Dans un contexte d’ubérisation du travail, la question du statut des travailleurs utilisant des plateformes électroniques est discutée. Salariés ? Statut hybride ? Indépendants ? La loi de 2016 a finalement choisi de leur attribuer le statut de travailleurs indépendants tout en posant les conditions d’une responsabilité sociale à la charge des plateformes.
Couramment appelée « Loi Travail », la loi du 8 août 2016 crée un nouveau titre dans le code du travail qui porte sur les « travailleurs utilisant les plateformes de mise en relation par voie électronique » (art L. 7341- 1 et s.). Elle y définit ces plateformes par renvoi à l’article 242 bis du Code général des impôts (« Les entreprises, quel que soit leur lieu d’établissement, qui mettent en relation à distance, par voie électronique, des personnes en vue de la vente d’un bien, de la fourniture d’un service ou de l’échange ou du partage d’un bien ou d’un service »). Ainsi, les plateformes sont des tiers ayant pour objet la mise en relation. L’article L. 7342-1 va plus loin et encadre plus spécifiquement les plateformes qui «détermine[nt] les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu et fixe[nt] son prix».
C’est la première loi en droit du travail qui réglemente le secteur de l’économie collaborative. Elle s’inscrit dans ce que l’on appelle couramment l’« ubérisation », terme entré dans le Petit Robert : «déstabiliser, transformer un secteur d’activité avec un modèle économique innovant en tirant parti des nouvelles technologies»[1]. En effet, l’utilisation de plateformes numériques permet d’offrir, à des prix inférieurs, des services jusque-là proposés par des professions organisées (hôtellerie, taxi, etc.) [2].
L’ubérisation est parfois accusée de beaucoup de maux. Elle serait la cause de la précarisation sociale des travailleurs utilisant les plateformes, car ils ne sont pas protégés par le droit du travail et sont écartés de la sécurité sociale. Elle entrainerait une concurrence déloyale en ne respectant pas l’économie de marché mise en place : par exemple, les chauffeurs Uber n’achètent pas la licence de taxi et peuvent donc offrir un service moins cher. Cependant, il faut veiller à ne pas faire porter à l’ubérisation des torts dont elle n’est pas responsable, ni même lui donner plus d’importance qu’elle n’en a pour l’instant. En effet, il existe encore peu de travailleurs utilisant les plateformes pour leur activité principale, la plupart y recourant à titre accessoire.
Inséré au sein de la septième partie du code du travail qui porte sur les travailleurs se trouvant à la limite du travail subordonné et indépendant[3], la création de ce nouveau titre pose la question de savoir si les travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique peuvent bénéficier d’une présomption de salariat et bénéficier ainsi des avantages de ce statut ?
Plusieurs statuts pourraient être utilisés par les travailleurs de ces plateformes, la loi a fait un choix qui peut sembler insatisfaisant.
Quel statut pour ces travailleurs?
Trois statuts peuvent être proposés : le statut de travailleur indépendant, le statut de travailleur salarié ou alors la création d’un statut hybride. Actuellement, les travailleurs utilisant les plateformes numériques sont des travailleurs indépendants (article L. 7341-1 du Code du travail).
En voulant insérer ce nouveau titre dans le Code du travail, certains parlementaires ont craint la mise en place d’une présomption de salariat[4] pour deux raisons principales. Premièrement, il y avait une procédure en cours entre le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) et la société Uber, les parlementaires ont craint d’influencer le juge, ce qui serait très grave au vu du principe de séparation de pouvoir. Cependant, cette procédure portait sur un vice de forme et non pas sur le sujet de la requalification des travailleurs. Deuxièmement, il est reproché à cette loi de vouloir légiférer trop tôt, sans qu’il y ait assez d’études sur le sujet. Or, cette loi intervient après plusieurs rapports sur le thème[5].
Étant à la frontière du travail indépendant et du travail salarié, les travailleurs des plateformes relèvent de ce qu’on appelle couramment la zone grise. La loi de 2016 aurait pu créer un statut spécifique s’inspirant des débats, qui existent depuis plus de vingt, sur la création d’un statut à la frontière du travail salarié et indépendant[6]. Mais, le rapport au Premier ministre de Pascal Terrasse (député)[7] et celui de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS)[8] n’ont pas considéré comme nécessaire la création d’un statut propre permettant de prendre en compte les spécificités des travailleurs de la zone grise. Même lors des débats parlementaires, l’idée n’a pas été discutée.
Plusieurs affaires en cours interrogent sur la réelle indépendance de ces travailleurs : l’URSSAF d’Ile de France a tenté de faire requalifier les contrats des chauffeurs d’Uber, plusieurs affaires sont en cours en Grande-Bretagne et en France concernant les livreurs à vélo (les conditions de travail décrites renvoyant à un état de subordination). Par ailleurs, la DIRECCTE[9] de Nantes a réalisé plusieurs procès-verbaux contre la société Deliveroo pour travail dissimulé[10]. De ce fait, certains membres du Parlement souhaitaient que les travailleurs soient reconnus comme des salariés[11].
La loi n’a pas suivi cette option et a finalement retenu le statut de travailleurs indépendants (Art. L. 7341-1). Même si elle fait entrer ces travailleurs dans le Code du travail, elle ne pose donc pas de présomption de salariat.
L’utilisation de l’expression « plateforme de mise en relation par voie électronique » vient même renforcer la présomption de non-salariat. Si elle n’a pas fait l’objet de critique de la part de la doctrine juridique, on peut se demander pourquoi cette expression a été retenue alors que ces secteurs sont plus couramment désignés sous les expressions d’« économie collaborative »[12], de « plateforme collaborative »[13], ou de « plateforme numérique collaborative. Les récentes conclusions de l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne présentées le 11 mai 2017 apportent une réponse à cette question[14]. Dans un contexte où la société Uber est au cœur de procédures visant à la requalification de ses chauffeurs en salariés (notamment à Londres et en Californie), l’avocat général a répondu à la question de savoir si Uber était une plateforme de mise en relation ou bien une société de transport. En retenant la première qualification, la présomption de non-salariat pouvait être défendue. En revanche, reconnaître à Uber la qualité de société de transport – ce qui a été finalement été retenu par l’Avocat général – le transforme en employeur, les chauffeurs pouvant alors être reconnus salariés. Ainsi, retenir l’expression « plateforme de mise en relation » plutôt que celle de plateforme collaborative permet d’éviter la présomption de salariat.
La création d’une responsabilité sociale, une réponse insatisfaisante
La loi du 8 août 2016 a néanmoins posé les conditions d’une responsabilité sociale à la charge des plateformes.
Tout en les écartant du salariat, l’objectif est de créer un minimum de protection sociale pour les travailleurs utilisant les plateformes. Les plateformes devront donc assurer à tous les travailleurs deux protections : la sécurisation des parcours professionnels (l’accès à la validation des acquis par l’expérience et à la formation professionnelle), et une protection sociale (la couverture des risques accident du travail).
Il s’agit d’une protection au rabais. Bien que le législateur ait voulu reconnaître la situation précaire de ces travailleurs, il est nécessaire de souligner que le statut de salarié est beaucoup plus protecteur. Un travailleur salarié pourra bénéficier de la protection sociale (maladie, accident du travail et maladie professionnelle, maternité, assurance chômage, retraite, etc.) mais également du droit aux congés payés, de la réglementation du temps de travail (et donc majoration des heures supplémentaires) ou encore des règles en matière de santé et de sécurité au travail. Ainsi, l’entrée dans le Code du travail n’apporte pas pour autant tous ces bénéfices aux travailleurs des plateformes.
Le Code du travail leur reconnaît également le droit de se syndiquer et d’opposer un refus concerté de fournir leur service (l’équivalent du droit de grève chez les salariés)[15].
En conclusion, la loi pose clairement une présomption de non-salariat. Elle n’est pourtant qu’une ébauche sur le sujet. En effet, elles s’appliquent uniquement aux plateformes qui déterminent « les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu et fixe son prix ». Or, toutes les plateformes ne fixent pas le prix des prestations. Par ailleurs, elle n’apporte pas de réponses aux litiges à venir et ne prévoit pas de réelles avancées sociales pour les travailleurs des plateformes.