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L’impératif de la sobriété numérique

L’impératif de la sobriété numériqueTemps de lecture : 7 minutes

Le fonctionnement qui nous apparaît souvent mystérieux de l’informatique brasse son lot de représentations fantasmées et éthérées. Quoi de plus nébuleux que le « cloud computing » (informatique en nuage, en québécois) pour susciter une impression flottante d’apesanteur et de légèreté, à distance des mines d’extraction de silicium et des salles de serveurs lourdement climatisées ? Culpabilisés et mal-informés des conséquences d’une consommation de biens et de services numériques qu’ils n’ont pas toujours choisie, les citoyens n’en demeurent pas moins constamment incités à plus de consommation numérique. Fabrice Flipo réoriente notre regard en posant la question du gain réel de cette révolution industrielle. Les profits nouveaux que suscite une gestion plus efficiente des ressources alimentent une offre plus diversifiée de produits, donc de nouveaux besoins, entretenant ainsi une croissance économique néfaste pour la planète.

Le Giec vient de rendre son dernier rapport, plus inquiétant que les précédents[1], et la France vient de connaître plusieurs épisodes climatiques pour le moins inhabituels – canicule précoce, mini-tornade dans le Calvados, etc. La guerre en Ukraine montre combien les équilibres alimentaires mondiaux sont déjà fragiles : alors que Kiev représente moins de 5 % de la surface agricole mondiale consacrée à la production de céréales, ses difficultés suffisent à faire revenir le spectre de la famine sur une partie du continent africain. Plus de 44 millions de personnes supplémentaires sont menacées par la faim, selon le Programme alimentaire mondial. Sans compter celles qui le sont par une baisse de leur niveau de vie. La priorité des priorités est donc d’assurer la stabilité et la qualité des écosystèmes producteurs des biens et des services de base : manger, s’abriter, se vêtir, etc.

Le secteur du numérique a doublé ses émissions en 15 ans

Dans le même temps, le secteur du numérique voit ses émissions de gaz à effet de serre s’envoler, à l’échelle mondiale : de 2 % en 2007 à autour de 4 % aujourd’hui[2]. Aucun autre secteur n’a doublé ses émissions en si peu de temps ni fait aussi peu de cas de l’enjeu climatique. Ce résultat était amplement prévisible, mais les fake news ont dominé le débat : le numérique serait « immatériel », et il serait un levier majeur de décarbonisation de l’économie (Green New Deal)[3]. Et les industriels ont été des pourvoyeurs majeurs de désinformation dans ce domaine, avec des stratégies bien éprouvées : relativiser la contribution du secteur (qui serait loin de l’agriculture ou du transport, en valeur absolue), mettre en avant des contributions isolées à la réduction ou plus exactement au ralentissement local de la hausse des émissions (ainsi la vidéoconférence éviterait-elle le recours à l’avion). L’ancien directeur d’Orange, Stéphane Richard, actuel directeur du GSMA (consortium mondial d’opérateurs) évoque ainsi un « effet capacitant » (enablement effect)[4] qui aurait un potentiel de réduction de 10 fois l’empreinte du numérique.

Les arguments mis en avant sont toujours les mêmes. Le numérique, dans divers secteurs, tels que les bâtiments (smartbuilding), la communication (vidéo et audioconférence), le transport, etc., permettrait de devenir « smart » et de faire un usage optimal des ressources. La faiblesse du raisonnement est également toujours la même : négliger que le numérique contribue certes de manière ponctuelle à l’usage efficient ou efficace des ressources, mais cela dans le but d’alimenter la croissance économique, toutes choses égales par ailleurs. Le numérique permet donc aussi de dégager des marges et des profits pour développer de nouvelles consommations : des écrans plus grands, une définition plus importante (4K ou 8K), une logistique mondiale « améliorée » qui permet de produire davantage pour le même coût, etc. Bref le numérique est aussi la composante centrale de cette troisième révolution industrielle dont les mêmes acteurs nous disent qu’elle est en train de se produire, et dont Manuel Castells avait tracé les grandes lignes[5].

Qu’est-ce donc que cette révolution industrielle ? Elle repose sur les deux fonctions du numérique que Norbert Wiener avait identifiées dès les années 1940[6] : l’information et la commande. Le numérique, ce sont principalement des techniques utilisant les propriétés des semi-conducteurs pour produire, transmettre et stocker des informations sous la forme d’états électroniques – à quoi l’on ajoute également des techniques optiques telles que la fibre, utilisant des photons (« grains » de lumière). Les techniques numériques remplacent peu à peu les autres techniques d’information et de commande. Le papier, la radio analogique ou encore la télévision font place à un seul continuum « digital » connecté en permanence, où se (re)constituent les espaces publics dans leur diversité (d’entreprise, familiale, etc.), comme l’a montré l’exemple des Gilets jaunes, après celui de l’altermondialisme à la fin des années 1990. Les phénomènes de foule, de persuasion, de fake news ou de contrôle (la Russie de Poutine par exemple), mais aussi d’intelligence collective, d’expression (« printemps arabes ») ou de délibération, propres à tout espace public, s’y trouvent reconfigurés. Ce n’est pas tout. Le numérique dans sa fonction de commande remplace peu à peu les « courants forts » et autres dispositifs mécanique ou pneumatique par les « courants faibles » de l’électronique. À la place d’une courroie de transmission entre le moteur et les roues, de petits fils électriques qui viennent commander et synchroniser quatre moteurs électriques se trouvant dans les roues, dont le mouvement est fonction de l’environnement (« voiture autonome »). À la place des lourds volets à commande manuelle, des modèles déroulants gérés de manière automatique par un dispositif centralisé (« smartbuilding »).

Le numérique, un gain net pour l’économie capitaliste

La croissance économique désigne l’augmentation générale de la production et de la consommation, par deux leviers principaux : améliorer la productivité des produits existants (plus de voitures dans le même temps) et diversifier les produits. Le premier nourrit le second, depuis le début. Les gains de productivité obtenus sur l’agriculture ont permis de libérer de la force de travail pour l’industrie, avec effet de retour sur la mécanisation agricole. De même ensuite entre l’industrie et le secteur tertiaire. Les différentes innovations « smart » sont donc à la fois des manières de gagner de la productivité (donc « consommer moins » … de manière à dégager les ressources pour investir dans le but de consommer plus) et de diversifier les consommations. La vidéoconférence est donc avant tout, pour l’entreprise, un gain de productivité : de l’ordre de 100 fois moins chère qu’un voyage longue distance en avion. Les entreprises et leurs dirigeants tels Stéphane Richard font mine de ne pas comprendre ce ressort élémentaire de la vie économique contemporaine, et tentent de faire croire que la visioconférence serait un gain net pour la planète, alors qu’elle est un gain net pour l’économie capitaliste.

Rendons-nous compte des dynamiques en cours. Dans son dernier rapport, la Fédération française des télécoms (FFT) vante une croissance du secteur plus forte que le PIB. Un investissement net en France plus important que l’équivalent de 126 hôpitaux (qu’on aurait donc pu construire si le numérique n’avait pas tout absorbé), deux fois plus que l’investissement dans le réseau ferré sur la même période, 2236 éoliennes (deux fois le parc actuel), 15500 rénovations d’immeubles ou 4 millions de Vélibs[7]. Les rapports de l’industrie expliquent donc très bien eux-mêmes comment l’investissement est globalement arbitré : en faveur de la 5G, et au détriment du social et de l’écologique. Bien entendu, le coupable est le consommateur : c’est lui qui « demande » plus de vidéo en ligne ou « d’internet des objets ». C’est lui qui « demande » plus de jeu en ligne, pas Microsoft et Apple, ceci alors que l’objectif déclaré de ces deux entreprises est ouvertement d’aller vers 7 milliards de joueurs en ligne[8]. Et que Cisco, leader mondial de la transformation numérique, pointait le jeu comme l’une des activités pouvant devenir dominante sur le réseau[9], avec les conséquences écologiques que l’on imagine.

Réglementer et mettre les usages en débat

La réglementation met-elle un frein à cette dynamique ? Pas réellement. Elle cherche plutôt à mettre en œuvre le numérique le plus vite possible, à des fins de compétitivité et de croissance, plus secondairement de réduction de la « fracture numérique ». Du rapport Nora-Minc sur l’informatisation de la société (1978)[10] au rapport Belot sur la smart city (2017)[11] en passant par le rapport Théry sur les « autoroutes de l’information » (1994)[12], l’État français n’a jamais été en reste, tout en ne cessant de mettre en garde contre un éventuel retard français. Trois directives européennes sont venues limiter la dérive du numérique, en le poussant vers des pratiques plus efficaces sur le plan énergétique et matériel : celle sur l’écoconception[13], sur la réduction de toxiques[14] et les déchets d’équipements électriques et électroniques[15]. Sans entrer dans le détail, disons simplement qu’elles forcent les entreprises à choisir les solutions qui consomment le moins d’énergie et de matière, à usage donné, mais ne s’attaquent pas à la croissance de ces usages. Elles favorisent le recyclage de la matière, en n’y parvenant d’ailleurs que sur les matériaux abondants tels que le plastique et les métaux courants (et non les métaux rares – le dernier iPhone utilise 78 éléments différents…), assez peu le réemploi ou l’allongement de la durée de vie. Et encore moins un véritable contrôle, par les citoyens, des implications des choix vers lesquels les entreprises les poussent. C’est également le cas de la législation française.

Quelques définitions permettent d’y voir plus clair. Quand un bien ou un service consomme moins d’énergie ou de matière, à usage donné, on parle de plus grande efficacité écologique. Mais c’est un gain relatif : moins d’énergie et de ressource, par rapport à un bien, service ou usage comparable. Ce n’est pas un gain net pour la planète. De plus, ce gain peut tout à fait être au service de la croissance économique et non de la planète, dans la mesure où moins de ressources signifie également des économies monétaires. La sobriété exigerait au contraire de mettre les usages eux-mêmes en débat, au regard d’objectifs nets, pour la planète et ses habitants.

 

La sobriété implique que les citoyens puissent se rendre compte des implications collectives de leurs choix individuels. Autrement dit, ne pas se contenter de s’ébahir devant la 8K présentée par le vendeur mais se rendre compte, collectivement, du monde qui va avec ; c’est-à-dire de ce qui se passe quand tout le monde achète la 8K. Cela, avant que les équipements ne soient en place ; car ils le seront pour longtemps. Les citoyens sont actuellement dépossédés de leur choix, puis culpabilisés ensuite pour des implications dont personne ne les a avertis.

 

Pour aller plus loin :

[1] Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change, IPCC, novembre 2021.

[2] Shift Project, Impact environnemental du numérique : tendances à 5 ans et gouvernance de la 5G, note d’analyse, mars 2021.

[3] Fabrice Flipo, Le Green Deal et l’enjeu du numérique, Note de la Fondation pour l’écologie politique #24, février 2021.

[4] Rapport, The Enablement Effect. The impact of mobile communications technologies on carbon emission reductions, GASMA et Carbon Trust, décembre 2019.

[5] Manuel Castells, La société en réseaux, Fayard, Paris, 1998 ; Manuel Castells, La galaxie internet, Fayard, Paris, 2001.

[6] Norbert Wiener, La cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine, Seuil, 2014 ; Norbert Wiener, Cybernétique et société, Deux Rives, Paris, 1949.

[7] Synthèse du rapport final, Etude « Economie des Télécoms » 2021, FFT, 2021.

[8] « I don’t want to be in a fight over format wars with those guys while Amazon and Google are focusing on how to get gaming to 7 billion people around the world. Ultimately, that’s the goal » (Microsoft). In Taylor Lyles, “Xbox head says Amazon and Google are major competition. He’s not wrong“, Digital Trends, le 5 février 2021.

[9]  Cisco, Visual Networking Index : Mobile Forecast Highlights, Global – 2020 Forecast Highlights, 2016.

[10] Simon Nora et Alain Minc, L’informatisation de la société, La Documentation française, janvier 1978.

[11] Luc Belot, De la Smart city au territoire d’intelligence(s), Rapport au Premier ministre, avril 2017.

[12] Gérard Théry, Les autoroutes de l’information, Rapport au Premier ministre, février 1994.

[13] Ecodesign 2009/125/CE

[14] ROHS 2002/95/CE

[15] DEEE 2012/19/CE

Pour citer cet article

Fabrice Flipo, «L’impératif de la sobriété numérique», Silomag, n°15, juillet 2022. URL: https://silogora.org/limperatif-de-la-sobriete-numerique

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