La gestion de l’eau est un sujet de plus en plus prégnant dans le débat public du fait de la raréfaction de cette ressource vitale et des effets en cours et futurs du réchauffement climatique sur sa disponibilité. Depuis les années 1990, la gouvernance des services d’eau potable et d’assainissement a été profondément modifiée en raison notamment de la montée en exigence en matière de traitement, des débats sur la légitimité de la gestion privée de ce service et des objectifs de rationalisation de l’organisation et d’équilibre budgétaire. Lætitia Guérin-Schneider revient sur ces évolutions et sur celles à venir au regard de l’importance des enjeux techniques, sociaux et environnementaux que nous devons affronter.
Replongeons-nous un instant dans une période pas si éloignée : le début des années quatre-vingt-dix. La gouvernance des services d’eau potable et d’assainissement rentre alors dans une période de turbulences. La gestion des services d’eau en France est placée historiquement sous la responsabilité des communes. Elles peuvent choisir de gérer le service avec leurs propres moyens, c’est-à-dire en régie, ou bien d’en confier la gestion à un opérateur privé à travers un contrat de délégation de service public (DSP). Les deux modes de gestion ont coexisté dans des proportions variables selon les époques, mais sans qu’un mode ne domine jamais réellement l’autre. Après-guerre, dans un contexte de subvention substantielle par l’État[1], cette organisation avait permis d’assurer le développement des réseaux et un accès à une large partie de la population. Les opérateurs d’eau étaient devenus l’un des fleurons industriels français, reconnu à l’international. Pourtant dans les années 1990, ce modèle va être profondément remis en cause et trente ans plus tard il est intéressant de voir où nous en sommes : est-ce que la situation s’est stabilisée ou bien sommes-nous à l’aube de nouveaux changements profonds ?
Retour sur les bouleversements des années 1990
À cette époque, les pressions au changement sont venues de plusieurs directions : de directives européennes sur la qualité des services, de débats sur la légitimité de la gestion des services publics par le privé et sur les conditions de son intervention et enfin d’une rigidification des conditions d’équilibre budgétaire à l’échelle d’un service.
Au niveau européen, des directives (1991 pour l’assainissement, 1998 pour l’eau potable) ont imposé des obligations de traitement de plus en plus exigeantes, qui ont nécessité des investissements coûteux et induit une augmentation du prix de l’eau. En effet, les services d’eau sont des services publics à caractère industriel et commercial (SPIC) et c’est le prix de l’eau payé par l’abonné qui doit financer le coût du service. Pour accompagner les investissements de modernisation des services, les agences financières de bassin (rebaptisées agences de l’eau en 1992) sont montées en puissance et, avec elles, un système de mutualisation du financement d’une partie des investissements. Les redevances perçues par les agences ont logiquement augmenté avec les investissements à soutenir. Ainsi, sur la décennie 90, le prix du service d’eau et d’assainissement, redevances et taxes incluses, a augmenté de 70% en moyenne en France[2].
Cette augmentation tombe au plus mauvais moment. Au niveau international, la libéralisation des services publics anglais, lancée par le gouvernement Thatcher propose un nouveau modèle. Dans aucun pays le principe de confier l’exécution du service public non pas au secteur public mais au secteur privé n’a été poussé aussi loin. Or ce modèle est loin de faire l’unanimité. Undébat sur la libéralisation des services publics émerge[3] : certains y voient une opportunité de modernisation des services, d’autres un risque de mainmise des opérateurs privés sur un service public en monopole naturel dont les usagers sont captifs. En France, la médiatisation retentissante de scandales de corruption (le plus emblématique étant l’affaire Carignon à Grenoble, en 1994) jette également la suspicion sur le secteur. De nombreux rapports officiels interrogent alors la gouvernance des services et appellent à développer la capacité de contrôle tout particulièrement vis-à-vis des opérateurs privés. Dans ce contexte de crise d’image, l’évolution des services d’eau prend plusieurs formes.
Sans être remise en cause, la notion de DSP est encadrée de manière plus stricte avec la loi Sapin de 1992 qui fixe la procédure de mise en concurrence des contrats de délégation. La transparence des services est promue par diverses lois imposant la mise en place de commissions consultatives des services publics locaux (SPL) et la publication de rapports annuels, avec des données techniques et financières, tant par le délégataire que par le maire.
Par ailleurs, le principe d’équilibre budgétaire par le prix de l’eau (“l’eau paye l’eau”) est réaffirmé, y compris en régie (par la généralisation de l’instruction comptable M49 qui définit le contenu des budgets annexes de l’eau, séparés du budget général des communes).
Enfin, l’usage d’indicateurs de performance pour suivre et piloter le service se diffuse et se structure autour de l’observatoire SISPEA (Système d’Information sur les Services Publics d’Eau et d’Assainissement), sous l’égide du Ministère de l’Écologie. La gouvernance est donc assez profondément modifiée, même si elle n’est pas radicalement transformée.
En 2024, où en sommes-nous ? Même si la crise d’image semble passée, de nouveaux signaux préoccupants apparaissent. Ils laissent penser que des évolutions importantes se préparent et auront un impact fort sur les fondements de la gestion. Essayons d’en comprendre les origines, les formes et les implications à moyen terme.
Trente ans plus tard : de nouvelles pressions au changement
Au niveau français, si le rôle des collectivités dans le pilotage et la régulation des services n’est pas remis en cause, les conditions en sont largement modifiées.
Un acteur public qui était fortement impliqué pour appuyer les collectivités dans leur gestion a disparu. L’ingénierie publique de l’État intervenait de manière majeure, en particulier en dehors des grands services urbains, dans l’appui au pilotage des contrats de délégation. Or avec la Réforme générale de politiques publiques, le président Sarkozy met définitivement fin à l’ingénierie publique et à son activité d’appui à la gestion des services d’eau et d’assainissement en 2011. L’objectif invoqué est de réduire les dépenses publiques, dans un domaine –l’ingénierie– supposé pouvoir être porté par des acteurs privés. Or, comme souligné par de nombreux observateurs[4], cette mesure porte le risque d’une perte de compétence pour la régulation et le pilotage des services, au moins dans un premier temps, avant que de nouveaux acteurs ne se mobilisent auprès des collectivités (bureaux d’études ou services d’assistance des conseils départementaux).
Cependant, une autre réforme portée par la loi Notre (nouvelle organisation territoriale de la République) de 2015 vise quant à elle, via le levier de l’intercommunalité, à augmenter la capacité des collectivités à développer des compétences et à mobiliser des moyens pour piloter la gestion des services d’eau. L’objectif est de rationaliser l’organisation des services d’eau et d’assainissement. Cette loi vient compléter un arsenal déjà ancien qui avait soutenu la création des syndicats intercommunaux, puis des communautés de communes, d’agglomération et urbaines, auxquels les compétences (au sens administratif du terme) eau potable et assainissement sont progressivement transférées. Les communautés d’agglomération et urbaines avaient déjà obligatoirement la compétence eau depuis les réformes précédentes (loi Chevènement de 1999). Malgré certaines réticences des maires ruraux et quelques assouplissements, la loi Notre rend également obligatoire le transfert des compétences eau et assainissement aux communautés de communes au 1er janvier 2026[5].
Au niveau européen, le cadre en vigueur change aussi avec la nouvelle directive eau potable du 16 décembre 2020 (transposée par l’ordonnance du 22 décembre 2022), qui renforce les normes de potabilité, met en place une approche de gestion basée sur les risques (avec les plans de gestion de la sécurité sanitaire des eaux) et améliore l’accès à l’eau pour tous (y compris les personnes n’ayant pas un accès direct au réseau collectif). Côté assainissement, une révision de la directive eaux résiduaires urbaines de 1991 est également à l’étude. Elle abordera les questions de neutralité énergétiques, de micropolluants, et d’eaux pluviales.
Le dernier bouleversement est planétaire : avec le réchauffement climatique, l’augmentation des sécheresses est observée dans de nombreuses régions françaises depuis le début des années 1990. La situation est devenue préoccupante depuis l’été 2021 et la disponibilité des ressources ne cesse de se réduire[6].
Quels sont les effets déjà visibles de ces changements et comment s’y adapter ?
Les évolutions en cours et leurs implications à moyen terme
Les lois sur l’intercommunalités, citée ci-dessus portent ont porté leur fruit : le taux de gestion intercommunale est passé de 50% à près de 70% entre 2013 et 2021 d’après l’observatoire national SISPEA[7]. Par ailleurs, le débat gestion publique versus gestion privée évolue sensiblement en faveur de la première : la population desservie en eau potable par une régie est passée de 39,5% à 43% entre 2010 et 2021, et ces chiffres ne prennent en compte ni Paris (passé en régie en 2010), ni Bordeaux et Lyon (en régie depuis janvier 2023).
Trente ans après la loi Sapin, le marché des délégations s’est modifié. Même si la durée des contrats a baissé depuis 2010, la nette augmentation de l’intercommunalité et la sensible progression des régies conduisent à diminuer le nombre de contrats de DSP renouvelés chaque année[8].
Les enjeux techniques sont importants à la fois autour du renouvellement du patrimoine existant, de l’adaptation aux nouvelles normes plus exigeantes et de l’adaptation à la moindre disponibilité des ressources en eau. Ces facteurs contribueront à augmenter le coût des services.
Parallèlement, de nouveaux enjeux apparaissent autour des dimensions sociales et environnementales.
Côté social, la question de l’accès à l’eau suscite des initiatives localement autour de la gratuité des premiers mètres cubes. Ces initiatives ne font cependant pas l’unanimité, car elles bénéficient indistinctement à tous, sans tenir compte de critères sociaux, et car elles véhiculent l’idée que l’eau ne coûterait rien au moment où la ressource se raréfie. Quant à l’accès à l’eau des populations vulnérables et marginalisées, elle représente un vrai défi pour les services d’eau et nécessite de déployer de nouveaux moyens et de mobiliser des systèmes de solidarité.
Côté environnemental, la meilleure prise en compte des objectifs de sobriété hydrique induit un tassement des consommations d’eau potable par habitant[9] : alors qu’elle était passée de 157 à 165 l/j entre 1998 et 2004 (source SDES), elle se stabilise depuis 2008 autour de 145 à 150 l/j (source SISPEA).
Autrement dit, les services sont confrontés à de nouvelles tensions pour les prochaines années. Les opérateurs, tant publics que privés, font le constat que les besoins de financement risquent d’aller croissants alors que le volume d’eau vendu ne suivra pas la même tendance[10]. Comment dans ces conditions garantir la soutenabilité à la fois sociale, environnementale et économique des services ?
Suffira-t-il de modifier la structure des tarifs en augmentant la partie fixe, par rapport à la partie proportionnelle au volume consommé de manière à ce que les charges fixes, dominantes dans les services d’eau, restent couvertes même si la consommation baisse ? Cela irait à l’encontre de l’objectif environnemental d’inciter aux économies d’eau.
Faudra-t-il globalement augmenter la facture d’eau par habitant, malgré l’impact social ? Cela semble une nécessité tant que le principe économique de « l’eau paye l’eau » est conservé.
Ou bien en allant encore plus loin faudra-t-il réinventer de nouvelles formes de solidarité financière entre les contribuables et les abonnés ou bien entre les différentes catégories d’usagers de l’eau (les activités agricoles et industrielles représentant de loin les premiers utilisateurs de la ressource en eau) ? Cela ouvrirait indéniablement de nouvelles voies pour un équilibre plus durable, mais cela suppose de remettre en cause des principes de gestion du secteur largement admis jusqu’à présent.
La réponse à apporter aux nouveaux enjeux n’est donc pas encore claire, mais il est certain que les fondements de l’équilibre économique des services sont à nouveau en train de vaciller. Ainsi, même si le contexte est beaucoup moins polémique que dans les années 90, de nouvelles réformes seront sans doute nécessaires.