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De la dépossession ouvrière à l’autogestion: les entreprises récupérées par leurs travailleurs en Argentine

De la dépossession ouvrière à l’autogestion: les entreprises récupérées par leurs travailleurs en ArgentineTemps de lecture : 8 minutes

L’Argentine connait un important mouvement de récupération d’entreprises par les travailleurs. Initié dans les années 1990, celui-ci connait une forte croissance après la crise de 2001 au point de voir émerger des organisations politiques de représentation de ces entreprises. Sylvain Pablo Rotelli revient sur le contexte, les raisons et les évolutions de ce mouvement ainsi que sur les luttes qui l’entourent. Il nous explique en quoi il a permis une appropriation directe du pouvoir par les travailleurs.

Buenos Aires, avril 2017. Plus de sept cents personnes affluent vers un point précis de l’hyper centre de la capitale argentine, à deux pas du croisement des célèbres avenues Corrientes et Callao. Dans la foule se trouvent de nombreuses personnalités politiques, des leaders syndicaux, des référents du mouvement d’entreprises récupérées par leurs travailleurs, des artistes reconnus ainsi que plusieurs Mères de la Place de Mai[1]. Il s’agit ce soir-là de montrer un large soutien aux travailleurs de l’hôtel BAUEN qui viennent de recevoir un nouvel avis de délogement. Occupé puis autogéré suite à sa – frauduleuse – faillite en 2004, cet hôtel quatre étoiles fait l’objet d’une bataille juridique pour son expropriation définitive. Depuis, cette bataille en épouse une autre, celle de l’opinion publique.

De gauche à droite : Silvia Diaz, ancienne députée et présidente de la coopérative La Cacerola, Nora Cortiñas, co-fondatrice des mères de Place de Mai, Maria Eva Lossada, présidente de la coopérative BAUEN, Federico Tonarelli, vice-président de la coopérative Bauen. Source: page Facebook du BAUEN

Une fois n’est pas coutume, c’est lors des crises économiques que les entreprises récupérées par leurs travailleurs (ERT) refont surface dans l’espace public argentin. Celle que traverse actuellement le pays ne fait pas exception à cette règle.

Un mouvement initié dans les années 1990

Représentées par des organisations politiques qui leur sont propres, à mi-chemin entre le parti et le syndicat, les ERT acquièrent collectivement un degré d’autonomie qui va de pair avec une appropriation de pouvoir inédite dans le camp du travail depuis plusieurs décennies. En effet, si le mouvement ouvrier argentin est historiquement le plus développé de la région, c’est aussi celui qui a subi les attaques les plus dévastatrices de la part des secteurs conservateurs opposés à l’existence de syndicats capables de remettre en question les intérêts du secteur agro exportateur, mais aussi celui des capitaux étrangers, fer de lance du libre-échange. Force est de constater que l’avancée de l’idéologie de marché va de pair, notamment en Argentine, non seulement avec une perte de pouvoir des ouvriers réduits à subir les aléas du marché du travail, mais aussi avec l’effritement de la souveraineté populaire.

Les années 1990 constituent un exemple type en la matière. L’Argentine, alors devenue le laboratoire des politiques d’ajustement structurel censées développer l’économie grâce à une « bonne gouvernance », est qualifiée de « bonne élève du FMI ». L’expérience se soldera par une crise majeure en décembre 2001.

La décennie est aussi le nom des effets délétères du néolibéralisme, passés sous silence dans les rapports de l’institution financière nord-américaine. L’installation du chômage de masse structurel, la compression des salaires et la hausse de la pauvreté se conjuguent avec l’alliance de la CGT avec pouvoir en place. Faute de pouvoir le combattre, la centrale syndicale majoritaire s’accommode de la cooptation. Il en résulte que des aspects aussi simples du quotidien de la majorité des Argentins, comme le fait de se nourrir trois fois par jour, de se chauffer, de s’éduquer, de se soigner sont totalement déterminés par une politique économique dont les orientations ne sont pas décidées à Buenos Aires, mais à Washington.

Toutefois, c’est aussi dans un contexte aussi brutalement adverse pour le camp du travail qu’apparaissent les premiers cas isolés d’un mouvement encore en gestation. En 1992, alors que la vague de faillites industrielles est encore loin de son apogée, l’imprimerie Campichuelo et l’usine métallurgique Quilmes Adabor sont reprises en autogestion par leurs travailleurs.

Si ces deux reprises ouvrières ne font la une d’aucun journal, elles représentent non seulement un point d’inflexion significatif vis-à-vis du registre d’actions collectives syndicales déployées jusqu’alors, mais donnent aussi naissance à un mode d’appropriation directe du pouvoir de la part des travailleurs dans un contexte où ils en sont précisément écartés sur le plan national.

Loin de rester cantonné à quelques exemples épars, le mouvement de récupérations d’entreprises en Argentine ne cesse de croître jusqu’à nos jours. Entre 2001 et 2003, le nombre d’ERT est multiplié par trois et passe de 40 à 128 cas[2]. Aujourd’hui, elles sont plus de 370 en activité sur le territoire argentin, à faire vivre plus de 16 000 familles.[3] En plus de braver les contextes politiques et économiques les plus hétérogènes, cette évolution permet l’émergence d’organisations politiques de représentation (OPR) propres à l’autogestion argentine. Celles-ci incarnent un saut qualitatif en matière d’autonomie économique et politique, qui semble aller de pair avec une appropriation du pouvoir par les travailleurs qui les intègrent ou plutôt, une appropriation des moyens de l’exercer[4].

La reprise en autogestion: derrière l’urgence, des actes politiques

Comme le montre Maxime Quijoux dans ses travaux sur l’usine textile Bruckman (2013), la décision des ouvrières de reprendre l’usine en autogestion suite à l’abandon pur et simple d’un patron paternaliste, n’a été motivée ni par des raisons idéologiques ni par un engagement préalable, politiquement orienté, par exemple dans une mouvance située très à gauche. Toutefois, l’appropriation des moyens de production, le contrôle collectif de celle-ci et du temps du travail représentent bel et bien une remise en cause de l’ordre – économique et politique – établi dans le contexte actuel.

Aussi, on peut voir dans l’organisation de chaque entreprise autogérée des questions qui, loin d’être de simples technicismes, sont in fine éminemment politiques. Par exemple, si pour avoir voix au chapitre en termes d’organisation du travail les ouvriers en relation de dépendance doivent passer par de longues grèves souvent infructueuses, les ouvriers autogérés réussissent à régler de telles questions en une assemblée.

Ces décisions ne coulent toutefois pas de source, les consensus sont bien souvent dilatoires. Les rapports de force entre différents groupes, qui déterminent les décisions prises collectivement eu égard à l’organisation du travail, sont en grande partie formés sur la base de ce que chacun considère comme juste et digne.

Ce sont donc les valeurs intégrées par les travailleurs qui interviennent par exemple au moment de décider si la rémunération doit être totalement égalitaire ou bien s’il faut contempler différents critères pour répartir la valeur ajoutée. Le choix de ces critères répond nécessairement à l’imposition d’une vision de la justice – politiquement située – sur d’autres ; un choix politique en somme.

La dimension politique émane aussi de la recherche de dignité, dont font état les travailleurs en lutte lorsqu’ils expliquent leur action : plutôt se battre que d’y renoncer. En accord avec Didier Fassin[5] et Maxime Quijoux[6], l’anthropologue argentine Maria Inés Fernandez Alvarez montre que la recherche d’une vie digne par le travail peut se lire comme un refus des logiques excluantes d’un ordre établi par des rapports de forces précis[7]. Autrement dit, une telle demande relève du politique dans la mesure où elle remet en cause l’ordre de la cité, d’un ordre juridique dominant, d’une relation de pouvoir asymétrique entre le travail et le capital.

Finalement, si l’appropriation des marges de manœuvre qui étaient jusqu’alors détenues par l’ancien patron se transmet, avec la propriété du capital, aux travailleurs autogérés, on peut parfaitement y voir une « appropriation » du pouvoir de la part de ces derniers, qui va de pair avec celle des moyens de production.

Une organisation politique singulière

Le nombre élevé d‘ERT, leurs problématiques spécifiques et la présence de militants issus du champ syndical mènent à la constitution, en 2003, de la première organisation politique de représentation (OPR) : le Mouvement national d’entreprises récupérées (MNER). Sa formalisation vient couronner un long processus de gestation et est synonyme d’un mouvement d’autonomisation sans précédent.

Manifestation de rue du MNER. Source : page Facebook du MNER.

Dès lors, à partir de 2003, les ERT sont politiquement représentées aux yeux de la société argentine et de l’État. Le MNER occupe rapidement l’espace public à travers des actions spectaculaires telles que l’occupation du ministère de l’Énergie ;  pratique qui deviendra habituelle. Il joue aussi un rôle déterminant dans les luttes ouvrières qui empruntent le chemin de l’occupation des lieux de production. Le réseau d’inter connaissances, le savoir-faire militant, le soutien moral, physique et juridique apporté aux travailleurs en lutte représentent pour eux un soutien essentiel lors de leur cheminement à travers les différentes étapes qui les mènent du premier épisode de conflit à la continuité productive, en passant par leur adaptation à l’autogestion, qui ne se fait jamais sans heurts.

Source: autogestion.asso.fr

Par ailleurs, l’organisation politique de l’autogestion, gage de la construction de nouveaux sujets politiques, semble aller de pair avec le développement matériel des ERT : d’une part, plus le réseau est intégré et plus celles-ci sont protégées. D’autre part, cela augmente les chances de victoire dans les futures récupérations, ce qui renforce à son tour le réseau.

Enjeu de luttes et fractionnement

En haut, la figure d’Eva Duarte de Perón domine l’avenue 9 de Julio. En bas, le drapeau du MNER. Source : page Facebook du MNER

Peu de mois après la création du MNER, un groupe y fait sécession et forme le Mouvement national de fabriques récupérées par leurs travailleurs (MNFRT). Trois ans après apparaît la Fédération argentine de coopératives de travailleurs autogérés (Facta) alors qu’en 2008 se constitue l’Association de coopératives de travailleurs autogérés (Actra).

Si les raisons de cette division de la représentation politique ne s’éloignent pas fondamentalement des dynamiques de fractionnement classiques du champ syndical, la concurrence entre OPR s’opère sur la base d’enjeux de lutte bien précis. Par exemple, derrière l’enjeu d’être l’OPR la plus représentative, se cache une lutte pour la définition de ce pourquoi on lutte, à savoir, celle de définir ce qu’est une ERT. Si une OPR parvient à imposer sa définition alors elle aura de fortes chances d’être la plus représentative, car elle apparaîtra comme celle qui coagule « les vraies » ERT. Par exemple, certains porte-paroles de l’OPR la plus productiviste considèrent qu’une « vraie » ERT ne peut pas abriter une école populaire ou un centre culturel, comme c’est le cas pour de nombreuses usines autogérées, membres d’autres OPR. Pour ces dernières, l’ERT ne se réduit pas à ses aspects purement productifs, mais devient le vecteur d’une appropriation plus large, à la fois territoriale et populaire, qui dépasse la seule récupération du travail.

Et l’avenir?

Loin d’être figé, le mouvement des ERT argentines ne cesse d’évoluer, bien souvent selon des logiques de lutte décrites plus haut et vers une autonomisation croissante.

C’est ainsi que, dans un souci de différenciation, le MNER lance en 2016 sa propre monnaie alternative. Dans le même temps, la Facta tente une alliance stratégique avec un courant combatif de la CGT, la Corriente Federal, ainsi qu’avec d’autres organisations populaires. Ces questions sont  largement débattues lors des rencontres internationales (mondiales ou régionales) des travailleurs autogérés, comme celle tenue en 2017 dans l’immense usine textile autogérée à Pigüé, province de Buenos Aires.

Ceci dit, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, le courant politique dominant au sein des ERT n’est ni le communisme ni l’anarchisme, mais le péronisme : une spécificité tout argentine.

 

Pour aller plus loin:

Maxime Quijoux et Andrés Ruggeri, « Les entreprises récupérées face au gouvernement néolibéral argentin », Mouvements, 97(1), 2019, p. 140-148.

[1] Il s’agit des mères argentines dont les enfants ont « disparu », assassinés pendant la dictature militaire (1976-1983).

[2] Andrés Ruggeri (dir.), Informe del Tercer relevamiento de Empresas Recuperadas por sus trabajadores, Rapport de recherche, Facultad de Filosofia y Letras, UBA, Buenos Aires, 2010, 90 p.

[3] Maxime Quijoux & Andrés Ruggeri, « Les entreprises récupérées face au gouvernement néolibéral argentin », Mouvements, 97(1), 2019, p. 140-148.

[4] Nous comprenons le pouvoir dans sa dimension relationnelle, à l’instar de Michel Foucault.

[5] Didier Fassin, « Vivre avec la mort », in Quand les corps se souviennent. Expériences et politiques du sida après l’apartheid, Paris, La Découverte, 2006, p. 260-302.

[6] Maxime Quijoux& Andrés Ruggeri, « Les entreprises récupérées face au gouvernement néolibéral argentin », op. cit.

[7] María Inés Fernández Alvarez, La política afectada : experiencia, trabajo y vida cotidiana en Brukmanrecuperada, Buenos Aires, Prohistoria Ediciones, 2017, 262 p.

Pour citer cet article

Sylvain Pablo Rotelli, « De la dépossession ouvrière à l’autogestion : les entreprises récupérées par leurs travailleurs en Argentine », Silomag, n° 10, déc. 2019. URL : https://silogora.org/de-la-depossession-ouvriere-a-lautogestion-les-entreprises-recuperees-par-leurs-travailleurs-en-argentine/

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