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Le projet d’une société chinoise de consommation

Le projet d’une société chinoise de consommationTemps de lecture : 8 minutes

De la nécessité au plaisir, le développement du marché intérieur de la Chine a permis à une partie de sa population d’améliorer ses conditions de vie. En réorientant vers les ménages la distribution des biens qu’il produit, l’« atelier du monde » a relancé la consommation du pays pour assurer sa croissance économique. Dans cet article, Gilles Guiheux examine le renversement de l’attitude du Parti communiste chinois à l’égard de la consommation dans la seconde partie du 20e siècle. Il montre ainsi comment à partir des années 1990, la consolidation de la classe moyenne participe d’un projet politique d’organisation de la paix sociale, laissant les classes populaires aux marges de cette félicité économique.

La Chine est l’atelier du monde et les corps y sont massivement mobilisés dans des activités productives. Mais le pays-continent est aussi un immense marché. Les espaces commerciaux sont partout dans les rues des mégapoles comme des villes intermédiaires ou des villages : hypermarchés, supermarchés, ou petits établissements indépendants. Certes, l’activité marchande vise à satisfaire les besoins des consommateurs, mais la construction d’une société chinoise de consommation est surtout un projet délibéré des autorités soucieuses d’acheter la paix sociale et de soutenir l’activité économique.

 

La condamnation de la consommation par le maoïsme

 

C’est dans la première moitié du XXe siècle que s’invente à Shanghai la première société chinoise de consommation. De grands magasins sont ouverts à l’initiative d’entrepreneurs qui ont voyagé à l’étranger et ont été initiés à de nouvelles méthodes commerciales : exposition libre des produits, vente à crédit ou par correspondance. Ces établissements qui n’ont rien à envier à leurs équivalents de Paris ou de Londres, hébergent des banques et des sociétés d’assurance, des restaurants et des salles de spectacle. Entre 1949 et 1979, leur activité est ralentie car la consommation est condamnée par le Parti communiste.

Les héros de la Chine socialiste sont les paysans sur leur tracteur, les mineurs qui extraient le charbon, les ouvriers du bâtiment qui construisent la Chine nouvelle. Chacun est appelé à consacrer son énergie à l’accroissement de la production. La vie quotidienne, organisée par et au sein de l’unité de travail à laquelle il appartient, est marquée par les pénuries et l’austérité. C’est le résultat d’un choix délibéré : pour construire un pays moderne, l’investissement est dirigé vers l’industrie lourde et non vers la production de biens manufacturés. La croissance économique est rapide, mais ne profite pas aux ménages dont le confort est délibérément sacrifié.

Même si la consommation est condamnée, la figure du consommateur n’a pas en fait totalement disparu. Tout le monde sait que les meilleurs articles de luxe – montres ou vélos – sont fabriqués à Shanghai, l’ancienne capitale économique. Si l’essentiel des produits manufacturés porte désormais le numéro de l’usine qui les fabrique, certains continuent d’être vendus sous leur marque d’origine. Dans une économie où les biens sont rares voire rationnés, les ménages développent d’ailleurs des stratégies pour se les procurer.

 

La consommation au service de la paix sociale

 

Ce sont des années 1990 que date l’avènement d’une nouvelle société chinoise de consommation. Jusque-là la Chine avait essentiellement rattrapé son retard et les ménages avaient pu accéder aux biens leur assurant un degré minimum de confort domestique ; désormais, on ne consomme plus parce que l’on a besoin d’acheter tel ou tel bien ou service, mais bien par plaisir ; c’est le goût qui commande l’achat et non plus la nécessité. La part des consommations alimentaires ne cesse plus de diminuer, passant sous la barre des 50 % en 1995 ; la structure de la consommation des ménages se diversifie avec la croissance de la part du logement et des loisirs. Alors que la consommation était relativement homogène dans la période précédente, elle se diversifie ; parce que les ménages possèdent l’essentiel des biens nécessaires à la satisfaction de leurs besoins, et sous l’effet d’une polarisation croissante des revenus, des styles de consommation divergents apparaissent.

La promotion d’une société de consommation est alors utilisée par le pouvoir autoritaire pour assoir sa légitimité. Comme en Tchécoslovaquie après 1968, le gouvernement de Pékin achète délibérément la paix sociale après les événements tragiques de 1989 en augmentant les revenus et en améliorant les conditions matérielles de vie. Depuis la fin des années 1990, la priorité est à la construction d’une classe moyenne qui se définit notamment par son accès aux biens. De ce point de vue, la marchandisation du logement et la décision de construire une société de propriétaires ont des effets intégrateurs.

Dans la Chine urbaine côtière, la vie sociale comme la vie individuelle s’organisent désormais pour une grande partie autour de l’acte de consommer. Désormais, celui-ci contribue largement à la définition des identités individuelles et collectives. Le passage d’un sujet producteur au temps du maoïsme à un sujet consommateur aujourd’hui participe de ce que nous avons appelé un nouveau « retournement des corps et des esprits »[1], une complète reconfiguration des rapports que les individus ou les groupes entretiennent les uns avec les autres comme de leurs représentations. Ce bouleversement de la société et des individualités est notamment rendu possible et même favorisé par les nouvelles formes urbaines ; les villes chinoises, qui sont pour partie rasées et reconstruites, le sont aux fins de favoriser l’activité de consommation.

 

La commercialisation de l’espace urbain

 

À Shanghai, la ville se réinvente comme capitale commerciale du pays en même temps qu’elle change d’échelle[2]. Les multiples opérations d’urbanisme au centre et dans les périphéries sont autant d’occasions de créer des espaces qu’investit l’activité marchande.

Les quartiers commerçants d’avant 1949 retrouvent leur lustre d’antan. Ainsi, la rue de Nankin devient un mélange d’avenue Montaigne et de rue de Rivoli. Longue, la rue est en fait destinée à deux types de clientèles bien distinctes. La partie ouest, qui commence Place du Peuple et continue dans l’arrondissement de Jing’an, rassemble les commerces de grand luxe à proximité du Palais des Expositions construit par les Soviétiques et de l’hôtel Portman dessiné par un architecte américain ; elle est destinée à une clientèle internationale et chinoise à très fort pouvoir d’achat. Sa partie est, de la Place du Peuple jusqu’au Bund et à l’hôtel de la Paix dans l’arrondissement de Huangpu, est la plus populaire et la plus animée. Au milieu des années 1990, ce sont près de 2 millions de chalands qui s’y pressent quotidiennement — d’où la décision prise en l’an 2000 de rendre la rue piétonne. Les grandes marques internationales et chinoises rivalisent pour y ouvrir une succursale. Les façades et les toits disparaissent derrière les enseignes, les néons multicolores et les écrans publicitaires géants. À l’échelle nationale, la scène urbaine est ainsi réorganisée comme un espace de consommation standardisé.

Consommer, un projet économique

 

La relance de la consommation dont le visiteur lit aisément la traduction urbanistique correspond à fait à un projet économique et social qui prend peu à peu forme. En 1979, l’objectif est de satisfaire enfin les aspirations légitimes de la population à davantage de confort. Au tournant du XXIe siècle, il s’agit de trouver un autre moteur à la croissance économique chinoise.

Pendant les vingt premières années de réforme, la croissance a été tirée par deux moteurs principaux : les exportations d’une part – réalisées pour moitié par des entreprises étrangères venues s’installer sur le sol chinois attiré par la main-d’œuvre bon marché et qualifiée – et les investissements publics d’autre part – la construction d’infrastructures et le financement des entreprises d’État. À la fin des années 1990, un consensus émerge pour considérer que le développement de la demande intérieure peut constituer une nouvelle source de croissance. Cela est dû à la prise de conscience de la dépendance dangereuse de l’économie chinoise vis-à-vis de ses clients étrangers. Alors que les exportations chinoises sont très concentrées dans quelques produits (le textile par exemple) et donc très visibles aux yeux des consommateurs finaux, des demandes protectionnistes montent en Europe et aux États-Unis. En 1999, le Premier ministre Zhu Rongji reconnaît publiquement que l’un des problèmes économiques majeurs de son pays est l’insuffisance de la demande intérieure. Au printemps 2002, devant l’Assemblée nationale populaire, il évoque la croissance de la demande intérieure comme « un principe stratégique de long terme ». C’est une révision radicale : la croissance devrait être désormais principalement tirée par la consommation, et non plus par l’investissement. L’objectif de stimuler la demande intérieure est depuis constamment réaffirmé par tous les gouvernements qui se succèdent.

 

Les classes populaires encore marginalisées

 

Mais une série d’entretiens récents réalisés en septembre 2017 auprès d’ouvriers révèlent pourtant qu’une partie des classes populaires reste à l’écart de cette société de consommation[3]. Monsieur Wang, marié et père de deux jeunes enfants a 30 ans ; sa femme a cessé de travailler à leur naissance. La moitié de son salaire est consacré aux dépenses liées aux enfants. Le deuxième poste budgétaire est l’alimentation achetée au supermarché une fois par semaine (20 % des dépenses). Vient ensuite le coût d’un repas chaque dimanche au restaurant. Le reste du revenu est épargné (17 %). Originaire de la ville où il travaille, Monsieur Wang est exempté de charges lourdes car ses parents ont acheté au jeune couple un appartement et une voiture à leur mariage, comme le veut la norme sociale dans les classes moyennes urbaines.

Sa situation contraste avec celle d’un autre ouvrier de la même usine, Monsieur Zhao. Âgé de 32 ans, c’est un travailleur migrant. Il loge dans le dortoir de l’entreprise, partageant une chambre avec cinq autres travailleurs, tandis que sa femme et ses deux enfants sont restés dans son village natal. Ses dépenses personnelles se limitent aux repas, à quelques vêtements, aux cigarettes et aux dépenses liées à son téléphone portable. La moitié de son revenu est épargné, signe d’une grande précarité et d’une incertitude face à l’avenir. Un facteur clé de différenciation est la relation entre cette génération de travailleurs et leurs parents. Dans un cas, le jeune couple reçoit un soutien financier des parents, et dans le second, à l’inverse, ils ont la charge de leurs aînés à la campagne.

Ce que révèle l’enquête, c’est que les travailleurs jeunes et vieux, hommes et femmes, locaux et migrants limitent tous leur consommation et mettent une grande partie de leurs revenus de côté. Ils épargnent pour couvrir leurs dépenses futures et celles de leurs parents et enfants : les maladies de leurs aînés et les leurs, et un meilleur avenir pour leurs enfants – l’éducation et la recherche d’un conjoint. En l’absence d’État-providence, et en raison du poids de la prise en charge des ascendants et des descendants, du coût de l’éducation et de la santé, les classes populaires n’ont pas rejoint la frénésie de consommation qui caractérise les classes moyennes chinoises. Les travailleurs chinois partagent avec ces dernières le souci d’acheter un logement, de prendre soin de leurs parents, de marier leurs enfants, de financer leur éducation, mais il ne reste pas grand-chose dans leur budget pour les dépenses superflues. En matière de pratiques de consommation, les travailleurs sont encore socialement marginalisés.

 

La construction d’une société chinoise de consommation est un projet encore inachevé car tous les citoyens de la République populaire n’y participent pas, loin s’en faut. À l’heure où le secteur de l’immobilier, qui a assuré jusqu’à un quart de la croissance chinoise, est en crise, où la population vieillit, et où le chômage des jeunes (20 % selon les chiffres officiels) s’accroît, les autorités, qui proclament vouloir un meilleur partage des richesses selon le principe d’une « prospérité commune », sont mises au défi de trouver un nouveau modèle de croissance.

[1] Gilles Guiheux, « Le nouveau « retournement » des corps et des esprits : la mise à leur compte des travailleurs licenciés du secteur d’État en Chine », L’Homme et la Société, 2004, vol. 2, n° 152-153, pp. 97-128.

[2] Gilles Guiheux, « Shanghai, société de consommation » dans Nicolas Idler (dir.), Shanghai, Paris, Robert Laffont, 2010, pp. 322-339.

[3] Gilles Guiheux, « Chinese Worker’s Livelihood Strategies: A Zhejiang Case Study in the Garment Industry », China Perspectives, 2021, vol. 4, pp. 51-59.

Pour citer cet article

Gilles Guiheux, « Le projet d’une société chinoise de consommation », Silomag, n°16, janvier 2023. URL: https://silogora.org/le-projet-dune-societe-chinoise-de-consommation/

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