Par Alain Obadia,
Président de la Fondation Gabriel Péri
Depuis quelques années, le thème des communs est monté en puissance dans le débat d’idées. Il a été mis en lumière, dans un premier temps, par l’attribution en 2009 du prix Nobel d’économie à l’économiste et politologue américaine Elinor Ostrom pour ses travaux sur les modes de gestion de ressources communes par des communautés réelles à travers le monde[1]. Puis, d’autres ouvrages importants ont été publiés. On peut citer notamment ceux de Toni Negri et Michael Hardt[2], de Pierre Dardot et Christian Laval[3] ou encore celui dirigé par Benjamin Coriat[4]. Depuis quelques mois, les articles, les conférences et les colloques se multiplient comme en témoigne le colloque de Cerisy, « Vers une république des biens communs ? » qui se tient du jeudi 8 septembre au 15 septembre 2016. Cette effervescence démontre, s’il en était besoin, qu’un site comme Silo doit accorder beaucoup d’attention aux travaux et réflexions en cours ainsi qu’aux débats, souvent passionnés, qu’ils suscitent.
Les Communs ne relèvent pas d’un simple effet de mode par nature éphémère. Nous sommes au contraire convaincus qu’ils correspondent à une prise de conscience de phénomènes qui travaillent en profondeur la société et qui sont liés à des enjeux majeurs pour l’avenir de l’humanité.
Ces enjeux ont trait à de nombreux domaines. Sans prétendre à l’exhaustivité, notons leurs liens avec les transformations majeures que connait le travail dont la composante intellectuelle devient prédominante et qui ne peut désormais être que collaboratif si on veut qu’il exprime toutes ses potentialités.
Notons également que les technologies numériques démultiplient les besoins et les possibilités de partages. Les communs numériques deviennent une réalité structurante de notre époque. Ils appellent de nouveaux modes de gestion coopératifs et participatifs.
Au-delà, le propos peut être élargi. Même si l’idéologie du capitalisme libéral persiste à magnifier le paradigme de la concurrence comme à cultiver l’individualisme et le chacun pour soi, la vie réelle démontre chaque jour l’inanité de cette approche. Aucun des grands problèmes que rencontre l’humanité ne peut trouver de solutions en empruntant cette voie. Les défis écologiques impliquent des réponses communes. La transformation en profondeur des modèles de consommation et de production oblige à réfuter les logiques de moins disant social et environnemental pour tirer seul son épingle du jeu. Elle conduit à privilégier de plus en plus le droit d’usage par rapport à la propriété. Malgré la ségrégation urbaine, les villes sont de plus en plus productrices de communs.
Plus fondamentalement encore, l’aspiration démocratique à pouvoir exprimer son opinion et à être partie prenante des décisions qui impactent notre vie, est une donnée montante dans la société et cela malgré les offensives de restrictions démocratiques qui marquent les stratégies des forces politiques au service du capital. Or penser, exprimer, échanger sont les caractéristiques même des communs. C’est d’autant plus vrai qu’au-delà des débats qui traversent leurs approches les auteurs les plus marquants considèrent que ce qui caractérise les communs ne tient pas seulement à leur nature mais surtout au fait qu’ils sont gérés en commun. Par bien des aspects, c’est la pratique collective qui crée le commun.
Cependant, il serait erroné de penser qu’il existe une théorie des communs constituée et unifiée. Bien au contraire, de nombreux débats ont lieu quand à leur nature, à leur définition ou encore à leur positionnement dans un projet alternatif de société.
Rappelons tout d’abord que la reconnaissance que certains biens n’appartiennent à personne remonte loin dans l’histoire de l’humanité. On peut même affirmer qu’elle préexiste à l’instauration de la propriété, de nombreux auteurs ayant parlé de « communisme primitif » à ce propos[5]. Au Moyen âge, le droit de vaine pâture (ou commons dans certaines parties de l’Angleterre) permet aux paysans les plus pauvres de subsister. Le mouvement d’accaparement terres qui accompagnera le capitalisme naissant y mettra fin avec brutalité. Pourtant le code civil en France reconnait dans son article 714 qu’« Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous…»
Niée et combattue par le dogme libéral, cette réalité ressurgit aujourd’hui sous l’influence conjointe de la prise de conscience écologique et de la révolution numérique. L’existence de communs «naturels» (Elinor Orstöm) ou de communs dérivés des nouvelles technologies (communs numériques) et de leurs immenses potentialités de partage change la donne.
Parmi les débats existants se posent les questions de la définition des communs et de leurs finalités.
Leur spécificité relève-t-elle de leur nature propre ? Ou du fait qu’ils sont gérés en commun dans une volonté de co-création et de coopération ? (Négri et Hardt aussi bien que Dardot et Laval ou qu’Orstöm)
Peuvent-ils être limités à ce que Samuelson appelait l’« économie de club » c’est-à-dire à des communs gérés pour et par des membres d’une communauté ou portent-ils un projet transformateur plus ambitieux pour l’ensemble de la société ? C’est dans ce dernier sens que Dardot et Laval considèrent qu’il convient de distinguer « les » communs et « le » commun.
S’inscrivent-ils en contradiction avec des services publics nationaux considérés comme étatistes (Negri et Hardt insistent beaucoup sur le fait que les communs permettent de combattre le pouvoir de l’Etat) ou à l’inverse peuvent-ils révolutionner la conception, des services publics par un processus de réappropriation démocratique ?
Tels sont quelques-uns des thèmes objets de réflexions contradictoires. S’agissant de problématiques nouvelles qui peuvent ouvrir des voies prometteuses pour une alternative transformatrice ces controverses sont utiles. Silo sera, n’en doutons pas, l’un des lieux où elles pourront s’épanouir.
Bibliographie :
« Biens communs et propriété », Développement durable et territoires, dossier 10, 2008.
« Pouvoir d’un seul et bien commun (VIe-XVIe siècles) », Revue française d’histoire des idées politiques, 32, 2010/2, 224 p.
James Boyle, « Fencing off Ideas: enclosure and the disappearance of the public domain », Dædalus, 2002, pp.13-25.
François Constantin (dir.), Les biens publics mondiaux : un mythe légitimateur pour l’action collective ? (actes du colloque de Pau, octobre 2001), Paris, L’Harmattan, 2002, 386 p.
Laurent Cordonnier, « Éclairages sur la notion de biens communs », socioeco.org, 2012, 8 p.
Benjamin Coriat (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris Les liens qui libèrent, 2015, 297 p.
Pierre Dardot et Christian, Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, 593 p.
Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était, Toulouse, éd. Smolny, 2009, 460 p.
Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée, et de l’État (1884), Paris, éditions sociales, 1983, 322 p. Une traduction par les éditions du Progrès à Moscou datant de 1976 est en ligne.
Jean Gadrey, « Des biens publics aux biens communs », Alternatives économiques, avril 2012.
Jean Gadrey, Socio-économie des services, Paris, La Découverte, 2003, 128 p.
Jacques T. Gobout, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Paris, Seuil, 2007, 396 p.
Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », Science, n° 3859, , 1968, pp. 1243-1248.
Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Paris, Gallimard, 2014, 624 p.
Charlotte Hess, « Inscrire les communs de la connaissance dans les priorités de recherche », in Association Vecam (coord.), Libres Savoirs, les biens communs de la connaissance, C & F éditions, 2011.
Charlotte Hess, Elinor Ostrom (dir.), Understanding Knowledge As a Commons: From Theory to Practice, MIT Press, janvier 2007, 381 pages.
Hervé Le Crosnier, « Leçons d’émancipation : l’exemple du mouvement des logiciels libres », in Libres Savoirs, les biens communs de la connaissance, C & F éditions, 2011.
Hervé Le Crosnier, « Une bonne nouvelle pour la théorie des Biens Communs », Vecam, 12 octobre 2009.
Fabien Locher, « Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la “Tragédie des communs” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 60, 1/2013, pp. 7-36.
Marcel Mauss, Essai sur le don (1925), Paris, PUF, 4e éd., 1968, 482 p. En ligne dans collection « Les classiques des sciences sociales ».
Elinor Ostrom, Governing the commons : the evolution of institutions for collective action, Cambridge, United Kingdom : Cambridge University Press, 2015, 280 p.
Elinor Ostrom (Laurent Baechler, éd. sc.), Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Bruxelles, De Boeck, 2010, 301 p.
Béatrice Parance, Jacques de Saint-Victor (dir.), Repenser les biens communs. Paris, CNRS Éditions, 2014, 314 p.
Olivier Petitjean (dir.), Les biens communs, modèle de gestion des ressources naturelles, Paris, DPH, Ritimo, Passerelle, 2, 2010, 134 p. :
Alain Testart, Le communisme primitif : Économie et idéologie. Paris : Maison des Sciences de l’Homme, 1985, 549 p.
Pour aller plus loin :
Voir l’épisode 42 de Data gueule « Des communs et des hommes » (vidéo, 4 min, 2015)
Voir la table ronde « Faire la ville en (biens) communs » organisé dans le cadre du festival 2015 « Le temps des communs » à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon avec Christian Laval (sociologue), Alberto Maganghi (architecte et urbaniste) et Bruno Charles (élu à la Métropole de Lyon) (vidéo, 156 min, 2015).
Écouter l’émission de Fréquence paris plurielle présentée par la fondation Copernic sur les communs numériques (audio, 53 min, 2016) :
Voir le webséminaire sur les communs numériques de Lionel Maurel et Hervé Le Crosnier Coordonné par Louise Merzeau dans le cadre du Master 2 Recherche Infocom de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (vidéo, 161 min, 2014).
Voir l’intervention de Geneviève Azam « Les communs, quelles définitions, quels enjeux » dans le cadre du séminaire “Penser les biens communs dans le espaces ruraux : regards croisés“, organisé par le laboratoire “Dynamiques rurales” de l’Université Toulouse II-Le Mirail (vidéo, 38 min, 2013).
[1] Elinor Ostrom, Governing the commons: the evolution of institutions for collective action, Cambridge, United Kingdom : Cambridge University Press, 2015, 280 p.; Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles (Laurent Baechler, éd. Sc.), Bruxelles, De Boeck, 2010, 301 p.
[2] Michael Hardt, Antonio Negri, Commonwealth, Paris, Gallimard, 2014, 624 p.
[3] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014. 593 p
[4] Benjamin Coriat (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Paris Les liens qui libèrent, 2015, 297 p.
[5] On pourra notamment se référer à Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée, et de l’État (1884), Paris, éditions sociales, 1983, 322 p. ; Alain Testart, Le communisme primitif : Économie et idéologie. Paris : Maison des Sciences de l’Homme, 1985,549 p. ; ou encore Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Toulouse, éditions Smolny, 2009, 460 p.