Le cadre institutionnel du système éducatif allemand est en pleine transformation. Semi-autonomie des écoles, compétition, évaluation, compétences-clés, structures modulaires et rapprochement des écoles et de l’économie constituent les caractéristiques principales de ces transformations censées « libérer » l’innovation et la créativité. Calquées sur les paradigmes des politiques internationales, ces réformes présentent une forte cohésion idéologique même si elles n’ont pas été présentées comme un ensemble à mettre en place d’un coup. D’un changement progressif par des « projets pilotes », elles ont depuis 2002 acquis une dimension politique s’appliquant à tous les Länder favorisant ainsi la mutation néolibérale de ce système éducatif.
Silo remercie les éditions La Dispute de nous avoir autorisés à reproduire cet extrait de l’ouvrage, L’école en Europe. Politique néolibérales et résistances collectives, dirigé par Ken Jones et publié en 2011 (pp. 98-101). Les intertitres ont été ajoutés par la rédaction de Silo.
Jürgen Kluge, consultant chez McKinsey, s’adressait en ces termes aux pédagogues allemands : « Pour commencer la grande réforme éducative indispensable, nous devons en placer tous les éléments sans exception sur le banc d’essai et commencer à moderniser notre système éducatif en prenant tout un ensemble de mesures qui doivent être conçues pour agir en synergie. […] Nous devons libérer les écoles de l’emprise bureaucratique et leur donner la liberté d’agir. En retour, nous devrions avoir comme exigence la qualité et la responsabilisation. Ces mesures produiront un certain nombre d’effets sur leur fonctionnement interne, tels que l’indépendance financière à travers des politiques autonomes ou encore une différenciation des services proposés et des manières différentes de structurer les cours. Nous avons besoin d’écoles indépendantes et d’élèves indépendants »[1]. En lançant un tel appel pour la « modernisation », Jürgen Kluge enfonce manifestement des portes ouvertes et son attaque de la « bureaucratie » s’adresse à un système qui a déjà entamé spontanément quoique tardivement un processus de modernisation.
Cohésion idéologique et prudence tactique
Depuis le milieu des années 1990, toute l’attention en matière de recherche pédagogique en Allemagne a porté sur l’établissement scolaire et sur sa capacité à améliorer les normes de réussite scolaire. La question cruciale dans le débat public a été de savoir comment on pouvait s’affranchir d’une administration bureaucratique et libérer l’innovation et la créativité dans « un cadre institutionnel » nouveau.
La Fondation Bertelsmann et particulièrement Reinhard Mohn, alors propriétaire de l’entreprise de technologie de l’information et de la communication qui finance cette fondation, ont joué un rôle décisif en proposant et en organisant des discussions publiques sur le sujet. Reinhard Mohn, qui travaillait en collaboration avec des représentants de Volkswagen et de la Deutsche Bank, ainsi qu’avec des économistes et des membres de la communauté éducative, fut un acteur influent dans la Commission sur l’éducation (« Futur de l’école – École du futur ») réunie par le Parti socialiste allemand (SPD) en Rhénanie-du-Nord-Westphalie au début des années 1990[2]. Le rapport de cette commission publié en 1995 est de toute première importance. Il contient toutes les caractéristiques principales du nouveau cadre institutionnel : la semi-autonomie des écoles, la compétition, l’évaluation, les compétences et les qualifications-clés, la structure modulaire et, bien entendu, le rapprochement des écoles et de l’économie. Mais le rapport ne les présente pas comme un ensemble à mettre en place en une seule fois. Il propose plutôt une stratégie progressive : la cohésion idéologique s’accompagne en l’occurrence de prudence tactique.
L’outil le plus efficace pour opérer ce changement progressif est le « projet pilote » : cet outil permet la progression contrôlée des moyens indispensables à l’organisation du projet et le changement de culture des équipes enseignantes. Le temps, la progressivité et l’expérimentation sont donc des éléments essentiels d’une stratégie qui vise à neutraliser les conflits et à gagner en légitimité ce qu’elle perd en rapidité de décision.
Une stratégie de décentralisation et de pilotage par objectifs
Dès le milieu des années 1990, des responsables sociaux-démocrates, à Hambourg, à Brême ou dans certains Länder comme la Hesse ou la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, ont introduit dans l’administration de l’enseignement certains éléments de cette stratégie de décentralisation et de pilotage par objectifs. Dans le cadre d’un discours général sur l’autonomie et la responsabilisation (Eigenverantwortung), ces administrations ont mis en œuvre des réformes apparemment marginales, mais qui se sont avérées être des marqueurs historiques aux conséquences importantes.
Les chefs d’établissement ont ainsi vu leurs pouvoirs se renforcer et ils ont pu bénéficier d’une certaine autonomie de contrôle sur une fraction du budget global qui était jusque-là supervisé de façon classique, c’est-à-dire bureaucratique, selon les réglementations propres au système des finances de l’État (Kameralistik). Une multitude de projets favorisant le développement décentralisé ont vu le jour en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, qui est le bastion traditionnel du SPD et le Land le plus peuplé d’Allemagne. Dans la Hesse, le gouvernement de coalition SPD-Verts a pris au début des années 1990 des mesures de décentralisation. Des conseils d’école ont ainsi été créés dans lesquels les parents, les enseignants et les élèves ont partagé un certain contrôle sur les questions de pédagogie et d’organisation, tandis que, dans certaines parties du Land, la gestion des bâtiments et leur maintenance étaient soumises aux autorités locales.
Peu de temps avant sa défaite électorale de 1999, cette coalition est passée à la vitesse supérieure et s’est attelée à l’introduction systématique de la Neue Verwaltungssteuerung traduction allemande du « nouveau management public ». Là encore, cela s’est d’abord opéré sous la forme d’un projet pilote limité à un seul district, lequel projet était d’emblée appelé à s’étendre à l’ensemble de l’État fédéral avant la fin 2008, avec le soutien total des chrétiens-démocrates (CDU) qui avaient succédé à la coalition SPD-Verts. Intitulé « Pilotage par objectifs », le projet incluait la contractualisation des relations entre les établissements scolaires et les autorités du Land, ainsi que la stipulation des résultats financiers que les écoles se promettaient d’atteindre.
Rationalisation, efficience et privatisation
Durant cette même période, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie (RNW) mettait en œuvre les recommandations du rapport de Bertelsmann-RNW de 1997 (« Schule & Co ») en pilotant une succession de projets. Avant la fin 2006, d’ailleurs, plus de 1200 écoles utilisaient les outils d’auto-évaluation créés par Bertelsmann[3]. À l’aide de cet « autopilotage » et de l’assurance qualité, les projets en question, à l’instar de « Schule 21 » du Land de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, se donnaient comme finalité la gestion efficace des ressources et l’amélioration de la mesure des résultats des écoles. Ils permirent pour ce faire la création d’un nouveau cadre institutionnel dans lequel l’équipe de direction de l’école pouvait embaucher du personnel selon les conditions qu’elle supposait les meilleures pour l’établissement et dans lequel la direction pouvait également prendre à son niveau les décisions concernant l’organisation administrative et pédagogique de l’établissement et des classes. De la même façon, la coalition SPD-PDS à Berlin a mis en route en 2003-2004 le « projet de modèle des écoles autonomes », autre projet pilote qui a pour ambition de « changer la gouvernance de l’école en fixant des objectifs standards et en contrôlant les coûts ».
Ce qui avait donc commencé comme un projet expérimental impulsé avec force par la fondation Bertelsmann a acquis après 2002 la dimension d’une politique s’appliquant à tous les Länder. Calqué sur les paradigmes des politiques internationales, œuvrant à la promotion de la semi-autonomie des écoles, de la compétition, de l’évaluation, des compétences-clés, des structures modulaires et du rapprochement de l’école et de l’économie, ce projet devenu national a introduit des notions comme la rationalisation, l’efficience et la privatisation à l’intérieur même des structures du système scolaire allemand, qui reste fondé sur une très stricte sélection sociale. C’est ainsi que le point de vue dominant dans les années 1970, qui revenait à laisser ce système inégalitaire plus ou moins en l’état, a été reconduit mais sous la forme inédite d’une « modernisation modeste ».
Un puissant consensus dans le monde politique
La généralisation de ces expériences pilotes est le signe d’un puissant consensus dans le monde politique : les chrétiens-démocrates (CDU), les Verts, les sociaux-démocrates et même le PDS (Partei des Demokratischen Sozialismus) se sont tous engagés aux côtés des grandes entreprises les plus influentes dans des changements qui, sans être à proprement parler constitutionnels, impliquent des transferts importants de responsabilité depuis des instances de gestion élues (locales, régionales ou nationales) vers des administrations d’établissements scolaires non élues mais financièrement autonomes.
Ingrid Lohmann remarque que, lorsque l’État annonce que « les caisses sont vides », la pression sur les écoles pour qu’elles garantissent leur situation financière en participant aux transformations qui ont été décrites plus haut devient plus forte. Elle note également que la rhétorique autour du partenariat et de la société civile qui accompagne cette mutation masque le fait qu’en pratique le système scolaire ne s’adresse jamais qu’à un certain type de partenaires et à certains secteurs bien particuliers de la société civile[4].