nous ne contrôlons plus rien, et ce que vous observez qui se dresse vers le ciel entre abscisse et ordonnée, ce n’est pas une ligne, ce n’est pas une courbe, ce n’est pas une flèche, mais une lame de fond qui va tout emporter sur son passage, un tsunami ; plus rien ne sera jamais comme avant ».
De fait, ces courbes agissent d’abord en tant qu’images, c’est-à-dire comme des icônes qui révèlent une vérité cachée ou encore des affiches de propagande qui frappent leurs observateurs de stupeur, en les prenant « aux tripes » et, seulement de façon secondaire, comme un élément rationnel qui viendrait soutenir l’argumentation de leur auteur. Elles agissent comme des images subversives qui déstabilisent l’observateur en l’interpellant sans ménagement : « tout ce que tu as construit depuis tant d’années, ta carrière, ta famille, tes amis, ta maison, tes rêves… tu vas le perdre. Ce monde est condamné à disparaître de ton vivant. Prépare-toi à la fin »[12].
Futurs souhaitables par temps de crise
Mais pourquoi voit-on apparaître deux « mythologies contemporaines » qu’a priori tout oppose, mais paraissant raconter une seule et même histoire? Ce type de récit eschatologique ferait-il office d’un archétype vivant dans notre psyché collective, doté de la capacité de se réactiver selon les époques, au gré des soubresauts de l’histoire humaine, et de mobiliser en nous des ressorts inattendus ? Ou bien, plus prosaïquement, ce phénomène traduit-il avant tout notre désemparement collectif face à la fin de tous les modèles et notre tragique manque d’imagination pour inventer de nouveaux futurs souhaitables ?
Des imaginaires de la peur?
Comme si la croissance avait engendré ses propres monstres, l’imaginaire mobilisé paraît d’abord être celui d’un imaginaire de la Peur, et ce, à deux égards : les récits déployés puisent leur matière première dans un contexte anxiogène (peur de l’avenir, peur de l’étranger…)[13], mais ils l’alimentent tout autant en en renouvelant le bestiaire.
Si cela paraît se vérifier aisément pour la collapsologie en raison de la nature même du sujet traité, le constat est également valable pour le transhumanisme ; il faut bien voir que notre rapport au progrès en général, et au progrès scientifique en particulier, a considérablement évolué entre le XIXème siècle et aujourd’hui. Depuis les années 1950 notamment, avec le développement de l’atome et de la génétique et la mise en évidence de leurs bénéfices ambivalents, s’est développée une vision extrêmement critique du technicisme[14], nourrissant des imaginaires où l’innovation scientifique devient une source de monstruosités et de catastrophes en tout genre.
Or, soulignons-le une nouvelle fois, le transhumanisme ne se déploie pas seulement sur un mode techno-utopique, il est lui-même ambivalent vis-à-vis de la science et de la technique. La fiction développée autour du concept de Singularité l’illustre bien : l’Humanité est condamnée par cette IA à laquelle il a pourtant donné naissance, sa propre créature ![15] De surcroît, le cyborg est lui-même un nouveau monstre, créature hybride mi-homme mi-machine, qui effraie autant qu’il fascine.
Sans aller aussi loin, observons que les menaces très concrètes que font peser dès aujourd’hui l’IA (sur les emplois, la vie privée…) et l’effondrement (sur nos modes de vie, notre souveraineté…) ont déjà un effet tangible sur les populations, en contribuant à nourrir les angoisses contemporaines de l’opinion publique vis-à-vis de la science (mouvements anti-nucléaires, anti-ondes, antivaccins…) et alimenter la crise de confiance dans le modèle occidental.
Pourtant, le registre des émotions qui se manifestent du côté de l’audience va bien au-delà de la peur : tristesse, colère, ressentiment, joie[16] ou encore nostalgie[17] constituent certains des affects dont témoignent le plus spontanément les publics confrontés à ces narrations. Contournant la raison qui nous fait défaut, et piquant nos affects, ces récits agissent finalement comme un aiguillon et présentent, comme mérite indéniable, de nous faire, a minima, réagir.
Janus, Dieu des transitions et des choix
Progressivement, nous voyons tout l’intérêt qu’il y a de penser ces deux récits ensemble. Pour nous y aider encore un peu plus, empruntons un chemin de traverse, sur un mode mi-onirique, mi-ludique : invoquons ici Janus bifrons, Dieu des passages, des portes et des transitions, Dieu des choix, des commencements et des fins ; Janus, divinité tutélaire présidant à ces deux mythologies contemporaines ? Car le sens profond de ce qui se déploie dans ces narrations, n’a-t-il pas à voir avec la nécessaire Transition qu’il nous faut engager, à ce moment précis de l’Histoire où l’occident vacille sur ses fondations, en nous parlant de notre monde en crise, c’est-à-dire de la nécessité de faire des choix radicaux.
Tout semble se passer comme si ces récits étaient faits pour nous bousculer, nous réveiller, nous pousser à agir à un moment précis de l’histoire de l’humanité où l’urgence (climatique, sociale, sanitaire…) était invoquée chaque jour dans les discours, où la nécessité de passer à l’action se faisait chaque jour plus grande, mais où elle se traduisait trop rarement dans les faits par des résultats tangibles.
Or, cette considération en amène une autre : transhumanisme et collapsologie peuvent-ils véritablement être considérés séparément l’un de l’autre ? Janus ne nous invite-t-il pas à penser ces récits-miroirs ensemble, dans leur singularité, comme deux faces d’une même médaille ; deux récits jumeaux, issus d’une même matrice, balisant le champ des possibles, et à chercher leur sens profond dans la puissance pollinisatrice qui naît de la tension dialectique ?
Entre réforme et révolution, des concepts sous influence
Nous l’avons dit et redit, transhumanisme et collapsologie existent avant tout en tant que récits. C’est là leur nature première. Or, en tant que tels, leurs « effets » sont en premier lieu politiques[18]. La question se pose alors de savoir comment ces récits disruptifs modifient plus particulièrement notre rapport à la gouvernance et au vivre ensemble.
Au cours de ces dernières années, l’effritement du paradigme classique droite-gauche, activant la trinité identité-liberté-progrès, est devenu flagrant. Or, en mettant tous deux la question du rapport de l’humain à la technique et au vivant au cœur de la problématique du vivre ensemble, transhumanisme et collapsologie ne contribuent-ils pas, à leur manière, à faire bouger les lignes, voire à tracer les contours d’un nouveau modèle ? Ou bien, au contraire, agissent-ils en premier lieu comme des forces subversives, voire nihilistes, décourageant tout effort en ce sens ?
Des courants réformistes porteurs d’un projet politique?
Il faut commencer par rappeler que ces deux courants de pensée ne peuvent pas faire complètement abstraction des schémas anciens. D’une part, parce que leur naissance s’inscrit pleinement dans une époque qui, en l’occurrence, leur permet de témoigner de la fin des modèles du XXème. D’autre part, en raison du fait qu’ils partagent une même sensibilité politique : le libertarianisme. De fait, les « mythologies politiques » qu’elles véhiculent stigmatisent l’incapacité des États et des modèles de gouvernance centralisés à répondre aux enjeux du XXIème siècle naissant.
Par ailleurs, si une lecture rapide peut donner l’impression que les transhumanistes sont « de droite », notamment en raison de l’accent mis sur les performances individuelles, et que les collapsologues sont « de gauche », en raison de leurs aspirations a priori collectivistes, un tour d’horizon des sensibilités politiques représentées, de part et d’autre, fait apparaître un paysage beaucoup plus nuancé.
Dans la plupart des cas, il serait possible de faire apparaître les rattachements aux différentes familles politiques. Mais tous les acteurs, dont certains très influents, ne peuvent pas être positionnés selon cette grille de lecture classique. Pour être réellement fidèle à la nature de leurs propos et de leurs actes, il devient nécessaire d’inventer un nouveau cadre de référence[19].
Enfin, soulignons qu’au-delà de la charge subversive de leurs rhétoriques respectives, ces deux courants, par le biais de réflexions et de pratiques qui interrogent le rapport à la technique et à l’environnement, nous forcent à questionner explicitement un sujet éminemment politique s’il en est : le rapport au travail et donc la question du pouvoir.
La technique a toujours été un moyen de transférer l’effort du travail de l’humain vers l’outil pour effectuer des travaux manuels (le marteau, la scie, la poulie…), pour se déplacer (la roue, la voile, le moteur thermique…) ou encore communiquer (le télégraphe, le téléphone, internet…). Or, selon que l’on opte plutôt pour la low-tech ou la high-tech, ce sont des rapports complètement différents à l’effort, à la place du travailleur dans la société, à la capacité de produire de la valeur pour d’autres et donc au pouvoir qui se manifestent (au sens de capacité de production, de transformation, d’influence et de domination).
En raison de leur propension à adresser des enjeux aussi structurels dans la création des sociétés, tout semble donc indiquer que transhumanisme et collapsologie seraient en mesure de porter avec eux des projets politiques, même si en l’état ces derniers paraissent encore bien embryonnaires.
Des pamphlets crypto-anarchistes ?
Parallèlement à cela, il faut bien voir que ces discours portent avec eux une charge subversive significative : en annonçant tous deux la fin du monde tel que nous le connaissons, ils évoquent les manquements de l’État dans ses prérogatives les plus régaliennes. Par ailleurs, transhumanistes et collapsologues se rejoignent tous deux pour apporter des solutions qui se déploient systématiquement à d’autres échelles que celle des États : on parle de communautés locales, de collectifs alternatifs, d’écovillages, de bunkers, ou encore d’îles. Mais l’État tel qu’on le connaît, avec son modèle de gouvernance centralisée, est absent des solutions évoquées. On a mentionné plus haut l’héritage libertarien de ces deux courants, c’en est là une autre illustration.
De tels discours, bien loin de se cantonner à des considérations philosophiques, sont donc doublement toxiques : ils le sont parce qu’ils touchent aux affects des individus (obsession de la mesure et de la performance individuelle du côté transhumaniste, éco-anxiété ou solastalgie[20] du côté collapsologue) mais aussi parce qu’ils vulgarisent cette idée que les États sont totalement impuissants face aux défis du XXIème siècle, voire qu’ils sont plus du côté du problème que celui de la solution.
Or, en procédant de la sorte et en gagnant en popularité, ces récits deviennent beaucoup plus que des fictions inoffensives, elles se transforment en armes de déstabilisation massives. Le développement de narrations, qui présentent l’avenir comme sombre et dangereux et qui encouragent les populations à développer des attitudes de défiance voire d’hostilité vis-à-vis de leurs gouvernements, at sur les décisions et les comportements des individus dans le présent.
Gardant cela à l’esprit, il nous semble important de rappeler que des États ont acquis un savoir-faire certain en manière de guerre hybride[21] au cours de ces dernières décennies et qu’ils pourraient trouver particulièrement opportun d’instrumentaliser les idéologies transhumanistes et collapsologues afin d’agir sur les opinions publiques de pays étrangers qu’ils cherchent à déstabiliser. Plus que jamais, il nous paraît indispensable d’apprendre à lire et interpréter les récits qui structurent nos imaginaires et nos sociétés.
En guise de conclusion
Tout récit est une prophétie autoréalisatrice en puissance : nous vivons dans le monde des récits que nous choisissons d’écouter et dans lesquels nous nous reconnaissons. Une fois que nous avons admis qu’il n’était pas possible de vivre sans histoires, sous une forme ou une autre, il devient essentiel de reconnaître sous l’influence de quels récits et de quels imaginaires sous-jacents nous sommes.
Ce début d’investigation relatif aux passerelles et aux résonnances existantes entre transhumanisme et collapsologie illustre l’intérêt qui existe à les penser ensemble. Ces résonnances ne nous invitent-elles pas à aller encore plus loin et à hybrider davantage les concepts, notamment autour des notions de high/low-tech, de sens à donner au travail, ou encore de symbiose ?
Une chose est certaine cependant, transhumanisme et collapsologie sont des mythologies de notre temps. Il n’appartient qu’à nous de ne pas en être les jouets passifs, mais de nous en emparer pour en déployer toute la puissance créatrice.