Nationalisé par le Front populaire en raison des importantes défaillances du marché et des compagnies privées, le système ferroviaire connait au XXIe une restauration du marché et de ses logiques. Dans cet article, Laurent Kestel nous explique comment cette libéralisation, imposée par l’Union européenne, a été mise en œuvre par la méthode dite des « micropolitiques de la privatisation ». Une libéralisation dont les effets néfastes n’épargnent personne, touchant aussi bien les usager∙es que les cheminot∙es, sans oublier le démantèlement du service public sous l’effet de sa marchandisation.
Le XIXe siècle fut celui de la gestion privée des services publics, notamment des chemins de fer. Ces « services publics économiques » avaient permis d’instituer un marché concurrentiel, libre et unifié[1]. Le « service public à la française » qui lui a succédé au siècle suivant a émergé en se substituant au marché défaillant. La création de la SNCF en 1938 en est une parfaite illustration. Au début des années 1930, victimes notamment de la concurrence accrue des autres moyens de transports et en particulier de la route, les compagnies privées ont accumulé des pertes gigantesques au point de menacer l’ensemble du système ferroviaire. Le Front populaire décide la nationalisation, du reste moins par idéologie que par nécessité impérative.
Les micropolitiques de la privatisation de l’Union européenne
Par un de ces curieux retournements de l’histoire, le XXIe siècle est marqué par une restauration du marché et de ses logiques dans le service public des transports. Cette restauration a été menée sous l’impulsion des institutions européennes et de ses traités, en dehors desquels « il n’y a pas de choix démocratique » possible, comme le rappelait abruptement Jean-Claude Juncker[2]. Pour libéraliser l’ensemble des services publics (postal, de l’énergie, des transports, etc.), la Commission européenne a systématiquement recouru à la méthode dite des « micropolitiques de la privatisation »[3], qui consiste à imposer la libéralisation du secteur par étapes successives. On mesure cette constance de la Commission au fait que ce processus est à l’œuvre dans le ferroviaire depuis plus de trente ans et qu’il devrait théoriquement s’achever en France, selon le calendrier validé par la Commission, à la fin de la décennie 2030, avec l’ouverture à la concurrence des lignes de RER A et B.
Ces micropolitiques ont notamment consisté à démembrer progressivement l’entreprise publique, activité par activité, tout en maintenant plus ou moins l’apparence de l’unité organique (« la SNCF »). Le premier acte de ce démembrement, de loin le plus important et pourtant le plus anodin en apparence, a été d’instaurer la séparation comptable entre l’infrastructure et l’exploitation (par la directive 91/440), dont les différentes transpositions françaises ont conduit à séparer SNCF Réseau et SNCF Voyageurs. Par la suite, les quatre « paquets ferroviaires » ont empilé des centaines de pages de règlements et de directives instillant par petits bouts la libéralisation du secteur – d’abord, du transport international de marchandises (fret), puis du fret national, ensuite du transport de voyageurs à l’international, puis des TGV pour aboutir, enfin, à l’ouverture à la concurrence des services de transports conventionnés (TER, Transilien).
Les institutions européennes définissent un cadre – contraignant – d’actions à mener ; la voie empruntée reste du ressort des gouvernements nationaux, pourvu qu’ils libéralisent leur système. Cette libéralisation en France s’inscrit de façon plus générale dans les transformations néolibérales de l’État[4] – sans oublier celles de la SNCF, entreprise de service public métamorphosée en une multinationale de la « mobilité » désormais mue par la seule logique de rentabilité.
Un service public face aux transformations néolibérales de l’État : entre cures d’austérité et imposition du marché et ses logiques
Les différents gouvernements qui se sont succédé, indépendamment des majorités politiques, ont mis en œuvre ce programme. Parfois il est vrai de façon peu orthodoxe : ainsi, la transposition française de la directive 91/440 a donné lieu, par la loi du 13 février 1997 portant création de Réseau Ferré de France (RFF), à un tour d’artifice juridique et comptable qui a permis de sortir une grande partie de dette de la SNCF des comptes publics, et permettre ainsi à la France d’entrer dans la zone euro[5]…
En dehors de ces parties de bonneteau avec la Commission européenne, la voie française est marquée par plusieurs désengagements importants. La régionalisation des TER étendue par le gouvernement Jospin en 2000 s’est faite, au long cours, au détriment des régions d’un point de vue financier. En 2014, pour financer le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), le gouvernement Ayrault décide, entre autres mesures austéritaires, d’augmenter la TVA sur les transports publics (de 7 à 10%). Sous le gouvernement Valls, l’État démantèle le service public des trains d’équilibre du territoire (Intercités) et des trains de nuit. L’État se défausse aussi de ses obligations d’entretien d’une partie du réseau ferré à travers divers dispositifs (loi NOTRe[6], contrats de performance État-SNCF Réseau, etc.) en mettant implicitement les régions en responsabilité financière pour l’entretien des lignes peu fréquentées.
Quand d’autres pays investissent davantage dans le ferroviaire (comme en Allemagne, en Italie, sans même parler de la Suisse ou du Luxembourg), la France impose au groupe SNCF un ensemble de charges financières qui lui font supporter une large part du financement du système et de son endettement – citons entre autres exemples le fardeau de la dette liée à la construction des LGV tout au long de la période 1990-2020, ou encore, plus récemment, la création d’un fond de concours pour la régénération du réseau qui impose à SNCF Voyageurs d’en être le principal financeur à l’exclusion des autres entreprises privées[7]. Dernier exemple en date, le plan de 100 milliards d’investissement annoncé en grandes pompes par Elisabeth Borne en février 2023, réclamé par Jean-Pierre Farrandou, sera financé, dans ses grandes largeurs… par la SNCF.
S’ajoute aussi un désengagement financier plus global, par les cures d’austérité budgétaire imposées aux collectivités depuis la présidence Hollande et plus encore avec celle d’Emmanuel Macron[8]. Cette baisse des dotations aux collectivités (de 41,3 milliards d’euros de dotation globale de fonctionnement en 2011 à 27,3 en 2018) a produit des effets très concrets pour les voyageur·euses. Sous couvert d’une « rationalisation des coûts », selon l’expression consacrée, cette baisse des dotations a organisé, par ricochet, le démantèlement à bas bruit du service public régional : suppressions de guichets, de dessertes, fermetures de gares, réduction des fréquences, transfert de liaisons ferroviaires vers le car, etc. Cet étau budgétaire accentue par ailleurs les logiques de marchandisation du service public et de « performance » économique. Étranglées financièrement, les Régions n’ont eu de cesse de réclamer davantage de « productivité » à la direction de la SNCF, laquelle se faisait une confortable marge sur l’activité TER – dans un secteur par ailleurs aux profits assez limités[9]. La nature désormais contractuelle et, donc, essentiellement commerciale – les dirigeants de la SNCF n’ayant pour seule boussole que le profit induit par le marché –, entre la collectivité et l’entreprise finit par tendre les relations entre les deux parties. Les griefs se sont accumulés au fil du temps, les plaintes au nom de la « baisse de qualité de service » se sont multipliées et, petit à petit, l’idée de la concurrence fait son nid.
Désengagement n’est pas synonyme de « laissez-faire » et de « main invisible du marché ». L’État intervient abondamment (lois, normes techniques, « appels à projets », etc.) dans un secteur par ailleurs historiquement très régalien. À ceci près que, dorénavant, et conformément à son orientation néolibérale, le principe générateur de son action est d’instituer, d’organiser et de sanctuariser le marché et ses logiques. Après l’avoir artificiellement laissé filer, l’État apure la dette de SNCF Réseau pour assurer une meilleure viabilité pour la concurrence ; il finance le renouvellement du matériel roulant ou la régénération du réseau pour faciliter l’arrivée de nouveaux entrants sur le marché ; il favorise les nouveaux entrants en leur faisant aussi bénéficier de ristournes sur les droits de péage à SNCF Réseau, etc. Dans certains cas, l’État impose la logique du marché concurrentiel en se substituant même au privé défaillant, comme dans le secteur des transports urbains, où la concurrence est réalisée par trois groupes… publics : RATP, Keolis (filiale de SNCF) et Transdev, filiale de la Caisse des Dépôts.
Quel bilan pour la libéralisation du service public du transport ?
Pour quels résultats ? L’ouverture du fret à la concurrence depuis 2007 n’a pas mis un seul wagon de marchandises de plus sur les rails ; au long cours, la part modale du fret ferroviaire n’a cessé de décroitre. Quant aux entreprises privées, censées être plus performantes, elles se sont toutes illustrées par des situations financières calamiteuses, à l’exception de la filiale de droit privée de SNCF. Fret SNCF a été mis en liquidation en décembre 2023, peu de temps avant que le Parlement européen ne vote le déploiement des camions à 60 tonnes – tout un symbole à l’heure de la crise environnementale. Concernant le transport des voyageurs, l’opérateur Thello a fait un rapide passage sur le réseau ferré en proposant des Paris-Venise en trains de nuit, mais les pertes élevées l’ont contraint à rapidement baisser le rideau. Dernier exemple en date, la compagnie italienne Trenitalia, qui concurrence SNCF sur la ligne TGV Paris-Lyon depuis 2021, affiche pour l’année 2022 des pertes d’exploitation pratiquement équivalentes à son chiffre d’affaires…
Malgré tous ces échecs retentissants, les gouvernements français ont le marché pour seule boussole : toutes les activités ferroviaires sont concernées, y compris la maintenance du réseau ferré, transformée en vaste marché de la sous-traitance, désormais ouvert à la gourmandise des grands groupes de BTP et des filiales de droit privé de la SNCF. Et qu’importe, au passage, si cette sous-traitance coûtera plus cher à SNCF Réseau[10]. Autre exemple parmi d’autres, Vinci est le grand gagnant de la construction de la LGV Tours-Bordeaux via un partenariat public privé (PPP) qui consacre la privatisation des profits et la socialisation des pertes (qui seront le cas échéant épongées par l’État et SNCF Réseau…).
Quant aux voyageur·euses, à qui l’on a promis « amélioration de la qualité de service » et « diminution des prix par la concurrence », on peut difficilement dire qu’ils seront à la fête. Partout où elle a été mise en œuvre (songeons en particulier à l’aérien), la libéralisation du transport a remis au goût du jour la différenciation des services. En clair, les pauvres prendront les cars Macron – autre exemple de libéralisation qui conduit au crash économique – ou les trains low cost de la SNCF. C’est le retour de la 3e classe : si les couleurs flashys et quelque peu tapageuses des trains Ouigo ont remplacé celles, plus lugubres, du Wagon de troisième classe d’Honoré Daumier, les principes restent cependant les mêmes.
Et les nouveaux entrants rivalisent d’ingéniosité dans cette différenciation des services : Trenitalia propose ainsi pas moins de quatre classes différentes, comme Thello avant elle pour ses trains de nuit. Quant à l’antienne politico-médiatique de la « baisse des prix par la concurrence », elle a tout du miroir aux alouettes. Le financement du système reposant en grande partie sur la contribution de différentes entités de la SNCF (Réseau et Voyageurs), et notamment les péages, les prix des billets seront amenés à poursuivre une hausse soutenue dans les années à venir.
Les autres grands perdants de la libéralisation du ferroviaire ont été les cheminot-es. Les agents de la SNCF sont soumis depuis plus de deux décennies à un régime incessant de « déstabilisation managériale » marqué par des suppressions d’effectifs – entre 1500 et 2500 par an en moyenne –, la transformation des métiers (tournée vers plus de polyvalence) et la casse des collectifs de travail. On mesure l’intensité des politiques de productivité menées au long cours au fait qu’en 1990, la SNCF comptait 207 000 agents pour 64 milliards de voyageurs-kilomètres. En 2018, on ne dénombrait plus que 142 000 agents pour 91,5 milliards de voyageurs-kilomètres[11]. Après la liquidation du statut en 2018 et l’ouverture à la concurrence des TER et TGV, l’avenir qui se dessine pour eux est un transfert progressif soit vers les filiales de droit privé que le groupe SNCF créée inlassablement dans tous les segments du marché où il se positionne, soit vers les autres entreprises ferroviaires – forme ultime de casse du collectif cheminot. Cette évolution concerne d’ores et déjà des cheminot-es en Provence-Alpes-Côte-D’Azur, Haut-de-France. D’autres régions suivront prochainement. En cela, la présidence Macron restera dans l’histoire comme un moment d’épiphanie patronale. La réforme ferroviaire de 2018 était celle que les dirigeants du secteur attendaient depuis des années : passage en sociétés anonymes des différentes entités composant la SNCF, liquidation du statut des cheminot-es, reprise de la dette de la SNCF Réseau et ouverture à la concurrence.
Une telle obstination à passer le service public ferroviaire sous le joug du marché tient sans doute au fait que le principe de solidarité qu’il renferme est aujourd’hui le principal obstacle auquel se heurte le marché pour s’imposer totalement, comme le rappelle Alain Supiot[12].