Tout en adoptant les codes du cinéma d’aujourd’hui, Raoul Peck parvient à rendre son tranchant révolutionnaire à la doctrine de Marx dirigée contre l’ordre du monde et nous propose une plongée sans concession au cœur de la lutte des classes dont l’actualité est l’ultime message du film.
Le jeune Karl Marx de Raoul Peck, 2017, 118 mn. Avec August Diehl (Karl Marx), Stefan Konarske (Friedrich Engels), Vicky Krieps (Jenny von Westphalen).
Le Jeune Marx de Raoul Peck est sorti sur les écrans fin septembre. Il a été assez unanimement salué ; de nombreux textes de présentation et de critique ont été publiés le concernant[1].
Raoul Peck a été ministre de la Culture d’Haïti de 1996 à 1997. Il est président depuis 2010 de la Femis (École nationale supérieure des métiers de l’image et du son). Toute sa filmographie, qu’il s’agisse des œuvres de fictions ou de documentaires, est portée par un engagement politique assumé, explicité et revendiqué[2].
J’ai visionné le Jeune Marx, en avant-première. La projection a été suivie d’une causerie avec le réalisateur. Cet échange a été aussi stimulant que le film.
L’industrie du cinéma, au fond, ne veut pas d’un tel film
Lors de cette discussion, a été posée au réalisateur la question de savoir pourquoi il avait fait l’impasse sur les longs moments de travail de Marx dans les bibliothèques qui ont pourtant rempli l’essentiel de sa vie. La question était intéressante et la réponse également. Raoul Peck a expliqué qu’il n’avait pas fait ce film à partir d’une page blanche, mais dans un contexte économique et politique donné. Il s’agit du premier film sur la vie de Marx dans le cinéma occidental. Ce n’est pas un hasard a-t-il ajouté. L’industrie du cinéma, au fond, ne veut pas d’un tel film[3]. Quand il existe, elle ne veut pas entendre parler de ce qu’il a à dire.
Raoul Peck a raconté qu’il a fallu qu’il adopte les codes du cinéma d’aujourd’hui et qu’il louvoie avec l’industrie du cinéma. La scène d’amour entre Karl et Jenny, la scène de poursuite dans les rues de Paris pour échapper à un contrôle de police ou encore la scène inaugurale de massacre des ramasseurs de bois s’expliquent aussi par cette volonté d’utiliser ces codes afin de s’adresser notamment à un public jeune. Tout cela pour rendre à l’idée révolutionnaire toute sa force juvénile en subvertissant les codes vieillissants de l’industrie du cinéma.
«Ce film se veut un appel à prendre sa vie en main»
Voilà ce que déclarait Raoul Peck dans son interview à l’Humanité : « Ce film se veut un appel à prendre sa vie en main, comme l’ont fait ces trois jeunes gens à leur époque, et à changer tout ce qui doit l’être, sans se poser de limites a priori. Connaissez votre histoire, apprenez à repérer les liens entre les événements à première vue épars, armez-vous intellectuellement, organisez-vous et battez-vous ! C’est un travail ! Tel est le message »[4].
Son approche globale rappelle la célèbre appréciation qu’émettait Lénine sur le devenir de la doctrine de Marx : « Il arrive aujourd’hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d’une fois dans l’histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires. (…) Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions (…). Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, (…) ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire »[5].
Et bien, le film de Peck est explicitement à contre-courant de cette canonisation avilissante. Son approche vise à rendre son tranchant révolutionnaire à cette doctrine dirigée contre l’ordre du monde et l’enthousiasme que Marx met à le changer. Son esprit critique tourné contre l’apathie des révolutionnaires de son temps balaie tout le film d’une force supérieure. Sa polémique avec Proudhon est résumée en un dialogue éclair avec une grande justesse. Le climat « d’incessantes persécutions » de la part des classes d’oppresseurs que Marx et les siens ont subi est aussi un des fils rouges du film.
Un retour revigorant aux sources de l’inspiration révolutionnaire de Marx.
En tous points, ce film est un retour revigorant aux sources de l’inspiration révolutionnaire de Marx. Une plongée sans concession au cœur de la lutte des classes dont l’actualité est l’ultime message du film. Le générique de fin est un émouvant résumé du siècle et demi de luttes pour la liberté et l’égalité dans le monde entier que le réalisateur rattache directement aux idées exprimées dans le Manifeste du Parti communiste rédigé par Marx et Engels.
Un film qui ouvre grand l’accès aux sources toujours jeunes des idées de Marx : à ne pas rater !