Les émeutes sont croissantes en ce début de XXIe siècle et connaissent une forme d’invisibilité jusqu’en 2011, année du printemps arabe, des Indignés et des occupations. Alors qu’en 2011, le mot « révolution » est convoqué partout, Alain Bertho interroge la question de savoir si ces soulèvements populaires peuvent être qualifiés ainsi. Leur absence de visée stratégique et l’impensé de leur traduction politique rompent avec la conception moderne de la révolution. Repenser l’État et sa nécessaire soumission à une puissance populaire est un moyen d’offrir une figure contemporaine de la révolution et de sortir du présentisme qui a caractérisé ces soulèvements.
La modernité politique s’est ouverte sur deux révolutions, la française et l’américaine. Cette modernité politique a sans doute pris fin au tournant du siècle, quelque part entre le concert de Rotropovitch devant le mur de Berlin béant et l’année 2001. Cette année-là, le Forum social mondial pose comme postulat fondateur que pour construire l’avenir ensemble, il fallait absenter les enjeux de pouvoir. Le sommet du G8 à Gênes et la mort d’un jeune manifestant installent l’affrontement au cœur de la gouvernance mondiale après les émeutes de Seattle en 1999. De son côté, l’attentat du 11 septembre ouvre la séquence de la dimension militaire de la mondialisation. Le divorce se consomme entre les peuples et des pouvoirs nationaux qui gèrent le dispositif productif et financier qu’on nomme globalisation et fait une victime : la politique comme puissance subjective et capacité d’intervention dans l’État.
La séparation du Demos et du Cratos
La figure moderne de la politique naît dans les révolutions de la fin du XVIIIe siècle. C’est toujours au nom du peuple que le pouvoir s’exerce ou se conteste. Ce sont les instances de représentations comme les partis et les protocoles de choix qui assurent la subsumption du multiple social, religieux, idéologique à l’unité du peuple représentée par l’État.
La montée des émeutes dans le monde depuis le début du siècle[1] signe la rupture subjective de ce dispositif et l’effondrement des modes de représentation et d’identité collective sur lesquels l’action publique moderne s’est articulée. Les disjonctions des peuples et des États, des groupes sociaux et des formes d’organisation collective, laissent les « multitudes »[2] ou les « singularités quelconques »[3] en face à face direct avec les pouvoirs.
À l’instar des émeutes de 2005 en France, les affrontements civils se sont multipliés ces dernières années. Cette croissance rapide des émeutes a déjà fait l’objet de plusieurs publications et d’un film documentaire[4]. L’évidente extension statistique de ces explosions de colère n’a d’égal que son invisibilité persistante au moins jusqu’en 2011. Ce qui rassemble ces mobilisations par de là leur facteur déclenchant, la sociologie de leurs acteurs ou les circonstances nationales de leur localisation, c’est à la fois leur répertoire et l’usage de soi qui s’y manifeste sans calcul stratégique.
L’émeute s’assagit rarement en mobilisation organisée. C’est au contraire de plus en plus souvent la mobilisation sociale la plus identifiée, voire la plus codifiée qui emprunte le répertoire de l’émeute, gage de gravité du propos et du conflit. C’est vrai dans les pays émergents comme le Bangladesh. C’est aussi vrai dans des pays de plus vieille tradition syndicale comme l’a prouvé la violence du conflit des mines des Asturies en Espagne en 2013. Ce qui rassemble enfin ces mobilisations, c’est ce paradoxe qui associe une mise en danger de soi, mise en danger tant physique que judiciaire, avec l’absence de visée stratégique. L’émeute ne se déclenche pas sur un espoir, même irraisonné de victoire. De ce point de vue, l’immolation par le feu, geste individuel qui a été quelquefois déclencheur de l’explosion collective (en décembre 2010 à Sidi Bouzid par exemple), pousse à son extrême limite une démarche similaire.
La séquence émeutière qui commence avec le siècle a-t-elle été, tels les soulèvements paysans français du XVIII° siècle, un prélude à une séquence révolutionnaire ? L’année 2011 restera une référence fondatrice. L’année du Printemps arabe, des Indignés et des occupations se situe bien dans le prolongement de cette séquence. Elle en élargit l’assise, le répertoire, enrichit considérablement les modalités du rapport à l’État. S’agit-il pour autant d’une nouvelle incarnation du fameux passage de la révolte à la révolution ?
2011: des soulèvements sans révolution
Initiés par des drames singuliers, à commencer par l’immolation de Mohammed Bouazizi en décembre 2010 à Sidi Bouzid, ces soulèvements se sont révélés d’une puissance imprévue et inégalée. La férocité de la répression n’y fait rien. En Égypte, comme en Tunisie, l’essentiel du drame se joue en moins de quatre semaines. On le sait, la contagion touche aussi, le Yémen, le Bahreïn, la Libye, le Maroc, la Syrie. Mais l’Égypte et la Tunisie sont les pays où le soulèvement prend un caractère national.
En envahissant la place Tahrir et en s’y installant jusqu’à la victoire, les Égyptiens dépassent tout à la fois la crise profonde de la représentation politique et l’immatérialité des « réseaux sociaux » qui facilitent leur mobilisation. Ce « nous sommes le peuple et nous sommes là » est sans doute la grande invention collective de l’année. Elle aussi connaitra des répliques : le 5 mai à la Puerta del Sol à Madrid, à partir du 25 mai en Grèce, le 17 septembre à New York, puis dans des centaines de villes dans le monde.
S’agit-il de révolutions ? Dès janvier 2011, ce mot est convoqué partout. Quel est donc le sens contemporain de ces révolutions dans lesquelles des soulèvements populaires d’une ampleur et d’une détermination exceptionnelles débouchent sur ce qui ressemble plus à des coups d’État militaires salués par une surprenante standing ovation ? 2011 n’est ni 1789, ni 1792, ni 1848, ni 1917. Ces peuples insurgés ne réclament pas le pouvoir. Ils réclament le droit à un pouvoir qui les considère et qui les écoute.
Les acteurs des soulèvements populaires ne sont pas ceux qui, dans l’espace de l’État, vont tenter d’en tirer toutes les conséquences. Cette disjonction qui marque depuis des années le phénomène émeutier n’est pas abolie par des « émeutes qui gagnent ». Les pouvoirs sont ébranlés par cette puissance subjective. Mais cette puissance subjective populaire ne porte pas une figure d’alternative au pouvoir en place. La question de l’État y est posée en extériorité. La « traduction politique » de la mobilisation est impensée et impensable.
D’ailleurs, l’année 2011 ne clôt pas la séquence émeutière. Le nombre d’affrontements civils continue de progresser, notamment dans les pays qui ont connu un changement de pouvoir. Il n’y a jamais eu autant d’émeutes en Tunisie et en Égypte qu’en 2012-2013. Mais aux deux premières figures identifiées, celle de l’émeute et celle de la mobilisation sociale qui lui emprunte son répertoire, s’ajoute une troisième figure : celle de mobilisations d’une ampleur nouvelle, mais usant du même répertoire, avec le même rapport d’extériorité à l’État : la confrontation avec le pouvoir sans stratégie de pouvoir, l’émergence d’un « nous populaire » régional ou national. On retiendra la révolte de la région d’Aysen au Chili, le Printemps Érable au Québec en 2012, les soulèvements de la jeunesse urbaine en Turquie et au Brésil en 2013… Partout se confirme une rupture entre les peuples et les pouvoirs. Partout, la « politique » devient pour des millions de gens le nom de la corruption, du mépris des peuples, de l’autisme gouvernemental. Ce rejet conduira à d’autres effondrements institutionnels comme la destitution de Dilma Roussef au Brésil.
Les pièges du temps et du possible
Ces mobilisations contemporaines butent sur deux incertitudes : l’avenir et le possible. Elles ne s’inscrivent pas dans un régime d’historicité moderne analysé par François Hartog,[5] mais dans un présent qui dure. Ce tournant est pris dès le mouvement altermondialiste au début du siècle[6]. Si, comme on l’affirme à Porto Alegre en 2001, « un autre monde est possible », son agenda reste pour le moins obscur[7]. Sans subjectivité de l’avenir, pas de démarche stratégique, pas d’autres possibles que le refus immédiat du présent. « Dégage » disaient les Tunisiens en janvier 2011 et les Egyptiens quelques semaines plus tard. Ces « révolutions » sans imaginaire du lendemain n’auraient-elles été que des puissances aveugles ? Rien en tout cas qui ressemble à un illusoire « réveil de l’Histoire »[8].
Pour l’instant ce qui triomphe c’est plutôt un retour du religieux, du renvoi du futur à un autre monde, du retour à une subjectivité du temps et du sens de la vie antérieure à la parenthèse moderne de la politique et de la révolution. Et quand la rage désespérée de certaines révoltes investit ce dispositif confessionnel, le pire est à redouter. La proposition politique de Daech et son succès international reposent sur l’abolition du temps historique et un millénarisme mortifère. Comme disait Lacan : « il n’y a que les martyrs pour être sans pitié ni crainte et croyez-moi, le jour du triomphe des martyrs c’est l’incendie universel ».
La sortie du présentisme qui enferme l’avenir dans un calcul de probabilité[9] est de l’ordre de la décision collective, d’une prescription sur le présent que seules les mobilisations pourront peut-être faire entendre. Mais il faudra pour cela rompre avec la conception moderne de la révolution et reprendre du début ce qui a fait sa force pour en offrir une figure contemporaine : la conception de l’État et sa nécessaire soumission à une puissance populaire.