Afin de dépasser l’opposition entre technosceptiques et tenants du scientisme, Hugo Pompougnac nous invite à analyser le basculement scientifique et technologique induit par la généralisation de l’intelligence artificielle au prisme du marxisme et du matérialisme. Le débat se recentre ainsi sur ses effets sur la division du travail entre travail mort – l’automatisation amenée à dominer – et travail vivant, les forces productives et leur avenir. L’enjeu de la mobilisation de ces innovations technologiques par les exploités ouvre alors de nouvelles perspectives en vue de leur émancipation et d’un changement révolutionnaire.
Le débat sur « l’intelligence artificielle » oppose le plus souvent, deux conceptions bien tranchées, que l’irruption de ChatGPT est venue radicaliser. D’un côté, une approche de type « techno-sceptique » mettra l’accent sur les grandes catastrophes engendrées par ces innovations. On l’accusera alors de détruire des emplois et des familles, on citera le Socrate du Phèdre (370 av. J.-C.) ou la Arendt de la Condition de l’homme moderne (1958) pour dire quelle altération de la personnalité humaine elles engendrent, on parlera dégâts écologiques et applications militaires. On s’étonnera éventuellement que l’humanité consacre des ressources à ces machines hermétiques alors qu’il y a tant d’urgences sur terre. Une sensibilité plus littéraire citera le Docteur Frankenstein ou parlera de dystopie.
De l’autre côté, une approche de type « scientiste » insistera sur les perspectives nouvelles qui sont désormais ouvertes à l’humanité. Élimination de tâches pénibles, machines plus précises et plus autonomes, assistance à la vie quotidienne : toutes les promesses de la modernité semblent se réaliser en même temps, à un rythme qui rappelle les pages les plus exaltées de la philosophie rationaliste, quelque part entre la reproduction de l’animal-machine de Descartes et l’accomplissement de l’outil comme « miroir de l’esprit » hégélien. On se risquera même, comme Yann Le Cun, à une analogie avec la presse de Gutenberg ; on frémit d’impatience à l’évocation des Nouvelles Lumières auxquelles les robots de Google, Facebook ou Amazon ouvrent la voie.
Ce débat accompagne en fait, sous une forme ou sous une autre, tout basculement scientifique et technique de quelque importance, qu’il s’agisse de la fission atomique, des OGM, de l’exploration spatiale ou de la machine à vapeur. Le public, naturellement, se sent écartelé. Bien sûr, la collecte de données à fins de reconnaissance faciale, c’est inquiétant ; mais les algorithmes d’imagerie médicale, qui permettent de repérer une tumeur naissante bien avant que l’œil du médecin en soit capable, c’est rassurant ; alors, que penser ?
On réglera le débat à peu de frais en répondant : mais, tout dépend des usages, signifiant par là qu’on envisage quelque chose du genre d’un comité d’éthique, ou d’un État stratège, qui interdira la reconnaissance faciale et encouragera l’imagerie médicale. C’est faire abstraction du fait que l’imagerie médicale et la reconnaissance faciale recourent aux mêmes algorithmes ; qu’on ne peut encourager l’un de ces secteurs sans encourager l’autre, et qu’on ne peut mettre l’un de ces secteurs en difficulté sans mettre l’autre en difficulté. À ce stade, le problème semble insoluble.
Poser le débat au prisme de l’analyse matérialiste
Les choses sont moins difficiles lorsqu’on se souvient qu’on vit dans des sociétés de classe. À ce titre, les phénomènes industriels n’ont pas de caractéristiques absolues, mais doivent être envisagés relativement aux rapports de production déterminés dans lesquels nous évoluons. En particulier, les prophètes millénaristes d’après lesquels l’intelligence artificielle nous mène tout droit en enfer devraient prendre conscience du fait que l’essentiel de l’humanité vit déjà en enfer et souffre de famines, conflits militaires de plus ou moins haute intensité, exploitation économique éhontée, travail des enfants, analphabétisme, etc. De même, les aficionados de la « tech » décrivant le monde comme une carte postale de la Silicon Valley devraient prendre le temps de regarder sur quelles infinies souffrances sont bâties leurs utopies. À la fin, avec ou sans réseaux de neurones, il y a ceux qui triment et ceux qui font trimer, et entre les deux, une grande diversité de couches intermédiaires, plus ou moins privilégiées, plus ou moins complices, plus ou moins tournées vers l’avenir.
Peut-être alors est-il nécessaire de poser différemment la question qui, initialement, nous a semblé insoluble. Karl Marx disait dans Le manifeste du parti communiste (1847) que, passé un certain seuil de développement, les forces productives d’une société donnée entrent en contradiction avec ses rapports de production (ce qui est une autre manière de dire que la forme sociale de la production entre en contradiction avec le caractère privé de l’échange) ; alors, la révolution sociale vient à l’ordre du jour. Il ne s’agit donc pas vraiment de savoir si l’intelligence artificielle est une bonne ou une mauvaise chose, mais plutôt, si elle peut être mise à profit pour en finir avec le mal de notre époque – à savoir, le mode de production capitaliste.
Commençons par souligner qu’à première vue, ces outils se présentent, non pas comme un aliment du progrès social, mais comme un obstacle. En effet, ils viennent directement creuser le déséquilibre, dans la lutte politique, entre classes dominées et classes dominantes. On pense aux campagnes de désinformation automatique ou semi-automatique, du type de celle que la société Cambridge Analytica a mise en œuvre pour permettre l’élection de Donald Trump en 2016. On pense également aux technologies de vidéosurveillance des mouvements sociaux et plus généralement de suivi policier des activistes qui, après avoir été expérimentées dans différents régimes autoritaires, sont désormais arrivées en France. Bien sûr, elles ne sont pas infaillibles et il est possible de les déjouer, comme l’ont montré les manifestations de 2019 à Hong-kong. Pour autant, elles permettent de repérer, et donc de neutraliser et/ou de sanctionner les militant·e·s avec une efficacité redoutable.
En fait, ce déséquilibre n’a rien d’inédit : dans sa préface de 1895 aux Luttes des classes en France, Engels signalait déjà que le perfectionnement technique de la troupe place nécessairement le combat de barricades au second plan. Alors, l’enjeu principal ne peut plus être la technique de l’insurrection, mais bien la politique de la révolution : il faut grouper des forces sociales suffisamment massives et suffisamment décidées pour être capables d’enjamber les dispositifs de l’appareil répressif et de la propagande. Voilà où nous en sommes, à nouveau. Pour autant, nous aurions tort de limiter ces technologies à leur fonction autoritaire.
Un petit détour est nécessaire pour rappeler ce qu’elles font et ce à quoi elles servent. J’ai utilisé jusqu’à présent l’expression passe-partout d’ « intelligence artificielle », mais elle n’est vraiment pas précise. Les algorithmes qui suscitent l’émoi du public depuis quelques années sont des algorithmes d’apprentissage machine (dits aussi, en anglais, de machine learning), appartenant à la famille des réseaux de neurones artificiels. Dans leur forme la plus courante, car il en existe d’autres, ils sont conçus pour simuler la manière dont le cerveau humain apprend par imitation.
En pratique, ils sont alimentés au moyen de grands volumes de données annotées. Par exemple, un réseau de neurones conçu pour la reconnaissance d’images sera alimenté au moyen d’images de petits chats, accompagnés de l’annotation « chat » ; de petits chiens, accompagnés de l’annotation « chien » ; de petits oiseaux, etc. Pour chacune de ces images, il essaiera de deviner ce dont il s’agit sans se tromper. S’il ne s’est pas trompé, très bien, mais s’il s’est trompé, il sait qu’il doit modifier légèrement sa façon de réfléchir (par rétropropagation du gradient de sa fonction d’erreur). Après avoir consommé plusieurs millions de ces images, s’être trompé et s’être amendé de nombreuses fois, il est normalement devenu capable de différencier un chat d’un chien.
IA, forces productives et action collective
ChatGPT est une vitrine de cet écosystème, certes luxueuse, mettant à profit les plus belles avancées de l’état de l’art sous la forme d’un petit trésor d’ingénierie, mais une simple vitrine, qui est loin de donner à voir tout ce qui est désormais à portée de main. En fait, les comportements appris de cette manière matérialisent une expertise humaine dans le domaine concerné ; ici, il s’agit du domaine consistant à différencier un chat d’un chien, mais ce domaine peut tout aussi bien être la conduite de voitures ou de trains, l’administration de flux bancaires, la génération de séquences ADN viables. Les ordinateurs contemporains ayant une puissance de calcul époustouflante, il est même possible qu’un réseau de neurones surpasse l’expertise humaine à partir de laquelle il a pourtant appris à fonctionner ; c’est le cas dans l’imagerie médicale.
Cette expertise incorporée dans la machine sous forme de travail mort mène inévitablement à une contraction du taux de profit (dont on sait bien depuis Le Capital (1867) qu’il est une fonction du travail vivant, et de lui seul) ; pour essayer de le maintenir, plus d’un capitaliste a donc la tentation de détruire des forces productives, ou en tous cas de freiner leur développement. C’est le sens de l’enthousiasme qu’un Elon Musk va manifester pour tous les moratoires que l’on voudra, et une indication irréfutable de l’obsolescence du capitalisme. Ce dernier a cessé de fleurir et commence à pourrir sur pieds.
Cette domination du travail mort sur le travail vivant – en d’autres termes, ce processus d’automatisation – a une conséquence très concrète sur le corps social. L’opérateur humain devient moins indispensable, en particulier dans certains métiers qualifiés ; on pense par exemple au domaine, en pleine croissance, des algorithmes chargés d’assurer le contrôle qualité des produits sur une chaîne de montage. Par conséquent, l’équilibre entre les professions non-automatisables (petites mains du soin, logistique, etc.) et des professions pourtant plus qualifiées, mais désormais en danger s’en trouve modifié. Le regain de centralité sociale et politique des premières, du mouvement des Gilets jaunes au mouvement des retraites en passant par les « personnels essentiels » de la pandémie, s’appuie notamment sur cette évolution.
Dans le même temps, il n’est pas très difficile d’apprendre à programmer (et encore moins à utiliser) des réseaux de neurones. Des formations le permettent aujourd’hui en quelques mois, sans contrainte de diplôme. Sous cet angle, Yann Le Cun a raison : ces techniques mettent l’expertise humaine à la disposition de toutes et de tous, et à ce titre prolongent bel et bien l’œuvre de la presse de Gutenberg.
Or, l’expertise est précisément ce qui a toujours fait défaut au prolétariat dans sa lutte de classe contre la bourgeoisie. Au moment de lutter pour le pouvoir, c’est-à-dire de prétendre administrer un pays, se pose inévitablement la question : comment faire ? On est prisonnier de la division du travail. On connaît son métier, son poste. Mais on ne saurait pas faire fonctionner l’ensemble du système, les postes plus qualifiés, l’articulation de l’industrie, du transport et de la logistique, de la banque, des services… et les spécialistes, eux, ne veulent pas de ce nouveau régime, car ils n’étaient pas malheureux dans l’ancien. On pourra toujours s’appuyer sur la petite minorité d’entre eux qui décide de bifurquer, et ne veut pas du monde pour lequel on l’a formé ; mais cette promotion d’AgroParisTech qui, en 2022, avait pris le chemin de la rupture avec le système est de toute évidence très isolée dans son milieu.
C’est bien à cette exigence que faisait face Lénine lorsqu’il déclarait que chaque cuisinière, chaque manœuvre doit apprendre à gouverner l’État – c’est-à-dire aussi la production. Les cuisinières russes du début du 20e siècle, évidemment, n’ont pas pu s’appuyer sur des réseaux de neurones artificiels. Finalement, elles n’ont pas appris à gouverner l’État, ce qui a permis à une petite caste d’experts pourtant médiocres de monopoliser le pouvoir soviétique (et de momifier Lénine).
Sans doute une société gouvernée par le prolétariat, c’est-à-dire par la grande majorité du peuple, est-elle davantage possible aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a 100 ans – et sans doute l’essor de l’apprentissage-machine y est-il pour quelque chose. Cependant, tout reste à faire. Pour mettre un tel problème derrière nous, il ne suffit pas d’en résoudre la dimension technique. Reste la politique, au sens plein du mot, celui de l’action collective : voulons-nous vivre dans le monde tel qu’il est, ou déciderons-nous de le changer ?