Le Parti communiste français (PCF) s’est longtemps singularisé par son ancrage populaire et par sa capacité à apparaître comme le représentant de la classe ouvrière. La principale source de cette légitimité populaire au sein du paysage politique français provenait des liens étroits que ce parti avait établis, non sans tensions, avec le mouvement syndical. Comme le démontre Julian Mischi dans cet article, l’histoire du mouvement communiste français est ainsi riche de leçons sur l’intérêt et la difficulté à articuler engagement syndical et combat politique, un défi toujours d’actualité alors que la gauche peine à mobiliser l’électorat populaire.
Le socle syndical du communisme populaire
L’émergence du mouvement communiste en France, au sortir de la Première Guerre mondiale, remet en cause la division du travail militant entre parti et syndicat, qui est à l’œuvre depuis la fin du 19e siècle. Ce courant se constitue initialement par le rapprochement entre des syndicalistes révolutionnaires de la CGT (Confédération générale du travail), jusque-là méfiants à l’égard de la forme-parti, et des militants de l’aile gauche du parti socialiste. Des syndicalistes d’origine libertaire, tel Pierre Monatte, sont attirés dans la Section française de l’Internationale communiste (SFIC) fondée en 1920, laquelle cherche à renouveler la direction issue de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) en puisant dans le vivier syndical.
Les consignes de l’IC visant à établir des fractions communistes dans les syndicats peuvent heurter certains, tant cette perspective s’inscrit à rebours d’une tradition française d’indépendance syndicale. Mais le « travail dans les syndicats » et l’impératif de la syndicalisation pour les militants sont aussi perçus comme un moyen de diffuser une culture syndicale dans les rangs du parti et comme un outil de promotion de dirigeants ouvriers. L’émergence du parti communiste repose sur une redéfinition du lien du parti avec le syndicalisme, visant à assurer une composition sociale de sa direction conforme à ses prétentions à représenter le prolétariat français.
La direction communiste s’ouvriérise grâce à l’ascension militante de syndicalistes, qui prennent leurs distances par rapport à l’anarchisme. Pierre Semard, ancien syndicaliste révolutionnaire, cheminot révoqué de la grève de 1920, devient ainsi le secrétaire général du parti français en 1924. À l’image également de Gaston Monmousseau, qui intègre le bureau politique du PCF en 1926, ces syndicalistes se convertissent au modèle syndical communiste. Mais d’autres refusent finalement le centralisme lié à Moscou et entendent défendre la prééminence de l’action syndicale sur le parti. Ils sont alors disqualifiés comme représentants de l’« anarcho-syndicalisme » et subissent des mises à l’écarts autoritaires.
Toujours est-il qu’une nouvelle génération de cadres ouvriers issus du syndicalisme anime un parti, qui se stalinise, et plusieurs dirigeants syndicalistes entrent au parlement à partir de 1936. Les liens noués entre le PCF et la CGT se renforcent à la Libération, impliquant un contrôle politique du parti sur le syndicat, qui est potentiellement source de tension lors des mouvements sociaux. Les dirigeants communistes cherchent par exemple à modérer la protestation ouvrière pendant la « bataille de la production » lorsqu’ils participent au gouvernement puis, au contraire, à impulser des actions anticoloniales et antiaméricaines dans les années 1950. Sur le terrain, dans les entreprises et les localités, les cadres communistes s’efforcent de garantir la centralité du parti dans l’engagement des syndicalistes communistes. Cette stratégie a une efficacité limitée et rencontre des résistances mais elle contribue néanmoins à donner une cohérence idéologique et un débouché politique aux engagements syndicaux des communistes.
Tenir tête aux notables locaux
L’épaisseur populaire du PCF des années 1930 aux années 1970 doit beaucoup à ses attaches syndicales. La majorité des ouvriers communistes adhèrent d’abord à la CGT, où ils acquièrent leurs premières ressources militantes, avant de rejoindre le parti. Ainsi, au niveau local, le parti s’efface souvent derrière le syndicat, plus déterminant dans le quotidien des militants ouvriers. Dans les communes industrielles, c’est le syndicat qui apparaît comme l’outil d’accession ouvrière au pouvoir local. Si le maire ou la municipalité sont qualifiés de « communistes », label partisan forcément utilisé lors de la compétition électorale, le syndicat joue un rôle plus central que le parti, surtout dans les petites et moyennes communes ouvrières qui forment la grande majorité des municipalités communistes. Il arrive que les listes municipales se constituent en grande partie lors de réunions syndicales, notamment dans les communes marquées par la mono-industrie, comme dans les bassins miniers et sidérurgiques, où le responsable du syndicat de l’entreprise dominante se présente au nom du PCF. Certains syndicalistes appelés à figurer sur la liste, voire à la diriger, adhèrent au parti à l’occasion de la campagne, surtout si elle est victorieuse.
C’est donc essentiellement au sein de la CGT que se constituent des contre-pouvoirs ouvriers face à des élus qui ont converti leurs positions sociales dominantes (cadres, professions libérales, gros commerçants, entrepreneurs) en mandats municipaux. Des ouvriers en viennent à contester la domination politique de ceux qui sont leurs supérieurs hiérarchiques au travail. On observe ces processus dans les bourgs industriels des territoires ruraux où des syndicalistes parviennent à remettre en question le pouvoir des notables surtout lorsque la gauche est unie. Dans certaines campagnes, les communistes sont en outre impliqués dans le syndicalisme agricole, ce qui leur assure un lien avec les masses paysannes, notamment dans le Limousin, en Auvergne et dans le Midi.
À l’échelle individuelle, le syndicat joue un rôle central dans la décision d’oser participer au jeu municipal et de trouver un intérêt et des ressources pour se mesurer aux élites sociales locales. Apprendre à tenir tête aux chefs dans les ateliers donne des compétences et une confiance pour affronter les notables dans la commune. Contester le pouvoir de la hiérarchie dans l’entreprise et s’organiser collectivement autour de revendications sociales forge des compétences pour remettre en cause l’autorité des élites politiques dans l’espace local.
En outre, dans leur activité d’élus, les ouvriers peuvent mobiliser des savoir-faire (écrire, s’exprimer en public, lire des textes réglementaires) acquis dans le cadre du militantisme syndical. Le sentiment d’être légitimes à prendre la parole au nom d’un groupe et à s’affirmer dans l’espace public local se nourrit d’une socialisation militante, mais aussi d’une fierté ouvrière entretenue par le syndicat. Ce qui est transmis par le syndicat, ce ne sont pas seulement des principes idéologiques, mais aussi et surtout des façons d’agir, des capacités à parler au nom d’un collectif, qui peuvent être réactivées à l’extérieur de l’entreprise via le parti.
Une culture politique de gauche de moins en moins syndicale
Le PCF et la CGT sont confrontés dès les années 1960-1970 aux recompositions du tissu industriel français, qui fragilisent leur capacité d’organisation dans les entreprises et les liens que les deux organisations avaient noués entre elles. La déstabilisation du groupe ouvrier dresse de nouvelles barrières à l’engagement syndical dans l’industrie tandis que les nouvelles figures populaires, exerçant dans les services (aides à domiciles, caissières, etc.), rencontrent des conditions défavorables à l’action collective. À ces mutations du monde du travail, s’ajoute un usage des réseaux syndicaux dans les luttes fratricides qui secouent le parti à partir de la fin des années 1970. Si des syndicalistes participent aux entreprises de contestations internes, ils sont souvent, dans un premier temps, actifs contre les voix qui dénoncent le repli ouvriériste et sectaire qui accompagne la rupture du programme commun et perdure tout au long des années 1980.
À partir surtout des années 1990, les écosystèmes communistes locaux se disloquent : la centralité du parti dans l’univers communiste s’érode et l’engagement des syndicalistes s’autonomise. Le corps dirigeant du PCF est de moins en moins constitué de permanents issus du syndicalisme. Il se rétracte autour de détenteurs de mandats électifs ou de titulaires de postes dans les collectivités territoriales. Ces nouveaux dirigeants sont moins issus des mondes populaires que par le passé et ils ont un rapport plus distant avec la culture syndicale. Ils sont socialisés à la politique non pas dans le cadre de combats syndicaux, mais comme collaborateurs d’élus, chargés de mission ou à travers des études supérieures en lien avec le métier politique (communication, science politique) ou le journalisme. Du côté du parti socialiste également, la filière de recrutement de militants issus de la CFDT (Confédération française démocratique du travail) est de moins en moins opérante. Les syndicalistes des nouvelles générations, en proie à des difficultés grandissantes sur leur lieu de travail, se recentrent sur la défense des droits des salariés.
De ce fait, l’inclusion des syndicalistes dans la lutte politique constitue un défi primordial pour la constitution, aujourd’hui, d’un mouvement politique populaire. D’autant que les syndicats, bien que divisés et fragilisés, demeurent bien plus représentatifs, par leur composition sociale et leurs effectifs, que les partis politiques. Les responsables des partis de gauche actuels considèrent le plus souvent les syndicalistes comme des alliés que l’on peut défendre ou dont on peut bénéficier du soutien. Ils les côtoient dans la rue, en manifestation, mais bien plus rarement en réunion, comme camarades de parti. Les profils militants d’origine populaire ayant une expérience syndicale ne trouvent guère leur place dans des partis de gauche dominés par des catégories diplômées, exerçant ou ayant exercés comme cadres ou professions intellectuelles.
L’engagement syndical est, par nature, attentif aux clivages et hiérarchies socioprofessionnelles qui traversent les métiers, les entreprises, le salariat, la société, alors que les partis ont tendance à se poser en porte-parole des électeurs dans leur globalité. Réinsuffler une culture syndicale dans les rangs de la gauche permettrait une meilleure acuité à ces enjeux de classe et aux intérêts spécifiques des milieux populaires. Cela favorisait aussi probablement un détachement vis-à-vis des logiques de présidentialisation et de personnalisation de la vie politique, qui rejaillit sur le fonctionnement interne des partis, où les principes de collégialité peinent à s’exercer.
Le refus de la structuration militante du côté de La France Insoumise (LFI) qui se veut mouvement et non parti paraît aggraver ce problème de la démocratie militante plus qu’il ne le réduit, les militants étant pour le moment largement dépossédés de toute voix décisionnaire et le groupe parlementaire concentrant le pouvoir. Le contrôle des mandataires est une préoccupation certes difficile à exercer mais régulièrement discutée dans les syndicats, quand elle est le plus souvent évacuée par les partis. Comme au début des années 1920, il y a cent ans, la question du renouveau de la gauche par une meilleure prise en compte des expériences syndicales paraît d’actualité.