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La dépolitisation du combat syndical ordinaire

La dépolitisation du combat syndical ordinaireTemps de lecture : 8 minutes

On aborde généralement la dépolitisation du syndicalisme à l’aune de l’érosion des liens entre les directions confédérales et les partis de gauche. Depuis les années 1990, l’indépendance vis-à-vis des partis et la prise de distance avec le champ politique se sont en effet imposées comme un dénominateur commun des discours et de l’action des principales organisations syndicales. Dans l’esprit des dirigeants confédéraux, l’obtention de compromis et d’avancées immédiatement favorables aux salariés serait désormais à rechercher du côté des dispositifs de la « démocratie sociale » (la négociation collective, le paritarisme), et ce indépendamment du contexte politique plus général. Cette réaffirmation confédérale d’une autonomie syndicale mérite toutefois d’être envisagée dans ses articulations avec les évolutions du rapport à l’action syndicale des militants « ordinaires » dans les entreprises et les administrations. C’est l’objectif de cet article, dans lequel Pierre Rouxel s’appuie sur une enquête comparative sur les mutations du syndicalisme dans l’industrie, menée notamment auprès de syndicats CGT de la métallurgie et du papier-carton[1].

Dans les secteurs de la métallurgie et du papier carton, les syndicats conservent une assise institutionnelle et militante souvent plus importante qu’ailleurs, qui rend possible le recours à des formes de lutte diversifiées, incluant notamment la mobilisation des salariés et la grève. Mais les évolutions dans les modes d’entrée et d’engagement dans le syndicalisme poussent dans le même temps à une dépolitisation de l’action. Dans ces équipes, les délégués sont souvent moins disposés à participer aux combats les plus politiques menés par leurs organisations – par exemple, contre les réformes du marché du travail ou de la protection sociale –, et il n’est pas rare qu’ils et elles se tiennent à distance des débats propres au champ politique, perçus moins comme un prolongement des luttes menées dans l’espace de travail que comme un facteur de division du collectif militant.

Cette dépolitisation du combat syndical « ordinaire » n’est pas le seul reflet d’un nouveau sens commun confédéral. Elle se nourrit assurément du recul de l’affiliation partisane des adhérents syndicaux et, dans le cas de la CGT, de l’étiolement des écosystèmes communistes locaux (voir l’article de Julian Mischi dans ce dossier). Mais elle est aussi, et peut-être surtout, alimentée par les transformations du capitalisme et les réformes néolibérales du dialogue social des dernières décennies, qui bouleversent les conditions sociales et institutionnelles du travail syndical et contribuent à imposer l’ordre social de l’entreprise comme le seul horizon possible d’intervention pour les militants.

Restructurations industrielles, fragilisation des collectifs syndicaux et évitement du politique

Dans l’industrie, la montée en puissance d’un capitalisme financier, dominé par les exigences de rentabilité de court terme des actionnaires, a considérablement accéléré le rythme et l’intensité des restructurations, devenues des actes ordinaires de la vie des entreprises[2]. Comme l’illustre l’actualité la plus récente, les plans de licenciement se sont banalisés – la France a perdu plus de deux millions d’emplois industriels depuis 1980 –, tandis que la morphologie du salariat dans les entreprises s’est transformée, sous l’effet du développement des emplois précaires, de l’externalisation et du recours à la sous-traitance, mais aussi de l’étiolement d’arrangements localisés entre syndicats et directeurs industriels qui, dans la période fordiste, pouvaient assurer une relative cohésion des collectifs de travail.

Pour la CGT dans son ensemble, les effets de ces mutations du capitalisme sont bien connus : une véritable hémorragie militante à partir de la fin des années 1970, qui s’est accompagnée d’une modification des équilibres politiques internes à l’organisation, marquée par le recul des fédérations industrielles historiques. Sur le terrain, ces restructurations ont produit des effets plus discrets mais tout aussi puissants. Dans les entreprises que j’ai observées, les plans de licenciement – et les conflits qu’ils occasionnent – se sont souvent accompagnées d’un renouvellement contraint et accéléré des équipes syndicales, avec le départ de militants chevronnés et usés par les années de luttes et la brutalité des décisions patronales. Les restructurations permanentes des entreprises précipitent ainsi des évolutions dans le profil social et politique des militants. Elles marquent régulièrement l’arrivée aux responsabilités de délégués à l’expérience plus limitée, plus diversement intégrés dans les réseaux militants de la CGT (suivi de formations, participation à des congrès, etc.), dont les cheminements vers l’organisation sont moins souvent articulés à des socialisations politiques préalables à l’action syndicale, mais aussi plus tardifs et tortueux du fait de l’expérience de la précarité.

Ces conditions d’engagement dans la CGT alimentent des formes de dépolitisation de leur action.  D’une part, il n’est pas rare que ces nouvelles générations de délégués entretiennent des liens distants avec les structures de proximité de la CGT, où les dimensions idéologiques et politiques de la lutte syndicale sont encore solidement ancrées. D’autre part, l’hétérogénéité des profils militants et des trajectoires d’entrée dans le syndicalisme peut aussi conduire, dans les équipes syndicales, à des stratégies assumées d’évitement du politique. Alors que les milieux syndicaux ne sont pas imperméables à la progression du vote pour le Rassemblement national (voir l’article de Tristan Haute dans ce dossier), les attitudes de prudence voire d’autocensure vis-à-vis de discours et de débats idéologiques, non directement liés aux rapports de production dans l’entreprise, peuvent en effet apparaître aux yeux des délégués comme une manière de préserver l’unité d’un collectif réunissant des individus aux visions du monde contrastées, voire antagonistes. « C’est aussi pour ça qu’on parle peut-être pas trop de politique », comme me le confiait par exemple un délégué d’une papeterie industrielle, « sympathisant de gauche voire d’extrême-gauche », en évoquant des commentaires et réflexions d’autres militants associés à des discours du RN.

La promotion publique et patronale d’un « syndicalisme d’entreprise »

La distance ou l’indifférence vis-à-vis des dimensions politiques du combat syndical sont aussi renforcées par leur inscription croissante dans les arènes et les dispositifs du dialogue social d’entreprise. Au cours des dernières décennies, les réformes des gouvernements successifs en matière de relations professionnelles, systématiquement soutenues par le patronat, ont poursuivi un objectif principal : faire de l’entreprise (et non la branche ou le Code du Travail) le niveau pertinent pour définir les règles du rapport salarial, afin d’ajuster celles-ci aux impératifs de compétitivité et de performance des firmes[3]. Dans le sillage notamment des « lois Travail » de 2016 et des « ordonnances Macron » de 2017, les possibilités de conclure des accords dérogatoires à la loi et aux conventions collectives ont été considérablement étendues et la logique de la négociation d’entreprise s’est élargie à un spectre toujours plus large de sujets, le nombre d’accords signés n’ayant eu de cesse d’augmenter depuis une dizaine d’années.

Du côté managérial, ces réformes ont fréquemment encouragé un travail d’enrôlement des militants syndicaux dans des mandats et des activités de représentation toujours plus chronophages (une dynamique par ailleurs renforcée par la refonte des modalités de représentation du personnel et le passage au Comité social d’établissement – CSE/Comité social d’administration – CSA). Dans les grandes entreprises de l’industrie, la défiance voire la répression du fait syndical continuent bien sûr d’exister encore aujourd’hui. Mais bien souvent, ces pratiques s’articulent à un discours officiel de promotion du « dialogue social », d’autant plus évident à endosser par le management qu’il apparaît comme au service des objectifs de performance économique. Dans la papeterie industrielle évoquée plus haut, il existait par exemple, au moment de mon enquête, un certain dynamisme en matière de négociation collective, avec la signature d’une vingtaine d’accords en l’espace de quelques années. Pour la direction de l’entreprise, il s’agissait non seulement de canaliser les velléités contestataires et de pacifier un climat social dégradé par deux plans de licenciements dans les années précédentes – « [on voulait] respecter la culture syndicale historique du site […] et redonner de la confiance pour sortir d’une spirale bénéfique pour personne », comme me le confiait le directeur des ressources humaines –, mais aussi de se saisir d’un outil susceptible d’améliorer la compétitivité de l’entreprise, via par exemple la négociation d’un accord de « compétitivité-emploi » prévoyant un maintien de l’emploi et un investissement productif en échange d’une flexibilisation du temps de travail et d’un gel des rémunérations.

 Bien souvent, les syndicalistes CGT portent un regard critique sur le statut et la portée de ces négociations, estimant qu’elles offrent de faibles marges de manœuvre. Il est tout aussi fréquent qu’ils et elles dénoncent la dimension stratégique de cet investissement managérial du « dialogue social », utilisé comme une manière de dévitaliser un syndicalisme plus oppositionnel et subversif. « Les patrons l’ont bien compris, ils nous engluent dans des réunions, des accords de 35 pages. Tu te plonges là-dedans et tu arrives pas à faire autre chose », me disait par exemple une militante d’une entreprise de la métallurgie. Dans les équipes syndicales, la multiplication des temps d’échange et des séquences de négociation est ainsi loin d’aboutir à la disparition d’une conception agonistique des relations de travail – encore particulièrement vivace à la CGT – ou à un renoncement à des formes d’action contestataires comme la grève, certes plus difficile à mettre en œuvre qu’auparavant mais toujours pensée comme une condition de l’obtention d’avancées dans les négociations (voir la contribution de Baptiste Giraud).

Il n’empêche : dans un contexte d’affaiblissement du tissu militant, la promotion publique et managériale du « dialogue social » pousse les syndicalistes à envisager leur engagement principalement au prisme des mandats de représentation dont ils et elles disposent et comme étant tourné avant tout, sinon exclusivement, vers la communauté professionnelle de leur entreprise. Un tel processus n’est pas sans produire des effets de hiérarchisation sur les objectifs militants à poursuivre. Parmi les militants que j’ai rencontrés, j’ai ainsi régulièrement repéré des réticences à l’heure de mobiliser les salariés sur des sujets échappant au périmètre du dialogue social d’entreprise et renvoyant à des combats interprofessionnels plus généraux. « Combien de fois, je l’ai entendu ? “Vous appelez à débrayer pour une cause nationale, mais vous êtes pas capables de régler les problèmes chez nous”. (…) Donc c’est un peu compliqué pour organiser quelque chose, dès que c’est pas relié à un truc chez nous », me résumait par exemple le secrétaire du syndicat CGT de la papeterie à propos des mobilisations contre les lois Travail.

 

Ce recentrage de l’action syndicale sur des tâches et des objectifs liés au travail productif éclaire les difficultés rencontrées par le syndicalisme pour élever le niveau de conflictualité sociale lors de grandes mobilisations comme celles contre le projet de réforme des retraites de 2023. Plus largement, alors que le « dialogue social » s’est mué en un dispositif managérial au service de la compétitivité des entreprises – ou en un outil de légitimation de décisions unilatérales de l’État néolibéral –, la dépolitisation de l’action syndicale conduit de plus en plus clairement vers une impasse.

Ces derniers mois, la radicalisation du pouvoir macroniste et la perspective de plus en plus pressante de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite semblent néanmoins avoir fait poindre des dynamiques contraires, dans le sillage de l’engagement de plusieurs organisations syndicales (CGT, FSU, Solidaires) dans la campagne pour le Nouveau Front populaire (NFP). Cet engagement confédéral dans la compétition politique, inédit depuis plusieurs décennies, a pu contribuer à attirer vers le syndicalisme de nouveaux adhérents et profils militants, sensibles aux prises de position des dirigeants syndicaux. Centrer le regard sur les militants « ordinaires » donne toutefois un aperçu de l’ampleur du chantier à entreprendre pour repenser des cadres d’engagements et des modes de socialisation des adhérents qui permettent de donner un sens politique à l’action syndicale. Pour les syndicats, cela implique de réfléchir aux manières de réinscrire les dimensions idéologiques et politiques du combat syndical dans les activités et les sociabilités routinières des organisations. Cela passera également par l’identification et l’ouverture de chemins politiques permettant une rupture avec un cycle de réformes néolibérales qui a affaibli les syndicats dans leur rôle de contre-pouvoirs face aux décisions patronales, tout en faisant obstacle à leur affirmation comme acteurs de transformation de la société.

Pour citer cet article

Pierre Rouxel, « La dépolitisation du combat syndical ordinaire », Silomag, n° 19, juillet 2025. URL : https://silogora.org/la-depolitisation-du-combat-syndical-ordinaire

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