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Immigré. Étranger

Immigré. ÉtrangerTemps de lecture : 4 minutes

Billet du 13 mars 2025

 

Immigré ou étranger ?

On définit un immigré comme toute personne étant née étrangère à l’étranger et résidant en France.

On définit un étranger comme un immigré n’ayant pas acquis la nationalité française, ou, pour les mineurs, comme un descendant de ses parents immigrés n’ayant pas encore acquis la nationalité française à sa majorité.

Ces deux populations d’immigrés et d’étrangers ne se recoupent donc pas. Elles n’ont pas le même poids dans la population de France. Ainsi en 2023, selon les chiffres clés de l’INSEE, 7,3 millions d’immigrés vivent en France, soit 10,7 % de la population totale. Parmi eux :

– 2,5 millions de ces immigrés, soit 34 % d’entre eux, ont acquis la nationalité française. Ils sont donc Français.
– 4,8 millions sont des immigrés n’ayant pas acquis la nationalité française. Ils sont donc immigrés et étrangers.

La population étrangère vivant en France s’élève à 5,6 millions de personnes, dont 0,8 million d’entre elles sont nées en France de nationalité étrangère. Elles ne sont donc pas immigrées.

Bien que ces deux catégories de personnes soient distinctes sur un plan quantitatif et juridique, nombre de politiques, de media ou d’instituts de sondages ne font pas la différence, confondant immigrés étrangers (4,8 millions) et immigrés devenus des Français (2,5 millions). Ce flou sémantique participe à construire l’opinion publique sur l’immigration.

Depuis le 26 janvier 2024 et la promulgation de la « Loi pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration », la possibilité pour un immigré de devenir français est devenue encore plus difficile (c’est le 118e texte de loi sur l’immigration depuis 1945). Cette loi a entre autres pour but de restreindre l’accès à la naturalisation. Et ce, au moyen de deux dispositions :

– il faut un délai de séjour en France de 5 ans avant de pouvoir déposer une demande de naturalisation ;
– le niveau en langue française passe du niveau A2 à B1, soit à peu près le niveau des classes de troisième du collège et seconde du lycée (niveaux du CECRL, Cadre européen commun de référence pour les langues)[1].

Par ces restrictions nouvelles, nombre d’immigrés resteront des étrangers, ne pouvant accéder à la naturalisation.

Immigré. Expatrié

On a vu qu’est considérée immigrée toute personne née à l’étranger et vivant en France. Mais, lorsque ce sont des ressortissants français qui partent vivre à l’étranger, on les catégorise non comme des émigrés, mais comme des expatriés. Pourtant, les expatriés Raoul ou Julie par exemple, vivant en Suisse sont eux aussi des personnes nées à l’étranger et vivant dans un autre pays. Ils devraient être catégorisables comme des immigrés.

Ou à l’inverse, si on en revient au sens premier d’expatrié, soit hors de sa patrie, ce sont tous les immigrés qu’on pourrait catégoriser comme des expatriés.

Pour se sortir de cette aporie, on recourt le plus souvent à un critère de classement tout à fait discutable : le projet de vie. L’expatrié aurait le projet de revenir dans sa patrie d’origine, l’immigré, non, il s’établirait dans le pays dit d’accueil. De nombreux contre-exemples viennent démentir cette opposition.

Au final on doit bien reconnaitre que tout immigré est un expatrié, et que cette distinction ne repose sur aucune base objective.

Le pouvoir de catégoriser et de nommer

Dans son récent ouvrage consacré à l’histoire de la catégorie de race, le démographe Hervé Le Bras parle d’un effet performatif des classifications proposées dans les questionnaires des recensements : « Les catégories ethniques des recensements deviennent progressivement performatives. Obligé de se ranger dans l’une d’entre elles, chacun l’intériorise et finit par croire qu’elle définit son identité, ce qui l’enferme dans un groupe »[2].

 

 

Se nommer et être nommé comme « expatrié » ou « immigré » ou « Français » ou « étranger » n’a assurément pas le même effet performatif sur les personnes. Ces désignations ne construisent pas des référents identitaires semblables. Elles n’assignent pas les êtres humains aux mêmes places sociales.

Le sociologue et démographe de l’INSEE Alain Desrosières (1940-2013) participa aux enquêtes statistiques et développa des analyses critiques des classements effectués – catégories socioprofessionnelles, classifications des maladies, par exemple. La création de telles catégories permet de mieux comprendre le monde grâce aux opérations statistiques de quantification, mais en même temps, dit-il, ces catégories ont un impact sur le monde, elles le transforment et en font un autre monde. Où on rejoint le pouvoir performatif des catégories avancé par H. Le Bras.

Que des catégories reposent sur une base objective ou pas, elles jouent un rôle social déterminant en participant activement à la construction du monde social. C’est là l’enseignement que le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002) nous a transmis, il y a de nombreuses années. Ainsi dans son ouvrage de 1982, Ce que parler veut dire, il affirma : « en structurant la perception que les agents sociaux ont du monde social, la nomination contribue à faire la structure de ce monde et d’autant plus profondément qu’elle est plus largement reconnue, c’est-à-dire autorisée. »[3]

 

 

[1] Voir le billet de blog de Philippe Blanchet, « Loi immigration et “maîtrise” du français : les exigences montent, les moyens baissent », le Club de Mediapart, le 27/02/2025.

[2] Hervé Le Bras, Il n’y a pas de race blanche, Grasset, 2025, p. 209.

[3] Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982, p. 99.

Pour citer cet article

Josiane Boutet, «Immigré. Étranger», Lessiver les mots, Silo, 6 mars 2025. URL : https://silogora.org/police-du-langage/

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