Pour comprendre la façon dont les rapports sociaux de classe et de sexe agissent à travers les pratiques sociales informées par cette institution qu’est l’école, la sociologue Séverine Depoilly analyse dans cet article les différentes trajectoires scolaires des filles en lycée professionnel. Cette orientation qui se fait souvent dans le cadre d’une “carrière négative” (Chamboredon) dans des filières dévalorisées est fortement marquée par des logiques de domination de sexe et de classe, produisant et reproduisant la division socio-sexuée des tâches et du travail. Les mécanismes concrets d’exclusion et les sanctions sociales performées envers celles qui transgressent ces frontières assurent, de façon non uniforme mais médiée par des pratiques sociales complexes et ambivalentes, la reconduite d’une division genrée des filières qui déterminent les perspectives d’insertion dans l’emploi.
Les vies des filles des milieux populaires sont, comme d’autres, marquées par des rapports sociaux de domination qui ont notamment à voir avec leur appartenance de sexe et de classe sociale. Nous nous sommes intéressées aux trajectoires scolaires de ces filles en milieu rural, notamment à celles qui n’ont pas particulièrement investi l’école ou qui n’ont pas pu l’investir comme support de réussite scolaire. Les filles, comme les garçons des milieux populaires, orientés en lycée professionnelle (LP) l’ont rarement fait par choix, ou l’ont fait sous la modalité du choix contraint. Elles ont souvent eu des trajectoires scolaires difficiles, heurtées, marquées par de faibles performances scolaires, des redoublements des orientations précoces en Section d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA), Maison familiale rurale (MFR[1]) ou 3ème découverte des métiers. L’orientation en LP s’inscrit dans la suite logique de ces types de parcours. Mais, contrairement à leurs homologues masculins, elles disposent d’un horizon de choix de formation plus restreints.
Une répartition sexuée des filières de formation professionnelle
Pourquoi ? Parce que le LP, plus encore que les filières de l’enseignement général et technologique, reproduit avec une efficacité particulière la division socio-sexuée des tâches et du travail. Il n’en est pas seulement la caisse de résonnance, il participe à la produire en l’anticipant. Dans le paysage des formations très nombreuses de l’enseignement professionnel, qu’il s’agisse de préparer un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) ou un bac pro, on repère une répartition sexuée des filières de formation assez nette : aux hommes la mécanique et les transports, aux femmes le soin et les services. Il existe environ 200 spécialités de CAP, un peu plus d’une centaine de spécialités de bac pro. Au niveau CAP, les filières de la production telles par exemple la métallurgie, la fonderie ou encore la chaudronnerie scolarisent 63 389 élèves et seulement 18 % de filles[2]. À l’inverse, celles des services accueillent 51 143 élèves dont 60 % de filles. Dans les spécialités des secteurs du service, les filles représentent 80 % des effectifs dans les sections plurivalentes sanitaires et sociales, 9,2 % dans les secteurs du transport, du magasinage et de la manutention. La répartition des élèves suivant leur sexe s’opère suivant les mêmes logiques en bac pro. On compte 12,2 % de filles dans les bacs pro des secteurs de la production, 61,2 % dans les secteurs des services. Et là encore faut-il regarder précisément les spécialités des secteurs de la production qu’elles investissent. On trouve ainsi 90 % de filles dans les spécialités du textile et de l’habillement quand elles représentent 3,7 % des effectifs dans les spécialités du bâtiment.
Les mécanismes de l’exclusion des filles, comme celle des garçons, des filières qui ne correspondraient pas aux attendus de leur sexe sont insidieux. Ils ont à voir avec de l’autocensure comme l’ont bien montré les spécialistes de l’orientation scolaire[3]. Les élèves peuvent ainsi anticiper des difficultés à venir, tant en termes d’intégration dans une filière spécifique qu’en termes d’insertion dans l’emploi qui leur apparaît plus ou moins facilitée selon la filière suivie et l’orientation professionnelle envisagée. Pour d’autres élèves, c’est notamment l’influence des pairs qui va prendre une place importante dans le choix de l’orientation. Faire un choix non conforme du point de vue de son appartenance de sexe est toujours coûteux. Les mécanismes agissent donc tant pour les filles que pour les garçons, mais ses modalités et ses conséquences ne se valent pas tout à fait pour les unes et pour les autres. Ainsi, si les filles ne sont pas ouvertement exclues des filières de formation dites masculines, de même que les garçons ne le sont pas des filières dites féminines, elles y sont objectivement moins bien accueillies que les garçons. Les récits de discriminations sexistes et sexuelles lorsqu’elles décident de franchir les frontières de l’ordre du genre ne manquent pas, elles sont trop nombreuses pour être ignorées, et elles n’ont quoiqu’on en dise aucun équivalent du côté des garçons qui investiraient des filières plus proprement féminines. Les travaux de sociologie de l’éducation, notamment ceux de Clothilde Lemarchant[4], l’ont bien montré. S’ils tirent parti du fait d’être les seuls garçons dans une classe, c’est beaucoup moins vrai pour elles. À la fois, lorsqu’elles sont au lycée mais aussi lorsqu’elles sont en stage. Par exemple, les problèmes posés autour des conditions d’accès aux vestiaires, aux douches, aux toilettes lorsqu’elles sont dans des lycées pro très majoritairement masculins sont réels. Lorsqu’elles sont en stage, leur exclusion de l’apprentissage de certaines techniques professionnelles et gestes du métier au prétexte qu’elles sont des femmes et qu’elles ne disposeraient donc pas, à ce titre, des bons attributs physiques révèlent les formes de discrimination bien réelles dont elles font l’objet. Ainsi, doivent-elles faire, bien plus qu’eux, leurs preuves pour tenir et garder leur place dans des filières masculines de l’enseignement professionnel. En cela, il y a inégalités et injustice.
L’inégalité se situe aussi dans le fait de ne pas pouvoir faire de choix suffisamment rentables pour elles du point de vue de leur insertion scolaire et professionnelle. Ainsi, par exemple, sur la période 2018-2019, 73 % des détenteurs d’un CAP « conducteurs routiers marchandises », essentiellement des garçons, sont en emploi 6 mois suivant l’obtention du diplôme, 85 % après 12 mois. Dans le CAP « accompagnement éducatif et social, aide à domicile », domaine de formation très féminisé et alors même qu’il est souvent présenté comme en tension, 83 % des élèves sortent de la formation après l’obtention du diplôme, mais seulement 36 % sont en emploi 6 mois après l’obtention de celui-ci, 43 % 12 mois après. Notons précisément ici que, dans le champ spécifique de la formation des soins et des services, diplômes et certifications se concurrencent ce qui explique, au moins au partie, le fait que les bachelières professionnelles puissent ne pas trouver si aisément qu’on pourrait le penser à s’insérer professionnellement. Concernant le bac pro « transport routier marchandises », domaine de pratiques largement masculin, 76 % des élèves sortent de la formation diplômés, parmi eux 70 % sont en emploi 6 mois après l’obtention du diplôme. Pour les élèves diplômé∙e∙s d’un bac pro « soins et services aux personnes », formation extrêmement féminisée, 60 % sortent de formation avec le diplôme et parmi ces sortant∙e∙s, seules 30 % d’entre elles trouveront un emploi 6 mois après l’obtention du diplôme. Dernier exemple, le bac pro « accueil-relations clients » qui scolarise en LP un nombre important d’élèves, très majoritairement des filles, offre là aussi des conditions d’insertion difficiles. 49 % des diplômé∙e∙s de ce bac pro sortent de formation et seulement 30 % d’entre eux∙elles obtiendront un emploi 6 mois après l’obtention de leur diplôme, 29 % 12 mois après.
Peut-on pour autant ne voir dans les trajectoires des filles des milieux populaires dans l’enseignement professionnel qu’expériences de relégation ou de domination ? Ce serait ici prendre un risque, celui qui conduit à considérablement simplifier le réel, à en dissoudre les aspérités. Or, porter attention à la densité contenue dans les expériences scolaires de ces filles, c’est prendre au sérieux ce que l’école leur fait, mais c’est aussi considérer qu’elles font des choses de ce que l’on tente de faire d’elles. Il n’y a donc pas que de la docilité ou de la soumission, il y a des ajustements, des appropriations, souvent hétérodoxes et ambivalentes, de leurs trajectoires de formation. Ces appropriations et ces ajustements, on peut les saisir au moins en deux endroits de l’analyse des trajectoires et des expériences scolaires.
Au-delà de la domination scolaire, des résistances et des appropriations
D’abord dans l’analyse de leurs manières d’être et de faire avec le LP. Au LP, les filles préservent leur quant-à-soi adolescent et revendiquent leur droit à profiter de leur jeunesse en adoptant des manières d’être, de faire et de penser (tenue vestimentaire, attitude corporelle, langage) plus propres aux sociabilités adolescentes. Lorsqu’elles sont en stage, si beaucoup s’ajustent aux contraintes des univers professionnels qu’elles fréquentent, il n’est pas rare qu’elles négocient et évitent certaines des tâches, comme les toilettes aux personnes âgées, qu’elles jugent inadaptées à leur âge. Ainsi revendiquent-elles leur droit à se maintenir dans une insouciance que permettent mieux les mondes de l’école et des études que celui du travail. Elles ne se soumettent donc pas, à moindre coût, à un destin scolaire imposé, elles signifient leur capacité à faire avec des univers normatifs (les pairs, le LP, le travail) aux exigences plurielles et parfois contradictoires.
Ensuite, lorsqu’on resitue leur trajectoire dans l’histoire plus globale de la scolarisation et de la formation des filles, on saisit les déplacements qui s’opèrent davantage pour elles que pour les générations de femmes des milieux populaires qui les ont précédées. D’un certain point de vue, on peut considérer que les trajectoires de ces lycéennes professionnelles manifestent de manière particulièrement efficace la force persistante des rapports sociaux de sexe et de classe sociale. Mais c’est alors faire trop peu de cas de la manière dont ces dernières et leurs familles, et peut-être davantage encore leurs mères, s’approprient leur parcours et lui donnent sens. Ces mères souhaitent que leurs filles puissent accéder à des positions socialement et professionnellement plus favorables que les leurs. Nos travaux[5] sur les formes de la mobilisation familiale sur les projets de formation dans des filières très féminisées de bac pro ont permis de montrer que les familles des milieux populaires, et certainement davantage encore les mères, sont acquises au principe du nécessaire allongement des scolarités. De ce point de vue, l’analyse des dynamiques de socialisation intergénérationnelle féminine en milieux populaires permet de prendre la mesure d’une relation, non pas déterminante ni linéaire, mais nette entre des formes et des modalités de la mobilisation familiale essentiellement féminine, de la socialisation domestique et des trajectoires de scolarisation et de formation de ces filles de bac pro des secteurs du soin et du service à la personne.
Au regard de leur position scolaire de départ, qui leur était largement défavorable, ces filles des milieux populaires parviennent de fait à conquérir une certaine place dans l’ordre de la formation, qu’elles trouvent à valoriser humainement. Elles peuvent espérer en tirer des bénéfices du point de vue de leur orientation dans les parcours post-bac pro ou dans l’ordre de l’accès au marché du travail. Bien sûr, leur position reste objectivement dominée, mais le sens plus positif qu’elles lui donnent est fortement dépendant des évolutions sociétales qui ont particulièrement touché les femmes des milieux populaires. Beaucoup de ces filles voient leur position scolaire améliorée par rapport à celles de leur mère. Leur implication en formation et leur souhait de poursuivre leurs études s’arriment aux conditions d’existence familiales, notamment lorsqu’elles ont été difficiles et largement précarisées par l’expérience de la déstabilisation conjugale, de la monoparentalité, du chômage, de l’enfermement domestique qui affectent la vie des mères de ces filles. Pour ces filles, l’allongement des scolarités est posé comme nécessité malgré, souvent, leur désamour de l’école. Elle reste la garantie la plus sérieuse de pouvoir accéder à un emploi qui leur plaise, à l’activité professionnelle qui leur permet d’intégrer des collectifs de travail et se sortir du domestique, et à l’autonomie financière que toutes revendiquent.
Pour aller plus loin :
Séverine Depoilly, « Filles en lycée professionnel : trajectoires et expériences familiales », La Pensée, n°413, 2023
Séverine Depoilly, « Filles en lycée professionnel : quand la socialisation juvénile peut bousculer les socialisations scolaire et professionnel », Formation-Emploi, n°150/1, 2021
Séverine Depoilly, « Des filles des milieux populaires au lycée professionnel : entre soumission et résistance », Carnets Rouges, 2021
Julie Thomas, « Le corps des filles à l’épreuve des filières scolaires masculines. Le rôle des socialisations primaires et des contextes scolaires dans la manière de faire le genre », Sociétés contemporaines, 2013.
Prisca Kergoat, De l’indocilité. Apprenti.e.s et élèves de lycées professionnels à l’école et au travail, Habilitation à diriger des recherches, Université de Poitiers, 2018.
Ugo Palheta, La domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, PUF, 2012.