Dans cet article, Mélanie Vay retrace l’histoire des luttes d’influence et idéologiques ayant conduit à une mise en concurrence massive des entreprises publiques. En partant pour ce faire de la signature du traité de Rome en 1957 et de la mise en place par ce dernier de la direction générale de la concurrence pensée dès l’origine en chantre du libéralisme et comme rempart contre le « dirigisme » français de l’époque. Une bataille profondément déséquilibrée s’est ensuite jouée entre les partisans de la libéralisation sur un modèle thatchérien moteur en la matière et les défenseurs fébriles des entreprises publiques. Les premiers utilisant le droit de la concurrence comme levier pour se débarrasser des protections prévues pour les entreprises publiques dans les différents droits nationaux et les seconds regardant passivement si ce n’est en acquiesçant.
En France, l’Union européenne a pu être désignée comme le fossoyeur des entreprises publiques et services publics en provoquant leur démantèlement et en encourageant les privatisations. L’accusation est difficile à vérifier tant la construction européenne ne peut être pensée en dehors de l’action des États membres qui sont parties prenantes de ses institutions. Au terme d’une enquête approfondie, il est toutefois possible d’affirmer que la politique de concurrence européenne, qui a certainement connu la plus grande réussite, a manifesté depuis toujours une hostilité à l’égard des entreprises publiques comme des services publics, tout comme il faut concéder qu’elle n’aurait pu seule venir à bout d’un interventionnisme économique qui avait caractérisé pendant de longues années les États européens sans les complicités de groupes d’acteurs nationaux. Les développements de la construction européenne auront donc contribué au confinement de ces catégories dans un référentiel de marché libre et concurrentiel. Cet article s’avise d’en restituer les étapes chronologiques.
L’inscription dans les premiers savoirs juridiques européens d’un principe d’égalité public-privé des entreprises dans la concurrence (années 1950 et 1960)
Il faut signaler d’abord que les entreprises et services publics sont, à la faveur de la victoire d’une coalition des partis de gauche aux élections législatives françaises, les invités de dernière minute des longues tractations ayant précédé la signature du traité de Rome de 1957 qui crée la Communauté économique européenne (CEE). Passée au crible des négociations, la proposition de la délégation française aboutit à l’insertion dans le traité CEE d’un article 90 concernant les entreprises publiques et les services d’intérêt économique général (SIEG)[1], dont les termes sont assez souples pour se prêter à des interprétations aussi bien dirigistes que libérales.
Les premiers acteurs à investir la CEE font un pari sur la réussite de ce projet européen qui est loin d’être gagné d’avance. Une partie de ces pionniers défend un projet axé sur le libéralisme économique. On les retrouve dans les rangs de la direction générale de la concurrence (DG Concurrence), qu’il s’agisse du commissaire allemand, Hans von der Groeben, à qui son gouvernement a demandé expressément de faire de la DG une « forteresse contre le dirigisme français »[2], du directeur général néerlandais, Pieter VerLoren van Themaat, et de plusieurs collaborateurs et experts dont ils s’entourent. On songe aussi à l’avocat de grandes entreprises allemandes et américaines, Arved Deringer, qui envisage la concurrence comme une voie de spécialisation lucrative et efficace pour servir les intérêts de sa clientèle. On les trouve encore dans les lobbies d’affaires que sont la Ligue européenne de coopération économique (LECE) et la Ligue internationale contre la concurrence déloyale (LICCD). Tous forment l’embryon d’un monde européen de la concurrence.
Par des discours politiques, des expertises, des productions écrites, l’organisation de groupes de travail ou encore d’un colloque international, ces acteurs œuvrent de concert à l’inscription dans les premiers savoirs juridiques européens d’un principe d’égalité de traitement strict des entreprises publiques et privées au regard de la mise en application des règles de concurrence européennes. Sous couvert de non-discrimination et d’égalité des chances, il revient à considérer que les entreprises publiques doivent adopter le même comportement sur les marchés que leurs concurrentes privées. Reposant sur le postulat d’une concurrence déloyale systématique des entreprises et services publics vis-à-vis du secteur privé, il a pour but de reléguer ces structures à l’état d’exception, d’anomalies provisoires, de « cadavres »[3] en puissance.
Au fait de ces initiatives, les dirigeants d’entreprises publiques françaises, EDF en tête, encouragent leurs homologues à se fédérer dans un grand syndicat européen du patronat public, le Centre européen de l’entreprise publique (CEEP), mais anticipent mal le rôle que va jouer le droit dans la construction politique de l’Europe communautaire et la capacité future des autorités nationales à contrer les réseaux partisans d’une Europe libérale. Peu audibles, des chercheurs français aux voix dissidentes, tels l’économiste André Marchal[4] ou le politologue Lucien Nizard[5], se voient alors condamnés à jouer les Cassandre.
La banalisation de l’égalité public-privé dans la concurrence et l’anéantissement d’un régime d’exception pour les services publics (années 1970 et début des années 1980)
Capitalisant sur ces premiers savoirs, des groupes d’acteurs coalisés par la volonté de libéraliser le Marché commun, membres des institutions (en particulier DG Concurrence et Service juridique de la Commission mais aussi Cour de justice), avocats, représentants du monde des affaires, dirigeants nationaux et universitaires, s’efforcent de les mettre en pratique pour stimuler une mécanique d’alignement public-privé de l’économie européenne. Cela ne va pas sans difficultés dans un contexte où le choc pétrolier du début des années 1970 tend à revigorer l’interventionnisme étatique, tandis que la dynamique d’intégration communautaire est relativement en berne. Un premier mode opératoire consiste à s’attaquer au problème par le bas via des jurisprudences. Un second mode opératoire plus transversal et ambitieux vise à s’emparer du problème par le haut via la législation. Il en résulte une véritable révolution juridique au départ silencieuse, puis perceptible et assumée.
Ces groupes d’acteurs s’avisent d’abord de donner consistance au principe d’égalité public-privé dans la concurrence et d’anéantir toute exemption pour les SIEG par voie de jurisprudences comprises comme des formes interprétatives du droit inscrites dans des décisions prises par les instances européennes. S’il n’en résulte que quelques décisions de la Commission (huit entre 1971 et 1985) et quelques arrêts de la Cour (vingt-cinq entre 1971 et 1989), ceux-ci aboutissent à la censure systématique des droits spéciaux ou exclusifs conférés à des entreprises et services publics, soit parce qu’est rejetée la qualification de SIEG, soit parce qu’il est admis que les conditions d’exonération des règles de concurrence de l’article 90 CEE ne sont pas réunies. Ces jurisprudences contribuent ainsi à sédimenter progressivement une certaine interprétation des normes en la matière. Leurs effets commencent à se faire sentir dans les années 1980 comme le révèlent deux affaires mettant en cause des lois nationales réservant des monopoles à des entreprises publiques. La première implique l’opérateur British Telecom. Elle s’amorce par la plainte d’une entreprise privée auprès de la DG Concurrence. Elle se poursuit avec une décision de la Commission qui fait droit à la plainte en censurant le monopole qui serait cause de concurrence déloyale. Tandis que le gouvernement britannique se plie volontiers à une décision qui conforte son projet de privatisation, le gouvernement italien la conteste en justice. La Cour valide les arguments de la Commission[6]. Cette affaire montre comment la Commission se saisit du cas britannique à l’ère Thatcher comme d’un modèle à généraliser et bénéficie pour cela des collusions du secteur privé et des gouvernants libéraux. L’autre affaire concerne une loi grecque réservant aux compagnies publiques l’assurance des biens publics. Si une plainte du secteur privé attire l’attention de la DG Concurrence, celle-ci agit d’office en mobilisant les pouvoirs dévolus à l’article 90 CEE et adopte au nom de la Commission une décision censurant la loi pour enfreinte aux règles de concurrence. Le gouvernement grec ne s’y conformant pas dans les délais impartis, la Commission saisit la Cour d’un recours en manquement. La Cour suit à nouveau les arguments de la Commission[7]. Cette affaire fait voir comment le droit de la concurrence peut servir de levier pour expurger les législations nationales de toute prérogative exclusive reconnue aux entreprises publiques. Surtout, elle consacre un pouvoir de décision autonome de la Commission pour contraindre les États à renoncer à certaines formes d’interventionnisme. Cette approche par le bas n’autorise toutefois qu’un traitement incrémental du problème des entreprises et services publics.
Les groupes d’acteurs du monde européen de la concurrence s’attachent alors à promouvoir et développer une approche par le haut de mise en transparence des relations États-entreprises publiques par voie législative. Suivant le postulat d’une concurrence déloyale systématique des entreprises et services publics vis-à-vis du secteur privé, la transparence vise à mettre à nu les privilèges dont ils bénéficieraient et encourager ainsi les entreprises privées à se saisir des voies de recours au niveau communautaire. Elle doit aussi permettre à la Commission de mieux instruire leurs plaintes et d’exercer une surveillance générale pour agir de son propre chef. Ce mot d’ordre de transparence est impulsé par la DG Concurrence dont il sert les intérêts. Formalisé dès les années 1970 en s’appuyant sur les jurisprudences de la Cour, les initiatives de députés européens et des compte rendus d’experts, il est concrétisé dans les années 1980. Une première directive de 1980[8] impose la transparence des relations financières États-entreprises publiques. Elle retient une définition extensive de l’entreprise publique comprise comme « toute entreprise sur laquelle les pouvoirs publics peuvent exercer directement ou indirectement une influence dominante du fait de la propriété, de la participation financière ou des règles qui la régissent », qui est donc indifférente au statut juridique de droit public ou de droit privé. Adoptée sur la base de l’article 90 CEE, elle est contestée en justice par les gouvernements français, italien et britannique. Mais l’arrêt de la Cour confirme sa validité et reconnaît du même coup à la Commission un pouvoir législatif autonome pour régir les relations États-entreprises publiques. D’abord épargnés par cette première directive, les SIEG (eau, énergie, postes, télécommunications, transports, crédit) sont soumis au régime de la transparence par une seconde directive de 1985[9]. Si la Commission parvient à imposer ce mot d’ordre, c’est aussi parce qu’elle bénéficie de relais puissants dans les milieux d’affaires. Deux initiatives retiennent particulièrement l’attention. La première est celle de la Fédération internationale pour le droit européen (FIDE), largement investie par les avocats d’affaires, qui organise, sous l’égide d’Arved Deringer, son 8e congrès sur le thème de l’égalité de traitement des entreprises publiques et privées[10]. Cet évènement sert à appuyer les fondements théoriques de l’approche transversale développée par la DG Concurrence. En plus de cautionner sa définition de l’entreprise publique, il fait valoir que la soustraction des SIEG à la concurrence ne s’entend que dans la stricte mesure nécessaire à l’accomplissement de leur mission d’intérêt général. Il s’agit par-là de prohiber toute possibilité de péréquation financière entre les activités rentables et non rentables des entreprises qui les prennent en charge en promouvant la transparence qui doit permettre de vérifier cette partition dans leur comptabilité. Des écrits doctrinaux publiés dans des revues européennes sous la plume d’universitaires, d’avocats et de membres des institutions communautaires lui font en outre un large écho. L’autre initiative émane de la LECE qui, sous l’impulsion de Pierre de Calan, président de sa commission économique internationale, par ailleurs PDG de Barclays France et vice-président du Conseil national du patronat français (CNPF, ancêtre du MEDEF), organise en 1982 un colloque bruxellois sur le thème de la « coexistence de l’entreprise publique et de l’entreprise privée dans l’économie européenne »[11]. La manifestation sert de même à appuyer les ambitions de la DG Concurrence et à donner des arguments aux entreprises privées pour former des recours. Elle sert encore à la Ligue à diffuser auprès des acteurs de son vaste réseau des lignes d’action pour exercer un lobbying auprès des autorités nationales et européennes et réclamer une « surveillance particulièrement attentive sur le comportement des entreprises publiques au regard de la concurrence et du marché »[12].
En parallèle, le CEEP, qui est certes parvenu à s’ancrer dans le paysage européen, fait figure d’unique vigie des secteurs publics. Il opère toutefois avec des moyens limités au regard des ressources que le secteur privé est à même de déployer. Sa tâche est de surcroît très difficile. Il s’agit de faire groupe en dépit d’une réalité hétérogène et d’affronter une montée des critiques à l’égard des entreprises publiques taxées d’inefficacité et des États accusés d’être de mauvais patrons d’industrie. En outre, il est ardu de concilier les voix des managers publics qui entretiennent par ailleurs des relations complexes avec les États. Enfin, la position de « partenaire social européen » se révèle très faiblement efficace. Le CEEP doit revoir sa stratégie initiale et cela prend du temps. Il s’agit de s’emparer du droit comme registre incontournable et d’appliquer les recettes « privées » de lobbying européen, c’est-à-dire de militer par les savoirs et de porter une parole publique pour faire valoir une interprétation des traités ajustée à la défense des intérêts du secteur public. Il ne faut cependant pas sous-estimer qu’une autre raison de l’échec du CEEP tient à l’accommodement relatif de ses représentants avec le registre concurrentiel. Ce dernier est pris comme levier pour diffuser, dans les arènes nationales, de nouvelles représentations des entreprises publiques « modernisées », « efficaces », aux modes de gestion détachés des contingences politiques pour s’adapter aux besoins du marché. Ainsi, beaucoup de managers publics se montrent paradoxalement favorables à la privatisation des formes juridiques des entreprises où ils officient, qui leur permettrait de devenir plus autonomes commercialement et moins soumis aux contraintes de leur tutelle étatique[13]. Cette attitude contribue à valider l’essence du principe d’égalité public-privé dans la concurrence et à faciliter sa mutation en sens commun de la politique européenne.
Pour aller plus loin :
Mélanie Vay, La mise en problème européen de l’économie publique. Socio-histoire des mondes de l’entreprise publique au contact de la politique européenne (1957-1997), Paris, Dalloz, 2021.