La notion de « société de consommation » s’est imposée avec une telle évidence qu’on en interroge rarement le sens. Elaborée dans les années 1960 par des intellectuels critiques, marxistes hétérodoxes, elle engage la représentation d’un consommateur nécessairement aliéné par la perpétuelle recherche de satisfaction de besoins artificiels, antithèse de l’agent économique libre, souverain et bien informé, défendu par les intellectuels libéraux qui promeuvent la démocratie par la société de marché. Dans cet article, Louis Pinto revient sur l’histoire des luttes symboliques et des cécités croisées qui ont participé à forger la figure du consommateur, invention contemporaine stabilisée et aujourd’hui consacrée dans sa version libérale par le droit.
La plupart des mots concernant le monde social sont porteurs d’un ensemble de présupposés qui ont des chances de demeurer inaperçus aussi longtemps que l’on ignore la façon dont certains de leurs usages se sont imposés au détriment d’autres. Il en va ainsi pour le mot de consommateur qui peut désigner soit de façon neutre et descriptive l’individu auquel on peut rapporter des pratiques sociales déterminées (alimentation, loisirs, etc.), soit une personne ordinaire qu’il s’agit de défendre pour assurer la satisfaction équitable et paisible de ses besoins légitimes (défense du consommateur), soit un individu dont les dits besoins ont été en réalité fabriqués et entretenus de l’extérieur par des forces économiques ayant le profit pour moteur et pour fin (« consumérisme »). Plutôt que de choisir son point de vue, on peut tenter d’apporter un peu de clarté sur ces différents usages et les relations qu’ils peuvent entretenir. On constate avant tout que la catégorie actuelle de consommateur n’a pas existé de tous temps et qu’il est indispensable d’en faire une genèse historique pour éviter que le regard de l’observateur ne fasse que redoubler les discours de ceux qu’il entend prendre pour objet d’étude. La vertu de l’historicisation est aussi peut-être de prévenir l’éternel retour des mêmes débats, des mêmes arguments.
Sans revenir ici en détail sur ce point, on peut en gros distinguer une « préhistoire » de la figure du consommateur, marquée par les premières associations de consommateurs et par des institutions diverses, et l’histoire proprement dite, à partir des années 1960, où elle tend à s’imposer dans les champs intellectuel, politique, médiatique, juridique, etc. En cette période, la fortune du consommateur, un consommateur présumé « aliéné », est indissociable de la « société de consommation ». Ces notions, autant descriptives que polémiques, doivent leur apparition à un groupe d’intellectuels porteurs de dispositions critiques.
Marxisme et critique du consommateur aliéné
Qui étaient-ils ? Les penseurs de la consommation étaient souvent des philosophes de formation ou de profession inspirés par le marxisme, ayant en commun la volonté de rompre avec l’orthodoxie des appareils politiques grâce à l’exploration de terrains nouveaux ou réputés tels, en particulier celui de la « vie quotidienne ». La notion d’aliénation, étayée sur des traductions et des lectures du jeune Marx, était tenue pour un moyen d’analyser une société en pleine mutation, à laquelle le vieux marxisme (stalinien) était aveugle du fait d’un travers « économiste » interdisant de prendre en compte le rôle de la conscience et de l’idéologie. Parmi ces auteurs, on peut mentionner un universitaire, Henri Lefebvre, professeur de sociologie à Strasbourg puis à Nanterre, et un journaliste et essayiste, André Gorz. À la différence des purs théoriciens, ils entendaient illustrer et fonder leurs conceptions de l’aliénation en recourant à des connaissances positives sur les sociétés contemporaines. Le premier revendiquait d’avoir inventé l’expression « société de consommation ». Mais ni Lefebvre ni Gorz n’avaient fait de travail de terrain, le second se bornait à citer une littérature américaine consacrée à la critique du conformisme et de l’individualisme (Vance Packard, David Riesman…). Les théoriciens de l’aliénation, comme eux ou d’autres, apportaient leur contribution au moment où plusieurs auteurs se réclamant, tels que Barthes, de perspectives nouvelles en sciences de l’homme, entreprenaient une sorte d’herméneutique de la quotidienneté consistant à déchiffrer des significations sur le terrain banal des expériences communes. La fascination exercée sur eux par la quotidienneté tenait à la rencontre d’intérêts scientifiques nouveaux avec le regard traditionnel des intellectuels sur les masses (dont celle de Heidegger sur le « on », le bavardage et l’inauthenticité). Leurs innovations thématiques et conceptuelles s’inscrivaient dans le contexte idéologique des années 1962-1968 plus ou moins dominé par les thèmes de l’abondance, de la fin des idéologies, de la dépolitisation, de la technocratie, de la culture de masse, de l’embourgeoisement (ou pas) de la classe ouvrière.
Les penseurs du quotidien avaient à inventer une voie originale rompant avec le modèle sartrien du philosophe souverain et combinant dans leurs pratiques intellectuelles critique politique et visées de scientificité. La principale ressource théorique était la sémiologie, spécialité en plein essor grâce à des auteurs comme Barthes, auteur des fameuses Mythologies (1956) devenu un théoricien structuraliste de l’étude des signes (Système de la mode, 1967). En 1970, Jean Baudrillard, élève de Barthes, publie La Société de consommation. En fait, les textes publiés consistaient moins en enquêtes empiriques sur des groupes sociaux ou sur des pratiques de consommation qu’en considérations théoriques combinées plus ou moins bien à des illustrations génériques : il en va ainsi, par exemple, pour les analyses sur la « bagnole » (variante : la machine à laver) qui se contentaient d’imaginer un automobiliste indéfini et sans visage aimant faire de la vitesse, parader devant le voisinage ou laver son véhicule avec amour (un peu comme dans la « Belle Américaine », un film de Robert Dhéry de 1961). L’automobiliste aliéné des sémiologues se trouvait pris par un jeu de « signes » (vitesse, standing, virilité, etc.) et d’images (le « spectacle » de Guy Debord) qui fonctionnait dans son dos, tout en lui donnant l’illusion d’être maître de ses choix. L’ethnocentrisme intellectuel de ceux qui savent bien ce qu’il faut penser de la « bagnole » et de leurs naïfs propriétaires était plus ou moins dissimulé par l’assurance d’être du bon côté politique, du côté de la démystification, à distance des mystificateurs capitalistes et des mystifiés obstinément anonymes et massifiés.
La critique de la « société de consommation » reprenait sur certains points les critiques de philosophes, d’économistes et de prospectivistes. L’idée que les besoins sont insatiables réactive simplement le vieux thème des moralistes sur le luxe, sur la cupidité et la vanité humaines : le consommateur n’est jamais satisfait, il cherche toujours plus et autre chose. Il en va de même pour l’idée que les besoins sont aveugles, idée qui met plutôt l’accent sur la contradiction entre les conduites individuelles et le résultat agrégé de toutes ces conduites, l’embouteillage automobile étant une illustration exemplaire d’un défaut de prévision à moyen ou long terme (une illustration actuelle est fournie par la crise environnementale).
Mais l’apport principal de cette critique tenait à l’idée que les besoins sont foncièrement illusoires (« artificiels »). C’est sur ce point qu’elle innovait : la société de consommation se trouvait envisagée comme la rencontre entre les consommateurs qui succombent aux mirages auxquels ils sont exposés et le (néo)capitalisme qui cherche frénétiquement des débouchés pour les marchandises produites. Comment penser ensemble plaisir et contrainte ? Ce point était traité soit par l’invocation un peu indéfinie de la publicité qui exerce un effet de séduction (sur les masses, sur le « on » …), soit, de façon purement verbale, par l’omnipotence d’un « appareil » aussi invisible qu’efficace : « la civilisation néo-capitaliste a mis sur pied un appareil répressif gigantesque (…) Une terreur suave somme chaque individu de consommer », écrivait Gorz[1].
Libéralisme et défense du consommateur éclairé
Ces thèmes, initialement cantonnés dans des cercles d’intellectuels critiques, se sont imposés dans le débat public seulement après 1968 grâce à certaines associations de consommateurs, parfois appuyées elles-mêmes sur des publications, comme dans le cas de l’UFC-Que choisir. Des jeunes économistes hétérodoxes (Jacques Attali, Marc Guillaume, Jean-Pierre Dupuy) se sont aussi efforcés d’imposer la question de la consommation au sein de la discipline économique en insistant sur les composantes imaginaires et symboliques, irréductibles à la seule fonction d’utilité des biens chère à la théorie néoclassique.
La politisation, à tonalité anticapitaliste, de la consommation était marquée par le rôle attribué dans les discours de critique culturelle fondés sur les mots d’ordre de type « changez la vie » apparus dans cette période. Ces enjeux ont bien été perçus par des essayistes et économistes libéraux. Auteur de Vive la société de consommation (Hachette, 1971), Jean Saint-Geours, énarque, Inspecteur des finances, écrit, contre Lefebvre et Marcuse, un « livre de contre-contestation ». Raymond Ruyer, professeur de philosophie à l’Université de Nancy s’en prend, dans Éloge de la société de consommation, aux « clercs » « économophobes » qui n’aiment pas l’économie par ignorance et par ressentiment et qui dénoncent comme « gadgets » les biens appréciés par le peuple : « c’est un fait que la grande majorité des hommes aime les objets. On ne voit pas de quel droit l’ascète condamnerait les autres à l’ascétisme ». Le capitalisme est d’essence démocratique : « en principe, l’économie de marché, soumise aux demandes des consommateurs, est une ‘démocratie économique’ »[2].
La riposte des auteurs libéraux était fondée sur deux principes. D’abord, la « société de consommation » n’a pas à être accusée, elle marque un progrès historique par l’abondance de biens qu’elle procure au grand nombre, et l’on ne doit pas s’empêcher de crier haut et fort « Vive la société de consommation ! ». Ensuite, le consommateur, loin d’être aliéné ou séduit par de « faux besoins », est un agent libre et souverain qui, contrairement aux « dogmes » d’un socialisme « dirigiste », est capable, dans une société de marché, de trouver le moyen de satisfaire ses besoins au meilleur coût. La critique de la société de consommation ne demande pas à être ignorée selon les libéraux qui concèdent volontiers l’existence d’« abus ». Simplement, ils pensent que ceux-ci sont secondaires et peuvent être corrigés en renforçant les principes d’une concurrence « libre et non faussée ». C’est l’objet d’une action politique relativement cohérente, la « politique de la consommation » marquée par la création en 1976, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, du premier Secrétariat d’État à la consommation (le candidat Mitterrand aux élections présidentielles l’avait réclamé dès 1974). Dans cette conception, l’action des pouvoirs publics doit avoir pour but principal de favoriser le libre choix du consommateur, notamment à travers l’accès à l’information.
Le droit de la consommation élaboré entre 1973 et 1993 a été une pièce essentielle de ce dispositif politique. En contribuant à mettre fin à une conception strictement contractualiste des relations marchandes, celle du droit civil, il consacre en tant que telle la figure du consommateur (celui qui est présumé dépourvu de savoir) en même temps que celle du « professionnel » (celui-ci qui « sait ») : tout l’édifice juridique repose sur l’idée d’un « déséquilibre » informationnel entre les deux parties qu’il s’agit de corriger. Il s’inscrit dans une architecture plus vaste et bien structurée, celle du droit de la concurrence, où priment des considérations d’« ordre public économique » fondées sur l’efficience, sur la lutte contre les « rentes », les monopoles, les situations acquises et, enfin, contre les aides publiques.
L’enjeu de cette politique poursuivie depuis sans grand changement, en dehors d’un recours accentué aux directives de l’Union européenne et aux arrêts de la Cour européenne de justice, est de faire de la catégorie juridico-économique de consommateur un instrument de légitimation de l’économie de marché : non seulement celle-ci est gratifiée d’une efficience supérieure, mais elle est réputée fonctionner au service des individus qui y prennent part et qui, en retour, lui procurent la force symbolique qu’on peut opposer à d’autres voies possibles. Loin d’être une simple illusion de « superstructure », le droit tend à faire exister dans la réalité, avec un certain degré de vraisemblance, la fiction sociale du consommateur souverain conçue par les économistes dominants. La défense des consommateurs apparaît finalement comme une lutte interminable et minutieuse contre des puissances économiques que l’on sait bien n’être pas mues par des intentions généreuses. C’est pourquoi une critique de la consommation doit trouver aujourd’hui d’autres armes que celles procurées par le retour éternel et un peu dérisoire des doctrines « démystificatrices » de la « terreur suave » du « système », du consommateur aliéné et conditionné et des vendeurs acharnés à vendre.