La succession des réformes de l’enseignement professionnel où se concentrent les jeunes de milieux populaires et issus de l’immigration, révèle le mépris social des responsables politiques pour ses enseignants, ses diplômes et les élèves destinés à occuper des emplois ouvriers et d’employés qualifiés. Comme nous l’explique Fabienne Maillard, le lycée professionnel est particulièrement déconsidéré au profit de la formation par l’apprentissage, une aubaine pour les entreprises qui bénéficient en outre du soutien de l’État. Loin de participer à la réduction des inégalités, ce projet politique tend à annihiler des décennies de luttes contre le travail précoce, pour la scolarisation, la mobilité professionnelle et géographique des jeunes.
Depuis 2018, une “transformation de la voie professionnelle” est à l’ordre du jour de la politique éducative. Engagée sous un gouvernement, elle se poursuit sous un autre, les réformes de l’enseignement professionnel se succédant désormais à un rythme quasi-ininterrompu. Le président de la République annonce en effet régulièrement de nouvelles mesures de réforme, la plupart du temps sans concertation et en dépit du mécontentement assez large que la plupart d’entre elles suscitent. Et avant même que les effets des mesures antérieures aient pu être évalués. Il promet beaucoup mais derrière l’affichage d’une revalorisation de l’enseignement professionnel, d’une meilleure insertion de ses diplômés et, depuis mai 2023, d’une plus grande égalité des chances[1], qu’est-ce qui est vraiment en jeu ?
Un projet de revalorisation après l’autre
La revalorisation de l’enseignement professionnel fait partie de la communication institutionnelle qui accompagne chaque nouvelle réforme depuis les années 1960. C’est une sorte de leitmotiv. Or, comme les réformes n’ont pas manqué ces dernières années et que la revalorisation reste un projet, on peut en déduire que les politiques mises en place ont failli.
Pour ne pas remonter trop loin dans le temps, on peut citer l’importante réforme de la voie professionnelle impulsée sans la moindre concertation fin 2007 par Xavier Darcos, sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Il était alors question de “mettre à parité” le baccalauréat général, le baccalauréat technologique et le baccalauréat professionnel, en supprimant le cursus de formation au brevet d’études professionnelles (BEP) et en faisant passer la préparation au baccalauréat professionnel de 4 à 3 ans. Dans le même temps, le BEP était conservé mais en tant que “diplôme intermédiaire”, intitulé incompréhensible et combattu par les syndicats enseignants comme par les représentants des entreprises, qui le trouvaient dépourvu de sens. Définitivement actée en 2014, cette réforme n’a pas mis à parité les différents baccalauréats, puisque le baccalauréat professionnel a pu être mis de côté lors de la grande réforme du baccalauréat décidée par Jean-Michel Blanquer. Caractérisé par son public d’origine populaire et une part élevée de jeunes issus de l’immigration, ce baccalauréat propose la même durée de formation que les autres mais l’égalité s’arrête là. Quant au BEP, son statut de diplôme intermédiaire a abouti à une position très fragile sur le marché du travail, dont ont souffert ses titulaires. Devenu inutile et encombrant, il a été supprimé en 2021. Tout en affirmant la nécessité des diplômes pour accéder à l’emploi, les responsables politiques n’hésitent pas à les vider de toute substance et à les supprimer. C’est certainement plus facile lorsqu’il s’agit des diplômes de l’enseignement professionnel, qui s’adressent surtout aux milieux populaires et attirent par conséquent peu l’attention, mais cela ne leur est pas exclusif. Promettre et détruire vont souvent de pair dans les décisions politiques.
La disqualification de l’enseignement professionnel justifie les réformes en cours. Ainsi, selon le dossier de presse publié en 2018 par le ministère de l’Éducation nationale pour présenter la transformation du “lycée professionnel”, celui-ci souffre d’un “déficit d’attractivité”, d’une “offre de formation pas toujours adaptée aux besoins des entreprises et aux enjeux de l’avenir” et de “taux d’insertion insuffisants”[2]. Bref, il fonctionne mal mais rien n’est dit sur l’origine de ses défaillances ni sur leurs responsables. En outre, est-il indispensable de discréditer une filière d’enseignement et ses diplômes pour assurer sa revalorisation ? À qui peut porter préjudice un tel discrédit sinon aux élèves qui en sortent et à leurs enseignants ?
C’est pourtant l’usage lorsqu’il s’agit de l’enseignement professionnel. En 2002, le certificat d’aptitude professionnelle (CAP) a été reconfiguré après avoir été méthodiquement dévasté ; il a ainsi été officiellement associé à “l’excellence professionnelle”… et aux “jeunes en grandes difficultés scolaires”[3], ce qui ne pouvait qu’inciter à douter des promesses énoncées. Si l’enseignement professionnel est devenu dans les années 1960 une filière dite de “relégation”, c’est sous l’action de décisions politiques qui ont maintenu ce statut au fil des ans et des réformes. Même si l’adéquation à l’emploi fait partie des missions associées à ses diplômes, c’est plutôt une fonction de scolarisation des jeunes en difficultés et de gestion des flux qu’assume l’enseignement professionnel depuis qu’il a été intégré en 1959 dans le système scolaire. Et dans la mesure où les diplômes auxquels il prépare conduisent aux emplois d’ouvriers et d’employés qualifiés, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi ce sont des élèves des milieux populaires qui y sont les plus nombreux. Si l’attractivité de l’enseignement professionnel est plutôt faible, sans doute faut-il y voir le dédain que lui portent l’institution éducative et nombre de ses représentants, mais aussi l’insuffisance de reconnaissance et de rémunération qu’affrontent les emplois visés. Lorsque des employeurs se plaignent de ne pas trouver la main d’œuvre nécessaire, alors même que l’enseignement professionnel forme des milliers de jeunes aux emplois à pourvoir (comme c’est le cas dans l’hôtellerie-restauration et le bâtiment), faut-il incriminer la filière de formation ?
Le mépris social que portent les responsables politiques aux diplômes professionnels et donc à leur public juvénile est lisible dans les mesures successives qui les métamorphosent. Ainsi, alors que le baccalauréat professionnel doit mener à la fois à l’emploi et à la poursuite d’études, la durée de sa formation a non seulement été réduite mais le nombre d’heures dédiées à l’enseignement général l’a lui aussi été peu après. Comme le signalent volontiers les enseignants que j’ai pu interroger à propos des réformes de l’enseignement professionnel, il faut “faire plus vite et mieux avec moins”. Dans la mesure où l’origine sociale des élèves comme leurs résultats aux évaluations et au diplôme national du brevet sont connus, de telles exigences montrent bien que ce n’est pas pour eux que sont mises en place les réformes.
Des réformes qui s’accumulent mais pour qui ?
Parmi les mesures prises depuis 2018 figure une réduction du temps de formation en lycée au profit des stages en entreprise, officiellement pour rendre les élèves plus opérationnels. Si cela revient à méconnaître à la fois les publics accueillis, qui ne sont pas ceux que privilégient les entreprises dans l’accueil de stagiaires – et surtout pas lorsqu’ils entament leur scolarité au lycée professionnel –, et les fonctions de l’enseignement professionnel, qui n’est pas censé être un pourvoyeur de main d’œuvre gratuite et a pour mission de permettre la poursuite d’études en plus de l’accès à l’emploi, cela repose également sur une vision enchantée des entreprises. En compensation de ce temps accru passé en entreprise, une gratification financée par l’État sera désormais attribuée aux stagiaires. Autrement dit, l’État paiera pour que les jeunes puissent se former tout en travaillant, leur productivité ne méritant pas, semble-t-il, une rémunération de la part des employeurs, même si les entreprises sont désormais présentées comme les plus à même d’assurer la formation des jeunes. Le coût sera cependant assez modique comparé à toutes les aides allouées aux entreprises pour l’accueil d’apprentis. Et comme les apprentis sont sélectionnés par les employeurs qui signent leur contrat d’embauche comme par les organismes qui doivent les former (même si c’est interdit), le résultat est qu’ils n’appartiennent pas tout à fait aux mêmes groupes sociaux que les lycéens professionnels. Ainsi, outre qu’il est principalement pris en charge par l’État grâce aux multiples aides accordées depuis le confinement pour parvenir bientôt à l’objectif d’un million d’apprentis (on en comptait 479 000 en 2019 et 980 000 en décembre 2022 selon la DARES), l’apprentissage dans la voie professionnelle a d’autres particularités : il est plutôt masculin et peu ouvert à la diversité. Autrement dit, les jeunes issus de l’immigration y sont très peu présents alors qu’ils abondent dans les lycées professionnels[4]. Les filles n’y sont pas non plus très représentées ailleurs que dans les formations de la vente, de l’hôtellerie, de la coiffure et de l’esthétique. Conditionnée à la signature d’un contrat passé avec un employeur, la formation en apprentissage a peu à voir avec la réduction des inégalités.
L’engouement en faveur de l’apprentissage depuis 2019 tient officiellement à la nécessité d’assurer l’adéquation de la formation à l’emploi. Si cet argument constitue lui aussi un leitmotiv de toutes les réformes de l’enseignement professionnel, il oublie les spécificités précitées de l’apprentissage, auxquelles il faut ajouter le fait que 30 % environ des contrats d’apprentissage sont rompus. Il oublie également que former et embaucher ne sont pas synonymes et que le recours aux stagiaires comme aux apprentis peut permettre aux entreprises de ne pas embaucher de salariés. Quant à la capacité des entreprises à anticiper et définir leurs “besoins”, tout montre qu’elles peinent à le faire, même en l’absence de crise boursière mondiale, de pandémie ou d’inflation imprévisible.
Cette fois, la réforme va plus loin que d’habitude, puisqu’il est prévu de supprimer les formations aux faibles performances d’insertion, qui forment en l’occurrence des masses d’élèves parce qu’elles ne requièrent pas d’équipements coûteux et concernent des emplois omniprésents sur le territoire national. C’est le cas pour la gestion-administration et le commerce. Les liens de ces formations avec le marché du travail sont de fait plutôt lâches, mais c’est parce qu’elles ont souvent été dédiées à l’accueil de jeunes sans projet défini et marqués par d’importantes difficultés scolaires, remplissant dès lors des fonctions de gestion scolaire peu compatibles avec leurs objectifs initiaux. Dans la mesure où les filles sont majoritairement formées dans des diplômes du tertiaire, quelles seront les formations qui les accueilleront désormais ? Les formations industrielles dont le gouvernement veut assurer le déploiement ? A-t-il prévu de pulvériser les discriminations de genre et de race, si présentes dans le monde du travail ? Formés en masse (?) dans des entreprises devenues vertueuses et formatrices par nature, les jeunes inscrits dans des formations industrielles nouvelles ou redorées y apprendront-ils “en même temps” le métier, la polyvalence et les compétences de demain ? Avec moins d’heures d’enseignement général et le retour des spécialisations territoriales, le projet apparaît incertain. Et assez peu attractif auprès de jeunes et de familles qui ont connu les effets de la désindustrialisation et la brutalité des délocalisations.
Quant à la volonté de privilégier les demandes locales des entreprises pour garantir l’insertion professionnelle, elle relève autant d’une fiction dystopique s’il s’agit d’assigner les jeunes de milieux populaires à résidence, que d’une redoutable absence de mémoire. La Lorraine fut en effet un modèle d’adéquation formation-emploi grâce à la sidérurgie, modèle dont elle peine économiquement à se remettre depuis le déclin de cette industrie. Une part des jeunes de certains territoires enclavés parviendront probablement à échapper au confinement local mais d’autres auront peu le choix.
Les réformes en rafale de l’enseignement professionnel tirent un trait sur des décennies de luttes pour garantir que les jeunes qui y sont formés puissent avoir accès à une certaine mobilité professionnelle et géographique et soient soustraits au travail précoce. S’agit-il d’en finir avec le lycée professionnel pour mieux assurer le développement de l’apprentissage et des organismes de formation privés ?