L’expérience choquante de la pandémie mondiale de coronavirus nous permet de tirer des enseignements – si du moins nous le pouvons – sur la manière de lutter contre le danger du réchauffement climatique. Comprendre quel rôle joue le système énergétique dans le développement du système capitaliste moderne permet de redonner une place centrale à la question énergétique mais aussi d’aiguiller vers des solutions pour sortir de la crise.
Premièrement, la pandémie nous rappelle que la manière dont l’humanité a développé son rapport à la nature sous le capitalisme – à travers le pillage et l’exploitation – risque d’avoir des répercussions dévastatrices sur celle-ci.
Si les biologistes et les chercheurs en médecine ne peuvent pas encore établir avec certitude les causes exactes de cette pandémie particulière, ils ont la certitude absolue que la spoliation industrielle des forêts et l’élevage intensif de volailles créent des conditions parfaites pour l’émergence d’agents pathogènes. Les voyages internationaux effectués avec des moyens de transport consommateurs d’énergie fossile, qui se sont développés à une vitesse vertigineuse au cours des 30 dernières années, assurent leur propagation. Comme l’a dit le spécialiste de la biodiversité Johannes Vogel : « Notre relation arrogante à la nature alimente, voire cause, bon nombre des défis majeurs auxquels est confrontée l’humanité. »
Deuxièmement, l’échec de nombreux États capitalistes dominants dans leur mission de protection des citoyens, les abus cyniques auxquels ils se livrent à l’égard de la science et leur incapacité à esquisser une stratégie au niveau international nous montrent comment ils pourraient réagir à de futures catastrophes causées par le réchauffement climatique. Aux États-Unis et au Royaume-Uni en particulier, les mesures de santé publique ont été mises à mal, dans des tentatives désespérées – et largement infructueuses – de protéger les bénéfices des entreprises. Le clientélisme en matière d’approvisionnement et le « nationalisme du vaccin » sont monnaie courante. Même lorsque le gouvernement est plus compétent, les effets du néolibéralisme sur la médecine, et les impératifs de la politique économique et du contrôle social ont eu des conséquences mortelles.
Alors que les effets du réchauffement climatique s’accumulent – les sécheresses avec leurs conséquences cauchemardesques pour les exploitations agricoles des zones tropicales, les feux de forêt, les inondations, pour n’en citer que quelques-uns –, ces gouvernements réagiront en se prévalant d’arguments invoquant la richesse et le pouvoir. Cela est vrai non seulement pour les négationnistes de la science du climat, mais aussi pour les dirigeants politiques européens, chinois et autres, qui, à l’heure actuelle, élaborent des « accords verts » pour tenter une conciliation – certainement vouée à l’échec – des intérêts du capital avec la nécessité de s’éloigner des combustibles fossiles. Il suffit d’observer le montant des dépenses publiques sans précédent consacrées aux plans de relance pour surmonter la crise du coronavirus dans le monde : à chaque fois que 3 dollars US sont dépensés pour des projets impliquant l’utilisation d’énergies propres, environ 5 dollars US le sont pour des projets impliquant l’utilisation de combustibles fossiles. Telle est la valeur du « reconstruire en mieux ».
C’est cette hypocrisie qui caractérise fondamentalement le processus international de négociations sur le climat, et contre lequel les élèves des écoles ainsi que d’autres parties de la population ont commencé à manifester en 2018. Leur action n’a pas porté sur les mots formulés lors des sommets sur le climat, mais sur le fait que le taux d’utilisation des combustibles fossiles, principale cause des émissions de gaz à effet de serre, a augmenté de plus de 60 % depuis le lancement du processus en 1992 avec la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC).
Une analogie avec 1914
En dénonçant les négociations sur le climat et en considérant celles-ci comme l’œuvre de menteurs et d’hypocrites, les élèves des écoles ont ouvert un débat politique fondamental. Pourquoi les négociations ont-elles échoué de manière aussi désastreuse ? Parce que les plus grandes puissances mondiales ont essuyé un échec historique dont l’ampleur dépasse de loin leur réponse à la pandémie du coronavirus. Dans un de mes livres sur l’histoire de la consommation des combustibles fossiles, j’indiquais que :
Dans un siècle, lorsque les incidences du réchauffement climatique seront beaucoup plus dévastatrices qu’aujourd’hui, les gens pourraient a posteriori percevoir l’origine de cet échec dans l’existence d’une folie collective. Une analogie est possible avec la façon dont les gens considèrent aujourd’hui la descente de l’Europe dans la barbarie de la Première Guerre mondiale […] comme une folie collective. Il s’agissait de folie pure et simple, mais elle avait des causes politiques, sociales et économiques bien définies[1].
Des collègues ont mis en doute cette analogie. Il est clair qu’elle sous-estime la duperie délibérée qui caractérise le processus : la logique économique absconse du protocole de Kyoto, qui a cherché en vain à réduire les émissions de carbone en créant un marché pour celles-ci ; le cynisme des objectifs en matière d’émissions des pays riches, qui ignorent l’externalisation des processus industriels grands consommateurs d’énergie vers le Sud au cours des quarante dernières années ; et l’hypocrisie de la décision du G20 en 2009 de supprimer progressivement les subventions aux combustibles fossiles… qui n’ont ensuite jamais cessé d’être versées, pour atteindre des dizaines de milliards de dollars par an[2].
Le double langage tenu au niveau international est reproduit par les gouvernements nationaux. L’exemple le plus évident est celui du Royaume-Uni, qui a annoncé cette année son intention de légiférer un objectif zéro carbone d’ici 2050. Les commentaires gouvernementaux sur cet objectif, qui s’alignent sur les modèles d’évaluation intégrée utilisés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), supposent un recours à grande échelle à la géo-ingénierie pour éliminer le carbone de l’atmosphère, ce que les chercheurs spécialisés dans ces technologies tournent en dérision en le qualifiant de « science-fiction ».
Le gouvernement britannique a assuré aux industries de l’aviation et du transport maritime que leurs limites ne seront pas transcrites dans la loi, ni même dans les budgets carbone avant 2033 ; il dit ne pas vouloir utiliser de compensations carbone discréditées, mais se réserve le droit de le faire. Et il continue à injecter des centaines de millions de livres de subventions dans l’industrie pétrolière.
Ces couches de distorsion et d’évasion sont dues à l’intervention de l’État. Les négociations internationales sur le climat ont échoué, selon moi, par manque d’habileté politique dans l’affrontement d’une crise produite par l’expansion de l’économie capitaliste mondiale depuis le milieu du 20e siècle. En 1987, l’habileté politique a pu faire face à la menace d’un trou dans la couche d’ozone, les États ayant accepté de réduire la production de chlorofluorocarbones utilisés dans la fabrication des réfrigérateurs[3]. Mais le charbon, le pétrole et le gaz sont beaucoup plus fondamentalement inscrits dans chaque secteur de l’économie en expansion constante. Le monstre de l’activité économique alimentée par les combustibles fossiles est incontrôlable. En ce sens, l’analogie avec le glissement vers la guerre d’avant 1914 peut être valable.
Les systèmes consommateurs de combustibles fossiles
L’action des gouvernements pourrait-elle réduire l’utilisation des combustibles fossiles ? Oui, évidemment. Mais il est tout aussi évident que les gouvernements n’y sont pas parvenus depuis un quart de siècle. Pour en comprendre les raisons, il convient d’analyser la nature sociale de l’utilisation des combustibles.
Les négociations internationales sur le climat se sont longtemps concentrées sur les statistiques de consommation par habitant, utilisées par les nations du Sud pour souligner le fait que les nations riches et puissantes du Nord portent la plus grande part de responsabilité dans le réchauffement climatique.
Mais ces statistiques cachent autant qu’elles ne révèlent. La consommation finale des individus est en fait un aspect secondaire de l’utilisation des combustibles fossiles ; l’écrasante majorité des combustibles sont consommés par les systèmes technologiques. Ceux-ci, à leur tour, sont intégrés dans les systèmes sociaux et économiques. La transition vers l’abandon de l’utilisation de combustibles fossiles, rendue nécessaire par la menace du réchauffement climatique, implique des changements fondamentaux de tous ces systèmes.
L’histoire de l’utilisation des combustibles fossiles nous apporte un éclairage précieux sur ces relations.
Prenons l’exemple du transport routier, qui représente environ un quart de tous les combustibles fossiles brûlés. La fabrication de voitures équipées de moteurs à combustion interne a commencé avant la Première Guerre mondiale, avec l’installation des premières lignes de production automatisées aux États-Unis. Pendant la guerre, le transport automobile a été développé à des fins militaires.
Dans l’entre-deux-guerres, aux États-Unis, les voitures sont devenues un phénomène de masse. Ce secteur fut consolidé en trois grandes sociétés et en quelques autres légèrement plus petites. General Motors a été le pionnier de l’obsolescence programmée, une technique de vente d’une efficacité dévastatrice, lorsqu’elle a introduit le changement de modèle annuel en 1924. Les constructeurs automobiles ont été les premiers à pratiquer le lobbying politique, utilisé pour soutenir la construction de routes et pour saper les formes alternatives de transport. Les transports en commun dans les villes, et les liaisons ferroviaires entre celles-ci, ont été définitivement endommagés aux États-Unis[4] (Luger, 2000).
La Seconde Guerre mondiale a entraîné une expansion considérable des infrastructures de transport routier et aérien à des fins militaires ; le boom de l’après-guerre a donné une autre tournure à la croissance vertigineuse de la construction automobile. Le soutien politique dont elle bénéficiait a atteint un nouveau sommet avec le programme de construction d’autoroutes financé par le gouvernement américain, qui a coûté au moins quatre fois plus que l’ensemble du plan Marshall (aide américaine à la reconstruction d’après-guerre en Europe).
À partir des années 1950, les systèmes de transport urbain basés sur la voiture de type américain se sont répandus, bien que de manière inégale, dans les pays riches. Les villes ont été reconstruites, les routes et les espaces de stationnement couvrant une part de plus en plus importante de leur territoire ; les logements de banlieue se sont multipliés et les trajets quotidiens sont devenus cauchemardesques[5]. Ces systèmes technologiques et sociaux du Nord étaient liés au pillage du Sud non seulement pour le pétrole, mais aussi pour les minéraux nécessaires à la fabrication des voitures (entre autres) et les matériaux pour construire des villes basées sur le secteur automobile.
Des efforts ont été faits pour exporter le modèle urbain basé sur la voiture dans certaines régions du Sud à partir des années 1980, et dans les pays de l’ex-Union soviétique à partir des années 1990. Ces efforts ont été soutenus par les institutions financières internationales, qui en connaissaient déjà le coût en termes de réchauffement climatique et de santé des citadins. Les capitales des pays à revenu intermédiaire sont devenues synonymes de pollution atmosphérique et d’embouteillages interminables.
Pendant ce temps, dans les pays riches, les régulateurs ont essayé – et la plupart en vain – d’obliger les constructeurs à fabriquer des voitures plus petites, plus légères et plus économes en carburant. Les constructeurs automobiles ont utilisé leurs compétences en matière de lobbying pour s’y opposer. Aux États-Unis, ils ont convaincu les conducteurs de passer aux tout-terrains de loisir (TTL), si bien qu’en l’an 2000, plus de la moitié des véhicules circulant sur les routes américaines étaient classés dans la catégorie des camions[6]. Aux États-Unis, Atlanta est devenue le symbole d’un mode de vie dépendant de la voiture : les émissions de carbone liées au transport y sont 11 fois plus élevées par habitant qu’à Barcelone, en Espagne, qui a une population et un PIB par habitant similaires, et 100 fois plus élevées qu’à Hô Chi Minh-Ville, au Vietnam. Bien après que les gouvernements ont reconnu la réalité du changement climatique, le transport automobile est resté au cœur du développement urbain.
Les systèmes de transport basés sur la voiture ne sont qu’un des systèmes technologiques qui consomment des combustibles fossiles. Les autres sont les réseaux électriques, les environnements urbains construits, les systèmes industriels qui dépendent de matériaux à forte teneur en carbone comme l’acier, les systèmes agricoles industriels qui absorbent les engrais à base de gaz, l’aviation et l’armée. Le capitalisme n’exploite pas seulement les technologies et les travailleurs qui les utilisent ; il façonne ces technologies à ses propres fins.
Les voies empruntées par l’urbanisation, l’industrialisation et l’électrification sous le capitalisme n’étaient pas inévitables, ni socialement justes, ni économes en carburant. Le boom de l’après-guerre a accéléré toutes ces tendances, soutenu par des combustibles fossiles bon marché. Les chocs pétroliers des années 1970 ont fait prendre conscience aux élites politiques et aux entreprises que l’approvisionnement en combustibles ne serait pas toujours illimité ou bon marché, et elles ont trouvé des moyens de s’adapter. Paradoxalement, les changements technologiques apportés au processus de travail ont rendu certains de ses aspects plus consommateurs de carburant, à mesure qu’il s’améliorait. C’est dans ce contexte que la consommation de masse et le consumérisme se sont développés, en grande partie dans le Nord.
Et ensuite?
Ces quelques considérations permettent de conclure que la transition vers l’abandon des combustibles fossiles requiert une transformation des systèmes sociaux et économiques, tout autant que des systèmes technologiques (Pirani, 2018 : 181-192). L’inadéquation des solutions technologiques en elles-mêmes est évidente. La plus réussie d’entre elles, et de loin, à savoir les investissements massifs dans la production d’électricité renouvelable et les mesures prises notamment par l’Espagne et l’Allemagne pour abandonner le charbon et le gaz, est loin d’être suffisante, si elle ne s’accompagne pas d’un programme plus complet de réduction de la consommation d’électricité. L’affirmation selon laquelle nous serons sauvés par les voitures électriques, plutôt que par les systèmes de transport urbain qui rompent la dépendance aux fauteuils métalliques mobiles, relève de la fantaisie.
Il reste difficile d’envisager comment s’effectuera la transition vers l’abandon des combustibles fossiles. Selon moi, ce processus, dont dépend l’avenir de notre société, devrait commencer par devenir la préoccupation de l’ensemble de ses membres, au-delà des limites du processus de la CCNUCC. Je ne vois pas comment réaliser les changements sans briser les centres de pouvoir et de richesse qui maintiennent en place le capitalisme.
Mais plutôt que de transformer cette proposition en un vague slogan (« changement de système, pas de changement climatique »), il est possible de la concrétiser : sans une perspective qui transcende les limites imposées par le capitalisme, sans l’imagination du post-capitalisme, nous serons repoussés dans la toile d’hypocrisie tissée par les gouvernements ayant adopté la CCNUCC.
Pour ce faire, il faut que le Nord réfléchisse à l’immense trésor d’expérience accumulé par le Sud en matière de résistance au pillage et aux dommages écologiques, et qu’il envisage des alternatives. Le débat bienvenu quoiqu’un peu tardif entre les experts universitaires radicaux sur la « décroissance » et les différentes versions du Green New Deal[7] doit sortir du cadre universitaire.
Les catastrophes ont ceci de caractéristique qu’elles peuvent faire appel à des qualités de créativité et de solidarité que les gens ignorent posséder en temps normal[8]. Telles sont les qualités dont nous avons besoin collectivement, et ce dès à présent.
Ceci est une version mise à jour d’un article initialement paru sur le site E-Industrial Relations en février 2020.
Pour aller plus loin :
- Simon Pirani, Burning Up: A Global History of Fossil Fuel Consumption (Londres : Pluto, 2018)
- Mann, G., & Wainwright, J. (2018), Climate Leviathan: a political theory of Our Planetary Future (New York : Verso, 2017)
- Autres ouvrages de l’auteur : La Révolution bat en retraite. La nouvelle aristocratie communiste et les ouvriers (Russie 1920-24) (Paris : Les Nuits Rouges, 2020), Change in Putin’s Russia [Changement dans la Russie de Poutine] (Londres : Pluto, 2010).