Les politiques néolibérales des gouvernements successifs n’en finissent pas de saper les fondements du service public de l’éducation depuis 20 ans. En 2018, la loi Orientation et réussite des étudiants met en place la plateforme Parcoursup pour affecter les étudiant.e.s dans les formations de l’enseignement supérieur. Elle entérine un principe de sélection, tout en produisant et concentrant un volume conséquent d’informations dont sont friands les marchés pour leur fonctionnement. A partir de son expérience à Science Po Bordeaux, Vincent Tiberj nous éclaire dans cet entretien sur les implications concrètes des algorithmes de sélection dans l’enseignement supérieur.
Silo : Les algorithmes qui classent les dossiers des candidats sont-ils neutres ?
VT : Non, ils ne le sont pas. La procédure Parcoursup a changé les choses d’un point de vue politique et d’un point de vue social. D’une part, de par sa position dans le calendrier de la terminale, Parcoursup a complétement minoré les épreuves finales du baccalauréat qui ont déjà été considérablement réduites par la réforme Mathiot-Blanquer[1]. Désormais, les jeunes arrivent au baccalauréat connaissant déjà, pour un certain nombre d’entre eux, les résultats de Parcoursup. D’autre part, cela objective les tensions dans les filières. Les sociologues qui travaillent sur ces questions (Agnès Van Zanten, Pauline Barraud de Lagerie et Élise Tenret notamment) ont bien montré que Parcoursup a été créé pour résoudre des problèmes sur certaines filières en tension qui étaient minoritaires. Mais d’un autre côté, cela met en équation toutes les filières et tous les candidats. Du coup, à un moment ou à un autre, ces derniers se retrouvent sur une espèce d’objectivation de leur niveau et face à un classement de tous contre tous ce qui est perçu comme très violent pour beaucoup de jeunes. Les lycéens passent d’un monde dans lequel grosso modo ils ont une idée de leur place dans la classe et dans le lycée ainsi que de la place de leur lycée dans leur ville, à un monde dans lequel ils doivent se distinguer au niveau national. C’est violent pour les bons élèves qui se rendent comptent qu’ils ne sont pas les seuls à être bons, a fortiori lorsqu’ils sont sur des filières très sélectives. C’est violent pour les élèves moyens qui s’orientent vers ces filières et se retrouvent très loin derrière. Même si à la fin, les taux de « matching » entre les formations et les élèves semblent relativement bons, c’est une angoisse pour certains lycéens et leur famille pendant un, deux voire trois mois. Et cette angoisse est vraisemblablement socialement et territorialement située.
Cette violence est renforcée par les représentations erronées de ce que fait Parcoursup. Tant Mélenchon qu’Hidalgo, par exemple, ont parlé d’un algorithme qui briserait les rêves des jeunes, qui les classerait de manière impersonnelle, etc. En réalité, c’est plus compliqué que cela. Ces représentations minorent l’implication des collègues du supérieur qui font ces classements et le fait que les pratiques diffèrent d’un établissement à l’autre. Pour faire des choix – notamment des choix politiques, il est possible de travailler sur la définition de certains algorithmes de classement. On a donc encore des marges de manœuvre, même si elles sont à nos risques et périls. Si l’on se fait attaquer sur l’algorithme d’écart à la moyenne que j’ai développé, Parcoursup ne nous défendra pas. Il ne nous défendrait que si l’on utilisait l’algorithme de base qu’il propose.
Parcoursup, c’est à la fois une grosse machine, centralisée au ministère qui souhaite normaliser les modes de sélection et des prises de décision adoptées au niveau local.
En effet, il existe plusieurs algorithmes dépendant à la fois d’une politique centrale fixée par le ministère et des politiques locales fixées par les formations. Ce qui est assez frappant, c’est que le premier principe de politique générale mis en place par Parcoursup en tant que système de sélection est un pur jacobinisme des notes : il a en effet été décidé que 16=16 quel que soit le lycée, le territoire ou si l’élève a redoublé ou non. Ce choix n’a jamais été discuté politiquement. Il entraine aujourd’hui un certain nombre des tensions notamment dans les lycées privés, les grands lycées parisiens publics, et plus généralement dans des familles de CSP +. Parcoursup empêche des pratiques d’initiés qui étaient auparavant un peu cachées mais connus (par exemple de sociologues comme Marco Oberti). En effet, si le baccalauréat français – à la différence des États-Unis – est considéré comme un diplôme national impliquant le fait que la moyenne obtenue en Corse, en Guyane, en Nouvelle-Aquitaine, en Haute-Marne ou à Paris serait équivalente, l’on sait qu’en pratique, il y a des effets de réputation d’académie. Par exemple, une mention bien à Paris pouvait être vue comme une mention très bien ailleurs. Or, avec Parcoursup, il est interdit de hiérarchiser les lycées ce qui a des conséquences sur les stratégies parentales de placement scolaire. Dans la mesure où les effets de réputation ont moins d’impacts, mettre les enfants dans un lycée réputé noter dur, c’est peut-être les empêcher de sortir en haut du classement dans un certain nombre d’algorithmes. C’est pourquoi certains parents préfèrent changer leurs enfants de lycées comme on le constate par exemple à Bordeaux au détriment des grands lycées et en faveur des lycées de secteur. D’un point de vue de politique de diversité sociale, ce type de phénomènes est assez intéressant. Mais, il n’est pas exclu que certaines familles exercent des pressions fortes directement sur les enseignants. Par ailleurs, certains proviseurs de lycée, privé notamment, ont d’ores et déjà fait le choix d’adopter une politique générale d’inflation des notes.
Le second aspect impressionnant dans les choix de principe d’algorithme, c’est la question des quotas puisqu’on se retrouve dans un système qui désormais oblige les formations à sélectionner partiellement en fonction de l’origine sociale. La loi ORE oblige en effet toutes les formations à prendre des boursiers de l’enseignement secondaire qui représentent le noyau dur des enfants de catégories populaires. Cette obligation légale est contrôlée par les rectorats et la plateforme. Les rectorats assignent un nombre de boursiers du secondaire à atteindre et la plateforme s’assure qu’il y ait suffisamment de boursiers parmi les candidats remontés dans la liste des admis. Dans les IUT, des paramétrages contrôlent également les quotas fixés pour les bacs professionnels et technologiques. C’est une vraie révolution, parce que cela signifie qu’à niveau de notes égal, un boursier du secondaire passera devant un non-bousier du secondaire. Ce paramétrage considéré comme technique est en fait très politique. Il mériterait d’être entendu, explicité et débattu. D’autant que cette logique de classification par les notes reste minorée dans le discours officiel de l’équipe Parcoursup qui propose non pas un « algorithme de classement », mais un « outil d’aide à la décision ».
Silo : À partir de votre expérience à Science Po Bordeaux[2], pourriez-vous nous expliquer comment se fabrique un algorithme local ?
VT : Il y a deux manières de faire : une simple et une compliquée. La manière simple, c’est d’utiliser l’outil d’aide à la décision disponible sur la plate-forme pour simplifier le travail des formations. Le responsable des admissions d’une filière quelconque a un accès direct à Parcoursup. Il peut rentrer les matières et les coefficients qui intéressent sa filière et la plateforme fera très vite un calcul permettant de classer, de distinguer les exæquo et d’éventuellement les requalifier ce qui constitue une aide essentielle pour ces acteurs. C’est un choix clair de la part des concepteurs de Parcoursup que de fournir à des formations qui n’ont pas de compétence en interne de programmation et de calculs cette possibilité-là
La manière compliquée, plus chronophage, que je préconise, mais qui a un coût pour les formations, est d’utiliser la possibilité de récupérer le fichier Parcoursup pour le traiter. Au début, je voulais trouver un moyen d’avoir un algorithme qui ne sélectionne pas toujours les mêmes, ce qui est la conséquence du recours au seul OAD. Dès lors que l’on a un outil d’aide à la décision mobilisable pour tout le monde, on est à peu près sûr que toutes les formations vont sélectionner toujours les mêmes. Or, nous étions dans une logique d’ouverture sociale et territoriale. C’est donc avec l’idée de trouver une manière de sélectionner plus originale que je me suis lancé dans la programmation. J’ai récupéré le fichier Parcoursup, c’est un .csv très classique mais très lourd, je l’ai converti et fait rentrer dans un logiciel d’analyse statistique standard.
C’est là que je découvre, en bidouillant, que l’on peut avoir les rangs dans la fiche « avenir », ce qui implique aussi de prendre le dénominateur : être premier sur deux c’est moins intéressant que deuxième sur quarante. En ayant également la moyenne de classe ainsi que la note la plus haute et la note la plus basse, il est possible de calculer différemment le niveau du candidat. Cela permet de sortir de l’illusion biographique relevée par Bourdieu, selon laquelle notre destin social ne dépendrait que de nous. Cette illusion se retrouve également à l’école : si la note d’un individu est effectivement due à son propre travail, elle est aussi due à son environnement familial, à son environnement de classe, voire à son environnement d’établissement. C’est un résultat important de la sociologie de l’éducation mis en avant par Marie Duru-Bella et d’autres. On peut ainsi prendre en compte l’environnement de classe. On sait effectivement que les classes où l’on concentre les bons élèves sont des classes qui vont surperformer. Alors on peut se demander si quelqu’un qui surperforme dans une classe déjà très performante est vraiment bon ? Quelle est sa part de mérite ? La notion de performance scolaire est ainsi resocialisée.
L’écart à la moyenne est aussi un outil intéressant en soi : il va permettre de développer un algorithme rare qui ne va pas nécessairement sélectionner ceux qui le sont avec l’outil d’aide à la décision. Il faut néanmoins être très au-dessus de la moyenne de classe pour être sélectionné dans une formation comme Sciences Po Bordeaux où nous avons presque 5000 candidats pour 1100 admissibles et 275 admis. Surtout, ce critère de sélection résiste mieux que la simple prise en compte de la moyenne de l’élève, aux pressions que pourraient exercer les familles pour rehausser les notes : il faudrait à la fois favoriser certains et défavoriser les autres.
Dernier effet, conséquent, l’algorithme sélectionne davantage de boursiers du secondaire et d’élèves qui viennent des territoires non métropolitains. Effectivement, il est défavorable à certains lycées privés. Ce qui est l’un des éléments d’objectivation de Parcoursup vraiment étonnant : presqu’1/3 des candidats dans mon IEP venaient de lycées privés. Avec l’algorithme que j’ai programmé, ils ne sont plus que 20% à passer le cut de l’algorithme alors que l’algorithme basique de Parcoursup n’affecte pas cette proportion des 1/3. Ceci prouve bien l’existence de stratégies d’établissement en faveur de l’inflation des notes.
Silo : J’aimerais revenir sur le problème de l’université. Est-ce que la possibilité d’élaborer des algorithmes locaux par chaque formation de manière discrétionnaire, et donc la possibilité de pondérer les notes selon les matières, la filière, ou les lycées – même si c’est illégal, ça se fait quand même, pas partout évidemment – ne participe pas à renforcer cette rupture d’égalité des usagers d’un service public unifié de l’enseignement supérieur, notamment à l’université ?
VT : Et bien je pense que vous avez tout à fait raison de poser la question ainsi. Déjà, cela montre qu’il n’y a pas un service unifié. Parcoursup agit comme révélateur des hiérarchies entre établissements avec des effets de réputation : les facs du centre de Paris seraient nécessairement meilleures que certaines facs de région ou certaines facs de banlieue, etc. Cela nous montre aussi, avec cruauté, que des demandes de lycéens ne sont pas prises en compte. C’est très clairement une procédure qui cache la misère du sous-investissement et des inégalités d’investissement de l’enseignement supérieur. Et c’est une manière possible de commencer à hiérarchiser entre les formations. Le fait que l’on puisse récupérer sur education.gouv.fr les résultats par filières, d’après Parcoursup (nombre de candidats, de boursiers, de femmes, de bacheliers avec mention, etc.) pourrait aboutir à la création d’un marché de l’orientation extrêmement facilement. Cette même tendance est en train de se mettre en place pour les masters, ce qui laisse présupposer que c’est un instrument qui va contribuer à créer une espèce de marché de l’enseignement supérieur. C’est donc effectivement très pernicieux.
Mais, d’un point de vue local, Parcoursup a permis d’ouvrir socialement l’IEP de Bordeaux. En trois ans, nous avons triplé notre nombre de boursiers du secondaire, et il y a maintenant 70 % de filles, voire 75% parce qu’effectivement ce sont de bonnes élèves. Dans le même temps, je vois bien les effets pernicieux que cela peut avoir pour beaucoup au niveau national Et cela ne remplace pas le besoin d’un vrai investissement dans l’université plutôt que dans la tête d’épingle que sont les classes prépas ou les grandes écoles postbac.
Silo : Parcoursup arrive après un certain nombre d’années d’asphyxie budgétaire organisé par les gouvernements successifs. Avec l’augmentation du nombre de candidatures et de dossiers à traiter, les enseignants auraient tout à fait tort de ne pas se saisir de cet outil. Parce qu’ils n’ont plus le temps avec la multiplication des tâches qui leur ait tombée dessus.
VT : Tout à fait. Toutes ces tâches administratives sont des tâches considérées comme gratuites et qui se rajoutent au détriment de la capacité à faire de la recherche, donc d’élaborer un savoir critique. Ce travail gratuit se fait tant du côté des profs des lycées qui doivent saisir les notes, préparer les fiches « avenir », etc. que du côté des acteurs du supérieur qui sélectionnent. Théoriquement, ce n’est pas dans les fiches de poste des enseignants-chercheurs de faire cela. Et pourtant, vous devez vous en occuper, et ça tombe désormais souvent pendant les vacances scolaires de printemps.
On voit bien que derrière, il y a une culture de la transformation des universités qui est très troublante si ce n’est inquiétante, notamment avec le recours de plus en plus à la question de la compétition et de l’appel d’offres. Typiquement, entre les deux tours de la présidentielle on a quand même eu le droit à un appel d’offres du ministère de l’Enseignement supérieur pour lutter contre les violences sexuelles et sexistes. On va mettre en concurrence des établissements de l’enseignement supérieur pour obtenir un budget qui va leur permettre de lutter contre les VSS… C’est assez démentiel et révélateur comme pratique.