Avec l’essor des technologies numériques de nombreux biens et services sont désormais à portée de clic du consommateur. Dans cet article, Kristin Jesnes et Thiphaine Le Gauyer discutent la spécificité de l’implantation des plateformes numériques sur le marché du travail norvégien en s’appuyant sur le cas des coursiers employés par Foodora et subordonnés à un contrôle algorithmique de leur activité. Si la négociation occupe une place centrale comme mode de régulation des relations de travail entre salariés et employeurs en Norvège, l’arrivée des travailleurs sous statut d’« indépendants », non-soumis aux conventions collectives, déséquilibre ce compromis historique.
De par son histoire, la structure du marché du travail norvégien se caractérise par la négociation collective et tripartite (syndicats patronaux et salariaux, État), des institutions de codétermination, la paix au travail (arbeidsfred) par la signature d’accords collectifs et une protection sociale large et ancrée dans le salariat. Ces formes de régulations ont rendu, dans un premier temps, difficile l’installation des plateformes numériques sur le territoire norvégien. L’étude de cas de Foodora est intéressante à étudier pour deux raisons que nous traitons ici. D’une part, Foodora s’est d’abord implanté en employant seulement des salariés ce qui a rendu possible la négociation d’une convention collective en 2019. D’autre part, elle a ensuite fait appel à des « indépendants » sans changer sa manière de gérer les coursiers. Ceci a eu deux effets : la convention collective n’est seulement accessible qu’aux travailleurs salariés, le management via des algorithmes n’est pas vécu de la même manière par les coursiers selon leur statut d’emploi.
La Norvège : un marché du travail fortement régulé par la négociation collective qui laisse peu de place au travail atypique
La convention collective est en Norvège une institution historique et centrale dans la résolution des conflits liés au travail. Estimé à 49 % pour les salariés et 57 % pour les employeurs, le taux de syndicalisation y est beaucoup plus élevé qu’en France (10 %). Le taux de couverture des accords collectifs est également très élevé : en moyenne supérieure à 70 %, elle est à environ 46 % pour le secteur privé et 100 % pour le secteur public[1]. Au-delà des signatures, la vérification de la bonne et réelle mise en œuvre des accords est directement contrôlée par l’État, au travers d’institutions fortes telles que l’Inspection du Travail et le Bureau national de la médiation, dont la médiation est obligatoire avant une déclaration de grève. Ce système fonctionne d’autant plus facilement que la quasi-totalité de la population en emploi est salariée à durée indéterminée : 92 % des salariés concernés, et en face, seulement 6 % d’indépendants[2]. Le recours au temps partiel est par contre une pratique assez répandue et non décriée qui concerne 26 % des salarié·es contre 18 % en France[3].
Les plateformes numériques d’emploi se sont implantées, d’une part dans les zones grises du marché du travail, entre travail et loisir lucratifs, entre salariat et indépendance ; d’autre part dans des secteurs d’activité, notamment le service privé, où le travail est davantage exécuté par des indépendants et/ou des personnes plus précaires et éloignés des syndicats. Des statuts d’emploi régulièrement remis en cause par la jurisprudence qui, jugeant sur les faits réels, doivent statuer sur la requalification salariale ou non des travailleur·ses indépendant·es se retrouvant dans des situations plus ou moins fortes de subordination juridique avec la plateforme. Les nouvelles technologiques ne sont pas seulement employées à mettre en relation l’offre et la demande de travail, mais aussi à gérer les travailleur·ses via de nombreux outils algorithmiques tels que la notation, la surveillance à distance en temps réel (GPS), le contrôle des temps d’activité et de pause, etc. Or, le contrôle algorithmique est l’une des preuves de subordination employées par la jurisprudence pour requalifier en salariés les contrats de travail des travailleur·ses des plateformes telles qu’Uber et Deliveroo en Europe[4].
L’implantation des plateformes d’emploi dans les zones grises et mal régulées du marché du travail
La quantification du travail de plateforme reste difficile et pour au moins deux raisons : les travailleurs de plateforme sont difficiles à atteindre via les enquêtes emploi et il n’existe pas de définition commune du travail de plateforme. On estime en Union Européenne 500 plateformes numériques faisant travailler environ 28 millions de personnes et les prévisions les porteraient à 43 millions en 2025 (UE directives). La dernière enquête menée en Norvège en 2017 fait état de 30 plateformes actives mobilisant entre 10 000 et 30 000 personnes, soit entre 0,5 et 1 % de la population active[5], un segment numériquement faible du marché du travail. Cependant, la situation a changé depuis la pandémie puisque la livraison de repas s’est généralisée et a été facilitée par l’usage des livreurs des applis. C’est dans ce secteur et dans celui du transport de personne que le travail de plateforme s’est le plus développé[6].
Intriguées par le phénomène des plateformes, plusieurs commissions spécialisées ont été créées en Norvège. Le précédent gouvernement, une coalition centre-droit (2013-2021), a fait appel à un comité tripartite sur l’économie des plateformes ou « de partage » (« delingsøkonomi ») qui publia un rapport en 2017 recommandant une libéralisation du marché des taxis qui devient effective en 2020. Ceci a entrainé l’installation d’Uber, Yango et Bolt. En 2021, un nouveau comité publie un rapport sur la question du modèle norvégien dans l’avenir du travail, où il est également question de l’économie de plateforme. Il y est recommandé de mieux définir le statut de salarié et d’employeur et de réintroduire le recours collectif.
Finalement la requalification vers un contrat salarial en Norvège n’a fait l’objet d’aucun jugement en conseil prud’homal, en partie parce qu’une réforme de la législation du travail a été annoncée sur cette question, par la nouvelle coalition centre-gauche, aussi parce que les partenaires sociaux régulent les conflits par eux-mêmes, soit par des requalifications directes soit par la négociation collective d’une convention comme le cas Foodora.
#rosastreiken : la victoire d’une convention collective norvégienne dans la régulation du travail de plateforme
L’économie de plateforme en Norvège se distingue aussi parce qu’initialement, quelques plateformes recrutaient uniquement sur contrat de travail salarié à temps partiel, donnant à leurs employés le droit de s’organiser et de négocier collectivement (Jesnes et Oppegaard. 2020)[7]. C’est le cas de Foodora, société allemande, qui s’implante en 2015 à Oslo et recrute sur la base de 10 heures de travail hebdomadaire abondée en fonction de la demande.
Cependant, les premières contestations des coursiers de Foodora débutèrent dès 2017. Elles portaient sur le niveau de salaires et les conditions de travail. Les coursiers devaient fournir eux-mêmes leur propre équipement (vélos, téléphone, forfait internet, vêtements…). Le travail était en outre coûteux physiquement et psychiquement, notamment en hiver où les températures peuvent descendre à -15 °c à Oslo. Enfin et surtout, Foodora imposait trop souvent des modifications imprévisibles sur les applications utilisées pour travailler[8].
Les coursiers ont cherché à rejoindre un syndicat et le choix s’est finalement porté sur Norsk Transportarbeiderforbund qui a intégré Fellesforbundet en 2019, un syndicat de transport rattaché à la Landsorganisasjonen i Norge (LO), plus grande organisation représentant les salariés du secteur privé. Au printemps 2019, soutenu par environ 100 coursiers organisés, le syndicat Fellesforbundet a alors demandé une convention collective avec Foodora qui refusa, malgré la tentative du Bureau national de la Médiation de trouver une solution. Cet échec rendit alors possible la mise en grève des coursiers qui se lancèrent dès août 2019 dans une large mobilisation à Oslo. Les actions collectives ont été nombreuses et variées : occupation de Youngstorget, place centrale de la capitale où siège le Parti travailliste (Arbeiderpartiet) et le syndicat LO, la visibilisation du mouvement par des parcours à vélo des coursiers portant leur tee-shirt de travail rose et une mobilisation numérique intense via le hashtag #rosasstreiken (grève rose), enfin, par des moments de convivialité avec les habitant·es grâce à la distribution de flyers engageant des discussions et l’installation de stand de réparation de vélo. Et parmi les moyens nouveaux, les coursiers se sont inspirés du mouvement écologiste, en organisant une « critical mass » quotidienne autour d’Oslo afin de recueillir davantage de soutien.
Après 5 semaines de mobilisation, et un doublement du nombre de coursiers organisés, la pression posée sur Foodora fut telle qu’elle entama les négociations aboutissant à la signature d’une convention collective. Ces accords permirent l’augmentation des salaires, le remboursement des frais de matériel et une pension de retraite. Cette convention, d’une durée de deux ans, a été renégociée en 2020 avec Virke, syndicat patronal représentant Foodora et l’est de nouveau actuellement.
Le contrôle algorithmique de plateforme parmi les salariés, les indépendants et frilansere
Aujourd’hui, après la pandémie et le choc de demande de livraison, la situation en Norvège a évolué pour se rapprocher de la ‘norme’ internationale, c’est-à-dire que les plateformes recrutent de plus en plus de non-salariés. La Norvège accueille depuis 2019 une nouvelle plateforme, Wolt (finlandaise) qui fait travailler seulement sous statut d’indépendant ; de son côté, et dès 2019, Foodora, mobilisait les premiers coursiers non-salariés. En 2021, seulement 37 % des coursiers de Foodora étaient employés et couverts par la convention collective[9]. Néanmoins, si la loi prévoit que ce ne soit pas au coursier de choisir entre ces deux statuts d’emploi, ceux qui sont indépendants chez Foodora, peuvent quand même demander à la plateforme de changer pour un contrat salarié, ce qu’elle a déjà plusieurs fois accepté.
La question et les conséquences du statut d’emploi sont importantes, d’autant plus lorsqu’il s’agit du contrôle algorithmique. La gestion algorithmique, si elle est vécue positivement par les coursiers salariés qui ont un contact plus facile et direct avec leur employeur à travers le syndicat, est un souci concret lorsqu’elle est imposée sur des coursiers censés être indépendants. La raison est que le statut indépendant impliquerait que l’on peut décider librement de ses tarifs, de ses horaires de travail, et de ne pas être sous le contrôle d’un tiers (ici, la plateforme). Les sociétés Foodora et Wolt, en plus de maintenir le contrôle de prix de travail et de donner des ordres, peuvent aussi suivre en temps réel le travail des coursiers et ont la possibilité de les contacter lorsqu’ils jugent que leur productivité n’est pas assez élevée ou s’il y a d’autres « problèmes » dans la livraison.
Cette situation se développe en Norvège mais est plus largement un enjeu européen censé promouvoir un marché unique, c’est-à-dire régulé également sur tout l’Espace économique européen. Des commissions se penchent depuis des années sur la question, et celle des avantages et dérives possibles de la gestion algorithmique est actuellement discutée par les différentes instances européennes (Parlement, Conseil et Commission). Une résolution est en cours de négociation. Elle vise à mieux protéger les travailleurs des plateformes tout en créant les conditions économiques nécessaires pour rendre le marché des plateformes plus concurrentiel et attractif. L’enjeu de ces discussions est aussi celui de la place qui va être donné aux travailleurs de plateformes eux-mêmes à la table des négociations concernant le fonctionnement des plateformes et la portée du management algorithmique. Cela demanderait deux choses : la transparence sur tout ou une partie de l’équation algorithmique, qui est finalement la traduction mathématique d’une stratégie de gestion des ressources humaines ; la formation, par la plateforme de leurs travailleurs pour qu’ils puissent la comprendre et la discuter. Finalement, le niveau de compétence et de transparence sur la gestion algorithmique demande une collaboration efficace entre les partenaires sociaux, comme celle entre Foodora et Fellesforbundet, mais cela exigerait que les travailleurs soient de nouveau salariés.
Conclusion
Le système social norvégien et nordique est à certains égards très différent de la France et de l’Union Européenne. Des exemples de convention collective, telle que celle signée entre Fellesforbundet et Foodora en 2019 montre la possibilité d’une telle conciliation, mais l’évolution, sur le terrain après la pandémie, pose la question de sa durabilité et la capacité des syndicats à maintenir leur rapport de force. Aussi, malgré l’intérêt manifeste porté sur l’économie de plateforme et son développement, aucune loi les impliquant directement n’a encore été adoptée, il semblerait que la Norvège attende après l’Union Européenne qu’elle adopte la résolution citée plus haut. Car en effet, si elle a par deux fois refusé d’intégrer l’Union Européenne, elle s’est par ailleurs engagée en 1992, par la signature du traité instituant l’Espace Economique Européen à en appliquer les directives et règlements. Finalement, si la question du management algorithmique se pose unanimement concernant le travail de plateforme, elle se diffuse plus largement sous d’autres formes et dans d’autres entreprises, ce qui questionne le degré d’invasivité négociable et supportable de l’Intelligence artificielle dans l’organisation du travail.