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Le mythe de la consommation responsable: une histoire d’enfants gâtés?

Le mythe de la consommation responsable: une histoire d’enfants gâtés?Temps de lecture : 9 minutes

Tout changer pour que rien ne change. Ainsi en va-t-il du capitalisme verdâtre que certains s’évertuent à garantir plus « responsable ». Arrimées à un impératif de croissance économique, les pratiques de consommation éco-responsables comme facteur central de la transition écologique reposent sur la production et la diffusion d’une morale consumériste réformée. Fanny Parise montre qu’il s’agit d’une illusion éludant les enjeux politiques et environnementaux de la production et de la distribution des marchandises.

Dans mon ouvrage Les Enfants gâtés, Anthropologie du mythe du capitalisme responsable, je m’interroge sur les effets sociaux et culturels de la consommation dite “éco-responsable”. J’étudie les imaginaires collectifs qui permettent de donner du sens à la permanence du capitalisme malgré l’urgence socio-éco-environnementale. En réalité, s’intéresser aux nouvelles pratiques de consommation est une excuse pour interroger la reproduction sociale des élites culturelles et l’imposition d’une nouvelle culture dominante, celle de la responsabilité.

Plus précisément, j’ai mené une vaste étude anthropologique sur les apôtres de la consommation éco-responsable, des “enfants gâtés” qui perpétuent un système hyperconsumériste. Loin de la sobriété vers laquelle ils pensent tendre, ces consommateurs se bercent d’illusions et sont empêchés par l’emprise des “nouveaux sauvages”, une nouvelle élite médiatico-culturelle, de sortir de cette dynamique. Sur fond de propagande progressiste, ils prônent le changement par la continuité et ils n’hésitent pas à culpabiliser le reste de la population : être quelqu’un de bien et plus que jamais une histoire de choix de consommation.

 

La belle histoire de la consommation responsable

 

La consommation responsable, c’est pouvoir concilier les enjeux sociaux et environnementaux avec une aspiration au confort. Ce qui signifie qu’on veut continuer à consommer dans notre vie quotidienne mais en choisissant des produits ou des marques qui vont valoriser des valeurs progressistes en cohérence avec la transition environnementale. Il ne s’agit pas de moins consommer mais de mieux consommer. C’est une manière de moderniser l’hyperconsommation du siècle dernier.

Certains objets deviennent même des totems de cette nouvelle manière de consommer, comme la voiture électrique, la paille en bambou ou encore, les baskets éthiques. S’intéresser à ces objets éco-responsables permet d’interroger non seulement l’image qu’ils véhiculent au sein de notre société, mais surtout de comprendre leurs impacts sociaux et environnementaux, que ce soit au stade de la production, de la distribution ou de la consommation.

Par exemple, la voiture électrique renvoie l’image d’un mode de transport individuel responsable car respectueux de l’environnement, tout en permettant à son possesseur de ne pas changer ses habitudes de mobilité. Un changement au prix du moindre effort : on se focalise sur ce qui est le plus plaisant à imaginer. Pour autant, une vision systémique amène à nuancer la pertinence de cet objet : l’extraction des matières premières nécessaires à la construction de la batterie détruit les écosystèmes et pollue les milieux de vie des populations locales. Les stratégies politiques, notamment les aides financières proposées par les états, induisent une nouvelle phase d’équipement des ménages (on se sépare d’une voiture thermique en état de fonctionnement, au profit d’une nouvelle voiture électrique), et une valorisation du déplacement individuel via des aménagements urbains spécifiques (bornes de recharges). Il en résulte une augmentation de la flotte globale des voitures individuelles (les voitures thermiques sont, par exemple, envoyées en Afrique), et une poursuite des habitudes de mobilité individuelle, les consommateurs se donnant bonne conscience avec la voiture électrique, et cela malgré les problématiques de recyclabilité des batteries électriques.

 

Le mythe du capitalisme responsable

 

La consommation responsable propose, comme nous venons de le voir avec la voiture électrique, une approche réformiste de la production, de la distribution et de la consommation, qui s’intègre au sein d’une idéologie spécifique, celle du capitalisme responsable. D’un point de vue anthropologique, il s’agit d’un mythe, d’une histoire qu’on nous raconte et qui vise à faire rimer profitabilité économique et transition socio-éco-environnementale. Elle promet par la consommation d’amener nos sociétés à vivre un mode de vie décarboné ou soutenable. Cette idéologie repose sur le principe du découplage : il est toujours question de croissance économique, mais celle-ci est décorrélée de la destruction de la planète. En réalité, consommer mieux équivaut à consommer plus, mais nous ne nous en rendons pas compte car nous sommes persuadés de bien faire. Résultat, on se focalise désormais sur l’imaginaire et les valeurs que véhicule le mythe du capitalisme responsable et on perd totalement pied avec la réalité, en mettant ainsi sous le tapis toutes les contradictions que ce fonctionnement implique.

Toutes les sphères de notre vie quotidienne sont impactées par le capitalisme responsable, et pas uniquement celle de la consommation. Par exemple, c’est exactement la même chose avec le monde professionnel : on prône une approche plus sensible à l’épanouissement au travail, mais en restant dans une logique de performance, où on pousse les gens à devoir s’adapter quoi qu’il arrive. Cette ode au bonheur creuse un écart entre les élus, ceux qui arrivent à être heureux, et les autres. Sans parler des logiques de travail hybride, inadaptées aux moins favorisés. C’est donc une nouvelle course à la performance qui donne naissance à de nouvelles formes d’oppression. On a changé les mots pour qu’au final, rien ne change vraiment.

 

Les croyants du capitalisme responsable

 

L’exploration anthropologique que j’ai menée s’est intéressée à une partie très spécifique de la population, à ceux qui créent d’une part l’imaginaire collectif de l’éco-responsabilité, et ceux, d’autre part, qui participent à véhiculer ces nouveaux préceptes consuméristes. Plus précisément, les nouveaux sauvages et les enfants gâtés représentent 25% de la population des pays occidentaux. Sans conscience de classe, ils ont en commun de ne pas vouloir s’émanciper du système marchand. Ils mobilisent la consommation comme un levier afin d’avoir un impact positif sur eux, sur les autres et sur la planète.

Les nouveaux sauvages sont des leaders d’opinion. Ils sont diplômés des écoles et des universités les plus prestigieuses au monde : la réussite scolaire est une consécration de leurs talents, et la réussite socio-professionnelle récompense leurs mérites. Ces individus représentent 5 à 10 % des populations actives occidentales, ce qui inclut les 1 % les plus riches[1] qui détiennent un diplôme prestigieux. Il s’agit d’une élite médiatico-créative qui va donner le ton, via des prises de position dans les médias, dans les stratégies d’innovation, dans les agences de pub et va diffuser en masse les valeurs de la socio-éco-responsabilité. Son but est de conserver sa place dans l’échiquier social, en instaurant une nouvelle culture légitime, celle de l’éco-responsabilité. Cette élite s’adapte à l’air du temps pour continuer à avoir un discours qui est au cœur des enjeux sociétaux. Les nouveaux sauvages présentent, par exemple, le capitalisme responsable comme la solution à tous les maux de notre époque, en rendant acceptable une nouvelle injonction consumériste : l’hyperconsommation éco-responsable. Pour parvenir à leurs fins, ils déploient principalement deux stratégies. La première vise à moraliser la consommation, c’est-à-dire à proposer des biens et des services qui sont perçus comme éco-responsables. La seconde consiste à marchandiser des secteurs qui ne l’étaient auparavant pas comme celui de la solidarité ou de l’engagement citoyen.

Les enfants gâtés, eux, représentent des influenceurs domestiques qui sont les plus réceptifs aux préceptes socio-éco-responsables prônés par les nouveaux sauvages.  Majoritairement issu des classes moyennes, un enfant gâté est une personne qui a jugé nécessaire de changer son style de vie, notamment par ses choix alimentaires, ses loisirs et sa consommation. Il a un pouvoir d’achat suffisant pour ne pas être en situation de précarité, et donc disposer de ressources nécessaires (temps libre, sentiment de sécurité, ressources financières suffisantes, bien-être relatif, etc.) lui permettant de réfléchir à de nouvelles manières de consommer. Les enfants gâtés sont les croyants du capitalisme responsable. Ils ont envie de se dire que la transition socio-environnementale est possible et qu’elle passe par la consommation. Ils souhaitent donc une transition au prix du moindre effort, en misant sur un effort maîtrisé qui va être le fait de changer certaines pratiques quotidiennes. Cela va notamment leur permettre de se dédouaner : si on arrête de manger de la viande, on peut continuer à prendre l’avion ou à acheter sa garde-robe sur Shein.

L’élite médiatico-créative représente un bloc qui se compose de quatre tribus dominantes, et qui diffusent de manière descendante aux enfants gâtés, puis au reste de la population les préceptes de la consommation éco-responsable, à travers des bulles culturelles bien distinctes. Ces bulles culturelles créent des entailles verticales dans le corps social, éclipsant, seulement en apparence, les logiques de classes sociales, au profit de style de vie en cohérence avec l’air du temps. On parle d’ethnicisation du culturel pour décrire ce processus qui va instaurer un racisme culturel dans la société : c’est-à-dire que ceux qui ne peuvent ou n’adhèrent pas aux dogmes de la consommation éco-responsable vont être pointés du doigt par le collectif. Ces tribus contemporaines aux pratiques de consommation différenciées, ont une fonction sociale importante, celle de caractériser le changement. Elles permettent de mettre des mots sur un ensemble de phénomènes sociaux avec lesquels la population doit composer, et donc de rendre plus acceptable la démocratisation des nouvelles conventions sociales liées à la socio-éco-responsabilité. Ces tribus permettent également de fédérer les citoyens-consommateurs autour de totems de la socio-éco-responsabilité (objets, marques, usages), et de nous projeter dans une nouvelle ère, celle du coolisme[2] : la simplicité et la sobriété deviennent le nouveau luxe.

 

L’apparition de nouveaux maux culturels

 

Mon ouvrage questionne les offres prêtes-à-penser et à consommer, qui vont induire de nouveaux maux culturels comme le crédit moral (une bonne action permet de justifier des actions non responsables) ou la charge écologique (consommer éco-responsable est compliqué, et le coût est important : ce n’est donc pas accessible à tout le monde). La théorie des animaux mignons, que j’ai développée à la suite de mes enquêtes de terrain[3], est un bon exemple des injonctions contradictoires avec lesquelles les consommateurs doivent composer. Il s’agit de la mise en place d’un nouveau système de règles et d’interdits alimentaires qui permet de justifier la poursuite de la consommation de viande pour les personnes qui souhaitent la diminuer. Ils privilégient la consommation d’animaux « moches » et « peu intelligents » (dindons, poulets), de ceux « qui ne ressentent pas la souffrance » (crevettes, coquillages, insectes), ou de ceux « qui sont éloignés de nous dans la chaîne de l’évolution » (poissons), par rapport aux animaux « mignons » (veaux, lapins) et « intelligents » (pieuvres, chevaux). En pratique, les adeptes de cette théorie valorisent également la “viande végétale” et tous les produits de substitution à la viande qui permettent de ne pas changer ses habitudes alimentaires (structuration de l’assiette), tout en s’inscrivant en cohérence avec les valeurs de l’éco-responsabilité.

Ces solutions surfent bien souvent sur la vague du green washing. Elle est perçue comme un progrès social, à l’inverse de la décroissance qui, elle, est perçue comme une involution culturelle. Toutes les initiatives qui visent à consommer moins doivent être valorisées, mais elles doivent être appréhendées dans une perspective systémique : si un objet renvoie des signes d’éco-responsabilité car il est éco-conçu ou issu d’une filière responsable, cela ne veut pas dire pour autant que son empreinte carbone globale est plus faible que le même objet, jugé non-responsable par la société. De même, il est important de rester vigilant vis-à-vis de la consommation éco-responsable, car lorsque l’on consomme mieux, on a tendance à consommer plus : lorsque notre logement est mieux isolé, on chauffe plus ; ou encore, lorsque l’on a une voiture électrique, on s’en sert plus, sans forcément penser au fait que sa batterie ne sera pas recyclable lorsque l’on va devoir s’en séparer.

 

En définitive mon ouvrage appelle à aller au-delà des évidences et à s’interroger sur l’impact non seulement souhaité, mais surtout réel, de nos choix de consommation. Des choix de plus en plus politiques, qui nécessitent de ne pas s’intéresser uniquement à l’usage ou au non-usage d’un produit mais à l’ensemble du cycle de vie de ce produit. S’interroger sur le bien-fondé du capitalisme responsable en période de permacrise, c’est questionner l’ensemble des infrastructures anthropologiques (production, distribution, consommation, transformation, réutilisation) qui permettent la poursuite de l’hyperconsommation et le maintien de nos modes de vie.

Avec les sirènes du capitalisme responsable, les enfants gâtés que j’ai étudiés ont tendance à occulter le fait que tout changement nécessite des renoncements et la mise en place de nouvelles habitudes de vie, le plus souvent sous contraintes (matérielles, sociales, symboliques). Si modifier certaines pratiques de consommation semblent simples et funs, c’est peut-être parce qu’elles n’ont rien de responsables… Si ce n’est l’apparence !

[1] Antony Burlaud, Allan Popelard et Grégory Rzepski et al., Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale, Paris, Éditions Amsterdam, 2021.

[2] Dominique Cuvillier, Le Triomphe du luxe cool. De l’hyperluxe à l’hypermarché, Malakoff, Maxima, 2019.

[3] La théorie des animaux mignons a une fonction anthropologique, celle de rendre acceptable les injonctions contradictoires avec lesquelles les individus doivent composer au quotidien, à savoir : gérer la pression sociale de devoir diminuer sa consommation d’animaux, face à des habitudes alimentaires bien ancrées. La théorie des animaux mignons permet ainsi de continuer à manger des animaux, tout en se donnant bonne conscience. Il s’agit de l’instauration d’un nouveau cadre normatif, compatible avec l’air du temps.

Pour citer cet article

Fanny Parise, « Le mythe de la consommation responsable : une histoire d’enfants gâtés ? », Silomag, n°16, janvier 2023. URL: https://silogora.org/le-mythe-de-la-consommation-responsable-une-histoire-denfants-gates/

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