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Comment la consommation contribue à fabriquer des groupes sociaux

Comment la consommation contribue à fabriquer des groupes sociauxTemps de lecture : 8 minutes

La diversité des pratiques de consommation sont autant de signes distinctifs d’appartenance à des groupes sociaux. Ces luttes symboliques participent pleinement à la stratification sociale. Depuis l’ouvrage séminal de Thorstein Veblen, de nombreux travaux se sont saisis de cet enjeu. Dans cet article Hélène Ducourant présente l’état de la recherche en sociologie sur cet objet. Elle montre comment les goûts et les pratiques de consommation afférentes classent les individus en délimitant des frontières entre les groupes, et en les hiérarchisant.

Porter un tailleur en tweed[1], conduire un 4×4[2] ou opter pour les couches lavables plutôt que jetables[3] est plus qu’une simple question de « choix » ou de niveau de revenu. Ces pratiques renvoient à des obligations sociales, des normes de consommation propres à chaque groupe auxquelles les individus se conforment ou cherchent à s’émanciper. À partir de différentes recherches anciennes ou plus récentes menées par des sociologues, l’article fait le point sur la façon dont la consommation contribue à la fabrique des groupes sociaux, aux frontières et à la hiérarchisation de ces groupes. L’appartenance à un groupe social ne se joue pas exclusivement par la place occupée dans le monde du travail, le monde des biens matériels y contribue également. Et c’est ce que Ana Perrin-Heredia et moi-même avons cherché à montrer en détail dans l’ouvrage Sociologie de la consommation[4].

La consommation au cœur de l’appartenance sociale des groupes sociaux dominants

Il est un concept qui fait sourire et intrigue tous les étudiants en sociologie, c’est celui de la « classe de loisir ». Fin xixe aux États-Unis, une infime partie de la population – la haute bourgeoisie principalement – a le luxe de ne pas travailler. La vie de non-travail de cette population est prise pour objet d’étude par Thorstein Veblen. Ce dernier se demande ce que leurs pratiques de loisirs et de consommation nous disent du fondement de l’ordre social[5].

Les membres de la « classe de loisir » (leisure class) consacrent leur vie à organiser ou fréquenter des fêtes somptueuses, suivre scrupuleusement la dernière mode vestimentaire, rechercher du raffinement en tout achat, développer une pratique sportive ou musicale et, de façon plus générale, dépenser sans compter. En un mot, ils « gaspillent » – Veblen emploie ce terme, faute de mieux[6] –, temps et argent en activités improductives et en consommation ostentatoire. Pourquoi les membres de cette classe agissent-ils ainsi ? Selon l’auteur, ils prouvent ainsi à chaque instant leur appartenance au groupe, et marquent leurs différences d’avec le reste de la société, condamné au travail. Les mots bien sentis contre/sur la bourgeoisie improductive de son époque ont valu à l’auteur un certain succès. Ils ont aussi contribué à prendre au sérieux les enjeux de consommation dans la fabrique des groupes sociaux et notamment des groupes supposés supérieurs.

Est-il encore possible aujourd’hui de qualifier de « classe de loisir » la classe dominante, dont les membres sont si souvent des individus professionnellement actifs – cadres supérieurs – au temps de travail parfois bien supérieur à celui des autres travailleurs ? Et leur consommation, est-elle encore ostentatoire ?  Dans les années 1970, Staffan Burenstam Linder montre que la classe dominante n’est plus simplement une classe de loisir, mais une « harried leisure class », c’est-à-dire une classe de loisir « harassée »[7]. Leur temps de loisir fait en effet désormais l’objet d’une recherche de productivité similaire à celle qui régit le temps de travail. Cette recherche de productivité se manifeste par l’acquisition de biens marchands coûteux qui augmentent très rapidement la satisfaction éprouvée tout en permettant d’obtenir des profits de distinction conformément aux observations de Veblen[8]. Néanmoins, en devenant productive, cette pratique change le sens du terme loisir. Il n’est plus le temps de l’oisiveté des improductifs. Plus de quarante ans plus tard, dans un ouvrage paru en 2017, Elizabeth Currid-Halkett cherche à discuter à nouveau les idées de Veblen. Elle passe au crible les pratiques de consommation de la grande bourgeoisie américaine. Dans The Sum of Small Things. A Theory of the Aspirational Class, elle soutient que l’affirmation statutaire passe aujourd’hui par des signes beaucoup plus discrets que par le passé[9]. Ce sont désormais les dépenses non ostentatoires et culturelles qui distinguent aujourd’hui les ménages les plus aisés des autres aux États-Unis. Autrement dit, leurs stratégies de différenciation sont de plus en plus subtiles…

Ainsi, Veblen – et celles et ceux qui ont poursuivi ses travaux – a contribué à montrer que la stratification sociale est (aussi) une affaire de démonstrations symboliques réalisées au travers des pratiques de consommation. Mais ces démonstrations symboliques ne concernent-elles que les groupes sociaux dominants qui disposent d’argent en quantité, ou bien l’ensemble des groupes sociaux ?

 

Marquer son appartenance ou chercher à se démarquer par la consommation lorsqu’on vit sous contrainte budgétaire

Un certain nombre de travaux, de sociologues français notamment, ont montré que si, effectivement, à mesure que l’on descend dans l’échelle des niveaux de vie, la contrainte budgétaire pèse davantage sur la consommation, celle-ci ne s’en trouve pas pour autant libérée de toute emprise sociale et symbolique. Prenons quelques exemples. Olivier Schwartz, dans son enquête sur les mineurs du nord de la France, explique, grâce au cas d’un couple d’ouvriers, en quoi les meubles en bois massif constituent pour eux un moyen « de se démarquer du quelconque, du commun, de tout ce qui dénote l’inculture, et d’amorcer ainsi un début de distinction sociale »[10]. Ana Perrin-Heredia souligne, elle aussi, l’enjeu que peut recouvrir l’acquisition des meubles de chambre à coucher pour certaines de ces enquêtées des classes populaires. Ne pas parvenir à réaliser cet achat est un signe de déclassement[11].

Mais les enjeux de consommation des groupes sociaux populaires ne visent pas toujours l’ostentation (modeste) et le démarquage de celles et ceux qui se situent en dessous. Ainsi, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot se sont intéressés aux modes de vie des habitants d’un nouveau quartier pavillonnaire de la banlieue nord parisienne. Dans les années 1960, certains habitants ont pu acquérir « plus vite que les autres » des biens durables (télévision couleur, téléphone, caravane, etc.). Ils parviennent cependant à ne pas susciter la jalousie et leur consommation n’est pas interprétée comme ostentatoire. Leurs pratiques de collectivisation partielle de ces biens (prêter un objet, inviter les voisins à regarder un programme télé, jouer le rôle de standard téléphonique pour ceux qui ne sont pas encore équipés, etc.), associées à la relative égalité des conditions de logement et d’endettement, ont en effet rendu possible la neutralisation du sens de la consommation, préservant l’équilibre des relations de voisinage[12].

Au travers de ces exemples, on perçoit que la consommation est bien signifiante socialement pour tous les groupes sociaux. Indiscutablement, elle est un marqueur d’appartenance. Une question reste dans l’ombre : celle de la construction des goûts. La consommation n’est-elle pas une affaire de goûts personnels ? Et dans ce cas, comment expliquer que les goûts correspondent à des groupes sociaux – et qui plus est, hiérarchisés ?

Goûts, dégoûts et frontières entre classes sociales par la consommation

La distinction est un concept et le titre d’un ouvrage foisonnant de Pierre Bourdieu. Les étudiants de sociologie apprécient les descriptions des pratiques culturelles et de consommation et leurs classements sociaux (quel groupe social développe quelle pratique). Le glossaire permet même d’aller lire les pages consacrées à telle ou telle consommation précisément. On peut par exemple entrer dans l’ouvrage en allant lire uniquement les paragraphes relatifs aux caractéristiques socio-économiques de celles et ceux qui recourent au crédit à la consommation ou qui achètent des romans policiers[13]. Mais au-delà, l’ouvrage propose une réflexion sur les goûts et les « styles de vie ».  Ces derniers ne sont pas uniquement liés aux moyens financiers des individus. Ils viennent de leur habitus, c’est-à-dire, d’une socialisation longue et de leurs conditions d’existence. L’auteur dégage trois grands types d’habitus, qui correspondent aux trois grandes classes sociales : le sens de la distinction des classes dominantes, la bonne volonté culturelle des classes moyennes et enfin le goût de la nécessité des classes populaires. Ces trois catégories doivent se comprendre de façon relationnelle : la bonne volonté culturelle des classes moyennes est une imitation (laborieuse) de la culture des classes dominantes et la manifestation du désir de l’acquérir. Le goût du simple et du nécessaire des classes populaires les conduit à accepter ce qui est imposé par une nécessité économique[14]. La distinction de la classe dominante (qui n’est pas cherchée de façon intentionnelle selon l’auteur) a toujours trait au refus de la vulgarité, laquelle est renvoyée aux pratiques et goûts des non-bourgeois et des parvenus – considérés comme un repoussoir. Et le seul style de vie légitime est celui de la classe dominante.

L’un des nombreux apports de l’ouvrage est qu’il met en évidence la forte domination symbolique qui s’exerce en particulier sur les goûts et les pratiques de consommation des classes populaires. Et plus généralement, la façon dont l’ensemble renforce les frontières symboliques entre les groupes sociaux et légitime les différences sociales[15]. De nombreux auteurs se sont inspirés de cet ouvrage, ont cherché à adapter ou à préciser la thèse de l’auteur. Parmi ceux-ci, certains ont cherché à comprendre comment les pratiques sociales de consommation s’enchevêtrent à d’autres enjeux d’appartenance : pour les individus racisés par exemple, ou pour les femmes. Ainsi, Célia Lury fait partie de ces auteurs qui ambitionnent d’analyser les liens entre consommation et rapports de classe et de genre[16]. Selon la sociologue britannique, les bénéfices et les avantages de la participation à la consumer culture sont inégalement répartis selon l’appartenance sociale, sexuée et racisée. Elle rappelle à ce propos que les pratiques des plus dominés au regard de ces différents rapports sociaux sont souvent décrites en termes de mascarade, d’imitations, d’incorporation. Dans cette optique, Célia Lury s’intéresse alors aussi à la façon dont les femmes sont systématiquement décrites comme des consommatrices plus irrationnelles et inférieures à celles de leurs congénères de sexe masculin. Les pratiques de consommation et les jugements qu’elles inspirent sont bien le produit de rapports de domination genrés.

Conclusion – Penser la consommation sans mépris

De façon générale, les sociologues ont accordé bien peu d’attention aux enjeux de consommation ordinaire eu égard à la place que cette dernière occupe dans le quotidien des individus. Sans doute l’une des raisons tient à la dépréciation symbolique de ces pratiques dans leur propre quotidien et dans leur groupe social d’appartenance. Penser la consommation, c’est d’abord prendre au sérieux cette dernière, chercher à se défaire des préjugés tenaces, et des jugements hâtifs de discrédit qui frappent certaines pratiques et en particulier, celles qui relèvent le plus souvent de groupes sociaux différents ou inférieurs (ménages populaires, femmes, individus racisés, etc). En revisitant quelques classiques de la sociologie, en relatant la façon dont ils ont été prolongés et discutés par des travaux plus récents, l’article a mis en évidence les dimensions symboliques et sociales de ces pratiques de consommation, et leur contribution à la fabrique des groupes sociaux hiérarchisés. Le renouvellement de ces recherches passe sans doute par l’étude de « l’écologisation des pratiques de consommation » et de son articulation subtile aux luttes symboliques entre groupes sociaux.

[1] Béatrix Le Wita, Ni vue, ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1988.

[2] Jean-Baptiste Comby, Matthieu Grossetête, « ‘‘Se montrer prévoyant’’ : une norme sociale diversement appropriée », Sociologie, 2012, vol. 3, n° 3, pp. 251-266.

[3] Michèle Lalanne, Nathalie Lapeyre, « L’engagement écologique au quotidien a-t-il un genre ? », Recherches féministes, 2009, vol. 22, n° 1, pp. 47-68.

[4] Hélène Ducourant, Ana Perrin-Heredia, Sociologie de la consommation, Paris, Armand Colin, 2019.

[5] Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, Paris Galimard, 1970 (1899).

[6] Ibid., p.66.

[7] Staffan Burenstam Linder, The Harried Leisure Class, New York, Colombia University Press, 1970.

[8] Philippe Coulangeon, « Classes sociales, pratiques culturelles et styles de vie : le modèle de la distinction est-il (vraiment) obsolète ? », Sociologie et sociétés, 2004, vol. 36, n° 1, pp. 59-85.

[9] Elizabeth Currid-Halkett, The Sum of Small Things. A Theory of the Aspirational Class, Oxford, Princeton University Press, 2017.

[10] Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers : hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 2002, pp. 102-103.

[11] Ana Perrin-Heredia, « Le ‘‘choix’’ en économie », Actes de la recherche en sciences sociales, 2013, vol. 199, n° 4, pp. 46-67.

[12] Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des « petits-moyens » : enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte, 2008, pp. 69-107.

[13] Pierre Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.

[14] Ibid., p.441.

[15] Ibid., pp.433-46.

[16] Célia Lury, Consumer culture, Cambridge, Polity Press, 1996.

Pour citer cet article

Hélène Ducourant, « Comment la consommation contribue à fabriquer des groupes sociaux », Silomag, n°16, janvier 2023. URL: https://silogora.org/comment-la-consommation-contribue-a-fabriquer-des-groupes-sociaux/

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