Usage de l’article 49 alinéa 3 par le Premier ministre d’alors ; recours aux ordonnances par le Premier ministre actuel, le choix des méthodes pour un sujet aussi important que celui de la réforme du droit du travail interpelle, et cela, même si ces procédures sont prévues par la Constitution de 1958.
Au-delà des critiques de fond qui peuvent être soulevées sur les réformes passées et en cours du droit du travail, on peut s’interroger sur les méthodes choisies par les gouvernements pour les faire adopter et questionner leur caractère démocratique.
Le 49.3, un passage en force
En 2016, le Premier ministre de l’époque, Manuel Valls, a décidé – on s’en souvient – de recourir à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution de 1958 pour faire adopter la loi dite travail. Confronté au risque de ne pas réunir une majorité suffisante, il a décidé de couper court au débat à l’Assemblée nationale. Cet article consiste en effet à engager la responsabilité politique du gouvernement sur un texte, ce qui signifie que le débat sur le projet de loi est aussitôt suspendu. Les députés se voient donc privés de leur pouvoir de discuter les articles du projet, de les amender et de les voter. Sauf si une motion de censure est déposée puis recueille une majorité, le texte est considéré comme adopté par l’Assemblée. Pour empêcher cette adoption, les députés n’ont que la possibilité de voter la défiance et de contraindre ainsi le gouvernement à la démission.
Innovation de la Ve république, cet article n’a jamais conduit à renverser un gouvernement. Il faut dire que les conditions sont difficiles à remplir. Rappelons rapidement la procédure : une fois que le Premier ministre a décidé d’y recourir, au moins un dixième des députés (soit 58) ont 24 h pour déposer une motion de censure. 48 h après ce dépôt, le texte de la motion peut être mis aux voix. Il doit être adopté à la majorité des députés (soit 289), seuls les votes favorables étant recensés. Cela signifie que ce n’est pas au gouvernement de prouver qu’il a une majorité qui le soutient, mais à ceux qui s’y opposent de démontrer qu’ils ont une majorité qui les suit. Or, au regard de l’histoire institutionnelle française, la spécificité de la Ve République est l’avènement, depuis 1962, du « fait majoritaire », c’est-à-dire d’une majorité stable et disciplinée ou, dit autrement, d’une majorité qui s’astreint à une discipline de vote sous peine de sanctions (refus d’investiture du parti aux prochaines élections, marginalisation, si ce n’est exclusion, du groupe à l’Assemblée, etc.). Pour adopter la motion de censure, il faut donc que des députés de la majorité votent avec des députés de l’opposition et acceptent donc d’engager une crise politique dans leur propre camp.
En 2016, des députés PS « frondeurs » ont tenté de déposer une motion de censure avec les députés du groupe de la gauche démocrate et républicaine (Front de gauche) et certains députés écologistes. Ils n’ont pas réussi à atteindre le seuil des 58 députés nécessaire. Les Groupes des Républicains et de l’UDI y sont parvenus sans difficulté (voir le texte de la motion). Les députés socialistes hostiles à cette réforme ont décidé de s’abstenir empêchant ainsi d’atteindre la majorité nécessaire (voir les résultats du scrutin). Le gouvernement n’étant pas renversé, le texte a été considéré comme adopté par l’Assemblée nationale et le projet de loi transmis au Sénat où le Premier ministre ne peut user d’une telle arme.
Le texte voté au Sénat ayant été modifié et la procédure accélérée ayant été engagée, le Premier ministre a pu convoquer la Commission mixte paritaire après une seule lecture par les deux chambres (art 45)[1]. La Commission n’étant pas parvenue à un accord, une nouvelle lecture par chacune des chambres a été nécessaire au cours de laquelle le Premier ministre a de nouveau fait usage de l’article 49 al 3 à l’Assemblée nationale. Quand le projet n’est toujours pas adopté en termes identiques, le gouvernement peut décider de donner le dernier mot à l’Assemblée nationale. Pour cette lecture définitive, l’article 49 al 3 a encore été utilisé prouvant ainsi que, jusqu’au bout, le gouvernement craignait d’être mis en minorité par sa propre majorité.
Grâce à l’utilisation à trois reprises du 49.3, la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels a pu être adoptée alors qu’il existait une importante mobilisation sociale (plus de trois mois de conflit social, 14 journées nationales d’action, mouvement nuit debout), que la pétition loi travail, non merci avait récolté près de 1,4 million de signatures et que, selon les sondages, les trois quarts des sondés y étaient opposés[2]. Il est difficile de ne pas admettre que le gouvernement est passé en force pour faire adopter une réforme particulièrement contestée. Au XXIe siècle, alors que nos responsables politiques se considèrent comme des démocrates et que les enjeux d’une réforme du droit du travail sont fondamentaux, est-il légitime qu’un texte aussi important et si décrié puisse être adopté sans débat, amendement et vote des députés, considérés comme les représentants de la nation ? Rappelons que François Hollande, alors premier secrétaire du parti socialiste et dans l’opposition, s’exprimait en ces termes en 2006 : « Le 49.3 est une brutalité, le 49.3 est un déni de démocratie, le 49.3 est une manière de freiner ou d’empêcher le débat parlementaire ».
Les ordonnances et le règne de l’opacité
Nouvellement élu sans que l’on puisse estimer qu’il existe une adhésion majoritaire à son programme, Emmanuel Macron, par l’intermédiaire de son Premier ministre Édouard Philippe, a mis à exécution l’une de ses promesses de campagne : entreprendre une nouvelle réforme du travail en ayant recours aux ordonnances afin qu’elle puisse entrer en vigueur « rapidement ». Comme en dispose l’article 38 de la Constitution, « le gouvernement peut, pour l’exécution de son programme, demander au Parlement l’autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi ». Concrètement, cela signifie que les parlementaires délèguent leur pouvoir de légiférer au gouvernement. Ils se contentent de voter une loi d’habilitation en amont qui doit préciser les domaines sur lesquels porteront les ordonnances, et la durée pendant laquelle le gouvernement est autorisé à recourir à ces dernières avant de devoir déposer un projet de loi pour les ratifier. Entre la loi d’habilitation et celle de ratification, le gouvernement est libre de faire ce qu’il veut, de consulter comme il l’entend, de ne pas négocier s’il le souhaite[3] et d’adopter toutes les mesures qu’il désire. À l’inverse du débat parlementaire, ce processus, qui se déroule principalement dans le secret des cabinets ministériels, ne se voit imposer aucune règle de publicité. C’est le règne de l’opacité.
Après avis du Conseil d’État, les ordonnances sont prises en Conseil des ministres, puis signées par le président de la République et, enfin, publiées au Journal officiel. Elles entrent en vigueur immédiatement. Afin que les ordonnances deviennent effectivement des lois, les parlementaires doivent voter le projet de loi de ratification dans les délais prévus par la loi d’habilitation. On leur demande donc de ratifier une réforme qui produit déjà des effets sans qu’ils aient pu discuter et amender le texte au sein de leur assemblée respective.
Au regard de la majorité confortable qu’Emmanuel Macron a obtenue lors des dernières élections législatives – majorité particulièrement bien disciplinée malgré le discours officiel qui affirme vouloir transformer les pratiques –, le gouvernement Philippe n’a eu aucune difficulté à faire adopter le projet de loi d’habilitation. Le Conseil constitutionnel a néanmoins été saisi, le 9 août, par soixante députés de l’opposition de gauche, empêchant ainsi temporairement la promulgation de la loi. Le recours porte « principalement sur l’imprécision du mandat confié au gouvernement par les ordonnances, et sur le droit à la réparation intégrale du préjudice en cas de licenciement abusif »[4]. Alors que le Conseil constitutionnel n’avait toujours pas rendu sa décision (il dispose d’un délai d’un mois), le Premier ministre et la ministre du travail ont rendu publiques, le 31 août, les cinq ordonnances visant à modifier le Code du travail. Elles doivent être présentées et adoptées en Conseil des ministres le 22 septembre prochain.
Dans la saison 1, comme dans la saison 2 des réformes du droit du travail, les assemblées parlementaires sont considérées comme des chambres d’enregistrement. Le temps nécessaire au débat (déjà peu pluraliste et représentatif in fine au regard de la composition des chambres) est considéré comme une lourdeur. Il faut aller vite, être efficace et seul le gouvernement en aurait les moyens et les qualités requises. C’est une conception bien autoritaire de la démocratie.
À la lumière des bouleversements technologiques et sociétaux en cours, les enjeux de la transformation du travail méritent une tout autre approche. Ils concernent l’immense majorité. Cela devrait rendre incontournable le recours aux débats les plus ouverts avec les acteurs sociaux, dans les hémicycles, comme dans la société, pour concevoir les réformes dans ce domaine. À rebours de l’autoritarisme technocratique qui nous gouverne, nous avons besoin de nous appuyer sur l’intelligence collective et les expériences alternatives concrètes pour penser le travail de demain.