L’élection présidentielle a affecté inégalement l’organisation interne des partis politiques. En fonction de leurs traditions, ces derniers se sont adaptés différemment à la contrainte présidentielle consistant à s’en remettre à un leader incontesté ayant une plus ou moins grande latitude dans la définition de la stratégie politique. La victoire d’Emmanuel Macron et la percée de Jean-Luc Mélenchon en 2017 conduisent cependant à se demander si désormais ce ne sont plus les partis qui font les présidents mais les présidentiables qui créent leur parti.
L’idée est souvent avancée que les partis politiques ont été profondément transformés par la centralité prise par l’élection présidentielle dans la compétition pour le pouvoir politique. On prête à celle-ci de nombreux effets, dont beaucoup lui doivent en fait peu. La personnalisation de la compétition politique, le recours massif aux sondages et à des experts en communication pour orienter les stratégies de campagne, la production de programmes politiques « attrape-tout » sont, par exemple, des caractéristiques que les spécialistes des partis politiques ont repérées depuis bien longtemps dans les régimes parlementaires aussi bien que présidentiels ou semi-présidentiels. Pour éviter toute généralisation abusive et pour dégager les effets propres de l’élection du président de la République au suffrage universel sur les partis, un détour historique s’impose. Il permet d’établir que les effets de la présidentialisation sont progressifs et différenciés selon les partis.
L’élection présidentielle impose de choisir et de s’en remettre à un leader incontestable et populaire au-delà de son parti, à qui il est donc accordé une grande latitude d’expression et d’action. En cela, elle exerce une contrainte sur tous les partis qui y concourent, quelles que soient leurs chances de l’emporter. Aucun parti n’est cependant organisé autour de ce seul objectif. La préparation des élections législatives et locales, notamment municipales, compte tout autant, sinon bien plus, pour certaines formations partisanes. En fonction de leurs traditions, les partis ne se sont pas ajustés de la même façon à la contrainte présidentielle.
De 1958 à 1974 : les élections législatives en ligne de mire
Si l’on remonte d’abord aux quinze premières années de la Ve République, on constate que ce sont d’autres nouvelles règles que l’élection du président au suffrage universel adoptée par référendum en 1962 qui affectent surtout les partis formés au cours des deux républiques précédentes. L’obligation d’avoir trente députés pour constituer un groupe à l’Assemblée nationale, la difficulté pour le parlement de renverser le gouvernement, la substitution du mode de scrutin majoritaire à deux tours au scrutin proportionnel pour les élections législatives, le remplacement du scrutin proportionnel à un tour pour les élections municipales pour les communes de moins de 9000 à 120 000 habitants par un scrutin majoritaire à deux tours… Ces nouvelles règles du jeu politique poussent les « vieux » partis à se coaliser, localement et nationalement. Ils sont d’autant plus incités à le faire que l’autre changement qui accompagne la naissance de la Ve République est la formation d’un parti présidentiel tout entier dévoué à son chef et à la défense de la nouvelle constitution : l’Union pour la nouvelle République (UNR). Sa finalité principale est de constituer une majorité parlementaire lors des élections législatives de 1958 et 1962 et de discipliner les députés, une tâche mal aisée en raison de ses divisions à propos de la politique algérienne[1]…
Fait d’importance, la première élection présidentielle au suffrage universel n’intervient que six ans après la mise en place du nouveau régime. Ses effets sont loin d’être immédiats sur les partis. Jusqu’en 1974, leur horizon d’action demeure avant tout parlementaire et local. La désignation de François Mitterrand comme candidat de toute la gauche à l’élection présidentielle de 1965, qui ne dirige plus alors qu’un conglomérat de clubs (la Convention des institutions républicaines) ne comptant que quelques centaines de membres, n’est pas le fruit d’une stratégie solitaire et charismatique, mais le produit d’un compromis a minima entre socialistes, communistes et radicaux qui optent pour un candidat « neutre » et réputé faible. Personne ne lui prête alors un grand avenir. Ses soutiens espèrent que l’union des forces de gauche élargie aux radicaux permettra de préparer sous les meilleurs auspices les élections législatives de 1967, perçues comme la seule échéance pouvant réellement permettre de mettre en échec le général De Gaulle. De son côté, le parti gaulliste joue un rôle résiduel dans la courte campagne du général qui s’appuie pour l’essentiel sur la radio et la télévision d’État (ORTF). La mise en ballotage du général produit cependant un électrochoc. Le parti gaulliste se réorganise et sa nouvelle équipe dirigeante, sous la supervision de Georges Pompidou, alors premier ministre, entreprend de renouveler ses cadres et ses élus en promouvant une nouvelle génération lors des élections législatives de 1967 : beaucoup sont recrutés parmi les membres de la haute administration des cabinets ministériels, à l’image de Jacques Chirac, parachuté en Corrèze.
Le succès inattendu de François Mitterrand, le score très honorable du démocrate-chrétien Jean Lecanuet, président du MRP, qui importe pour la première fois en France des méthodes américaines inspirées de la campagne de Kennedy et qui mise beaucoup sur son caractère télégénique[2], n’ont pas d’effets immédiats. À gauche, les partis reprennent vite la main pour préparer les élections législatives de 1967 lors desquelles les gaullistes ne sauvent leur majorité que d’un siège. Les événements de mai 1968 disqualifient François Mitterrand et éclipsent Jean Lecanuet qui, isolé, faute d’avoir choisi entre De Gaulle et Mitterrand en 1965, se rallie en 1969 à la candidature du président du Sénat, Alain Poher, tandis que le parti communiste et le parti socialiste vont seuls à la bataille. La débâcle électorale de Gaston Defferre remet en selle François Mitterrand, qui se trouve soudainement en position de force pour négocier son ralliement au nouveau parti socialiste. Mais la stratégie d’union électorale et programmatique avec le parti communiste qu’il porte et qui lui vaut de conquérir la direction du PS lors du congrès d’Épinay en juin 1971, là encore, est d’abord conçue comme une stratégie de conquête du pouvoir parlementaire lors des élections législatives de 1973 : les prochaines présidentielles ne devant normalement avoir lieu qu’en 1976.
L’élection présidentielle de1974 : un premier tournant pour la droite
L’élection imprévue de 1974 constitue un premier tournant quant à l’impact manifeste de l’élection présidentielle sur les partis politiques, mais surtout à droite et au centre. Elle provoque en effet la division du parti gaulliste, pris de court par le décès de Georges Pompidou. 39 députés et 4 ministres gaullistes, conduits par Jacques Chirac, appellent alors à soutenir la candidature de Valéry Giscard d’Estaing. Pour la première fois, est élu un président qui n’est pas soutenu par un grand parti et qui est porté par une coalition hétéroclite[3]. La communication joue un rôle déterminant dans sa campagne. Elle vise à personnaliser fortement l’élection. Même si la dénonciation des options économiques « étatistes » du programme commun sont au cœur de son discours, Valéry Giscard d’Estaing cherche à apparaître comme un homme jeune, neuf, moderne contre un François Mitterrand vieillissant, « homme du passé », à qui il conteste « le monopole du cœur »… « VGE » s’emploie à incarner le nouveau « JFK » français, après Jean Lecanuet et l’éphémère Jean-Jacques Servan-Schreiber. Il parvient, le temps de la campagne, à gommer son image de haut fonctionnaire et de grand bourgeois, laquelle finira par le rattraper…
L’élection de 1974 peut être interprétée comme la première manifestation de l’efficacité électorale d’une stratégie de triangulation et de la puissance d’une politique de communication fondée sur la mise en avant de qualités personnelles et l’exposition de la vie privée. Pour son affiche, le plus jeune président de la Ve République a ainsi choisi une photo prise avec sa fille dans le jardin des Tuileries.
Mais cette élection provoque surtout une recomposition en profondeur des partis de la droite et du centre. À partir de 1976, après sa démission de son poste de premier ministre, Jacques Chirac et ses proches restructurent en profondeur le parti gaulliste pour en faire une machine entièrement tournée vers la préparation de sa candidature à la prochaine échéance présidentielle[4]. Jacques Chirac légitime son entreprise centralisatrice en se référant au gaullisme et à l’esprit de la Ve République[5]. Les statuts du Rassemblement pour la République (RPR) – dont le nom évoque le RPF (Rassemblement populaire français) créé en 1947 par le général de Gaulle pour lutter contre la IVe République – sont calqués sur ceux de l’État et de la Ve République : le secrétaire général, les délégués départementaux et de circonscription du parti sont nommés par le président. Ce dernier contrôle étroitement les investitures aux législatives et aux élections municipales dans les grandes villes. La conquête de la mairie de Paris en 1977 ne fera que renforcer sa prééminence.
Le lancement du RPR par Jacques Chirac, ancien premier ministre du président Valéry Giscard d’Estaing, le 05 décembre 1976 à Paris. / Afp[6]
Pour faire pièce à cette menace et être en mesure de présenter des candidats lors des législatives de 1978, Valéry Giscard d’Estaing pousse les partis de cadres ou de notables qui le soutiennent à se doter d’une structure confédérale : l’UDF (Union pour la démocratie française). Mais ses composantes refuseront toujours de fusionner et auront beaucoup de mal à surmonter leurs divisions internes après la défaite de 1981. L’échec la candidature de Raymond Barre en 1988 devra beaucoup à la faiblesse et aux divisions de cette structure partisane tournée essentiellement vers la vie parlementaire et la conquête des mandats locaux[7].
L’adaptation chaotique du PS à l’élection présidentielle
Pour la gauche, l’élection présidentielle de 1974 n’a pas le même effet. Elle est le point d’orgue du programme commun et elle établit, jusqu’à sa rupture en septembre 1977, l’autorité de François Mitterrand sur son parti et sur la gauche. Le PS et le PCF ne voient pas leur organisation interne bouleversée pour autant. Ils connaissent alors une forte hausse et un renouvellement de leur base militante. Ils se rapprochent des organisations associatives et syndicales. Ils conquièrent de nombreux cantons et municipalités. Les partis de gauche conservent voire réactivent alors leurs répertoires d’organisation traditionnels : autonomie des sections et des fédérations, répartition des postes entre les courants en fonction de leur représentation militante, côté PS ; centralisme démocratique, contrôle des élus par les instances du parti, militantisme d’entreprise en liaison avec la CGT et les luttes ouvrières, côté PCF. Si, dans l’esprit des dirigeants du PS, ces succès locaux doivent permettre d’accéder au pouvoir national, leur priorité demeure la conquête de la majorité parlementaire. Après la défaite aux législatives de 1978, consécutive à la rupture du programme commun en septembre 1977, l’échec de Michel Rocard à contester le leadership de François Mitterrand en s’appuyant sur sa cote dans les sondages et auprès des médias montre qu’au PS, ce qui compte, demeure la légitimité partisane. On en voit également la trace dans le programme de F. Mitterrand en 1981 et dans la manière dont il compose le gouvernement. La politique mise en œuvre entre 1981 et 1983 est bien alors, pour l’essentiel, celle du parti.
Si l’épreuve du pouvoir transforme les orientations politiques portées par le PS, elle n’affecte pas immédiatement son mode de fonctionnement. Ce n’est qu’une fois la succession de François Mitterrand ouverte, après sa réélection en 1988, que le PS va être durablement percuté par l’enjeu présidentiel. Le congrès de Rennes de 1990 en constitue le moment clé. La rivalité entre Laurent Fabius, Lionel Jospin, Michel Rocard et dans une moindre mesure Jean-Pierre Chevènement, arbitrée par Pierre Mauroy, y prend la forme crue d’une lutte pour le leadership présidentiel. Les motions défendues par les différents leaders y sont très proches. C’est principalement autour de la conception du parti que se cristallise l’opposition entre Fabius et Jospin, ce dernier accusant Fabius de vouloir créer un parti de supporteurs sur le modèle du parti démocrate américain[8].
L’incapacité du parti socialiste à trancher cette rivalité au moyen de ses règles habituelles, aggravée par les interventions du président de la République en faveur de Laurent Fabius et contre celui qui est alors son premier ministre, Michel Rocard, va conduire le parti à changer en profondeur son organisation interne. Cela se traduit d’abord par l’abandon du vote par mandat en 1992, puis par la décision d’élire le candidat à l’élection présidentielle par un vote direct des adhérents en 1994. Le vote qui oppose, en février 1995, Lionel Jospin et Henri Emmanuelli, tous deux signataires de la même motion au congrès de Rennes et proches de François Mitterrand, n’oppose ainsi pas deux lignes programmatiques clairement distinctes, mais bien deux personnalités et deux coalitions soudés avant tout par leur proximité à un « présidentiable » (Lionel Jospin, Laurent Fabius et Michel Rocard).
La répartition proportionnelle des postes de direction selon les suffrages obtenus par les différents courants demeure, mais elle cesse d’être prédictive du résultat du vote des adhérents. Le parti refuse une présidentialisation générale qui conduirait à la disparition des courants, mais il crée les conditions d’un affrontement permanent entre deux légitimités : celle du premier secrétaire désigné par le comité directeur élu à la proportionnelle des courants et celle du candidat à l’élection présidentielle désigné au scrutin majoritaire direct. La décision d’élire directement le premier secrétaire par les militants prise en octobre 1995 et le cumul des deux rôles par Lionel Jospin après sa défaite honorable de 1995 règlent provisoirement la tension entre ces deux légitimités. Dans les faits, elle met le premier secrétaire dans une situation potentiellement impossible : être un primus inter pares qui doit concilier la diversité des courants et en même temps incarner un leadership présidentiel incontesté. La victoire inattendue de la gauche aux élections législatives évitera à Lionel Jospin et à son successeur, François Hollande, de souffrir de cette situation dans l’immédiat. Mais ce dernier en sera victime en 2005, lorsque la profonde division du parti consécutive au référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005 le contraint à renoncer à se présenter à la candidature en 2007 pour préserver l’unité du parti.
On mesure ici combien l’élection présidentielle est venue perturber l’organisation interne du PS à partir années 1990. En 1981, François Mitterrand avait été le candidat « naturel » des socialistes après avoir gagné le congrès de Metz en 1979, qui l’avait confirmé et conforté dans sa position de premier secrétaire[9]. À partir de 1995, aucun premier secrétaire en titre (Henri Emmanuelli, François Hollande, Martine Aubry, Jean-Christophe Cambadélis, Olivier Faure) n’a pu endosser le rôle de candidat à l’élection présidentielle et les coalitions entre courants n’ont plus été en mesure de peser sur le choix du candidat à l’élection présidentielle. L’adoption des primaires ouvertes à tous les sympathisants de gauche en 2010, après un premier élargissement en 2006 à des adhérents à vingt euros, parachève ce long processus de marginalisation du premier secrétaire et des courants du parti. L’élection de Benoit Hamon en 2017 est une sorte d’apothéose. C’est en effet un des leaders historiques de l’aile gauche du parti, qui bon an mal an, n’a jamais représenté plus de 30 % des voix lors des congrès, qui a été désigné comme candidat. Cette situation a créé, dès 2006, une tension très forte entre le programme du parti et le programme du candidat qui fragilise considérablement le parti, mais aussi le candidat si, une fois élu, il ne tient pas compte des différentes tendances qui le composent, à l’instar de François Hollande au cours de son quinquennat.
PCF, Verts, UDF/UDI… une adaptation impossible ?
L’élection présidentielle a eu d’autres conséquences pour le parti communiste : elle n’a pas en elle-même modifié son organisation, mais elle a révélé et amplifié ses faiblesses. Même s’il a choisi de ne pas présenter de candidat en 1965 et 1974, soutenant dans le deux cas François Mitterrand, le PCF n’a pas toujours été embarrassé par l’élection présidentielle. En 1969, le parti a su choisir un candidat populaire, à l’accent rocailleux qui a dépassé les 20 % des suffrages. En 1981, en dépit d’un score inférieur à celui de Jacques Duclos[10], Georges Marchais a également su jouer de sa gouaille et de son sens de la provocation pour mener une campagne très personnalisée, mais adossée à sa légitimité de secrétaire général du parti depuis 1972. Ce n’est qu’à partir de 1988, secoué par les importantes divisions internes consécutives au départ du gouvernement et à la Perestroïka en Union soviétique, que le PCF semble incapable de promouvoir un candidat parvenant à la fois à incarner la ligne majoritaire du parti et séduire l’électorat de gauche. Replié sur ses luttes d’appareil, mais aussi sur la sauvegarde de ses bastions municipaux et parlementaires, en pleine crise identitaire, le parti est conduit par des leaders affaiblis qui peinent à se faire entendre et reconnaître. Le refus de la présidentialisation n’est pas ici le fruit d’un choix stratégique, mais la conséquence de la déstructuration du parti. Il a permis à Jean-Luc Mélenchon, qui a quitté le PS en 2008 pour fonder le parti de gauche, de combler ce vide en 2012 et en 2017. Libéré de l’obligation de tenir ensemble la multiplicité des sensibilités et des intérêts qui composent le PCF, celui-ci a pu porter sa propre parole sans entrave et accumuler une notoriété sans commune mesure avec celle du secrétaire général du PCF au point de s’émanciper, après 2012, de plus en plus nettement de ses partenaires du Front de gauche. Ce sentiment d’avoir été victime de ses deux renoncements successifs à présenter son propre candidat explique que les trois quarts des cadres et 82% des militants se soient prononcés en 2021 pour la candidature à l’élection présidentielle de Fabien Roussel, secrétaire général du parti depuis 2018.
Pour le PCF comme pour les centristes de l’UDF hier et de l’UDI aujourd’hui, et comme pour les Verts, l’élection présidentielle apparaît d’abord comme une contrainte pesante (notamment du fait de son coût et du risque de ne pas être remboursé des frais engagés en-deçà d’un score de 5%) porteuse de divisions. Ils sont contraints de s’y soumettre car elle est devenue un passage obligé pour asseoir la crédibilité du parti (la présidentielle est l’élection la plus médiatisée et celle à laquelle participent le plus d’électeurs) et pouvoir influer sur les autres arènes politiques (négociations des investitures législatives et sénatoriales, élaboration des plate-forme programmatiques). Chez les communistes aussi bien que chez les écologistes, les divisions internes et le poids des militants rendent difficiles l’émergence d’un.e chef.fe incontestable doté.e de suffisamment d’autonomie pour se plier aux contraintes du jeu présidentiel ; à l’UDI, les divisions internes, l’indépendance des élus, empêchent qu’émerge un leader de type charismatique dont la parole peut s’affranchir des contraintes partisanes, sauf à risquer, comme François Bayrou, d’être mis au ban faute d’apporter la moindre perspective aux parlementaires et élus locaux centristes. Cela conduit ces derniers soit à s’en remettre, à un leader « extérieur » au parti (Édouard Balladur en 1995, Nicolas Sarkozy en 2007 et 2012, Alain Juppé puis François Fillon en 2017), soit à se diviser (en 2002 entre soutiens d’Alain Madelin et de François Bayrou, en 2022 probablement entre soutiens de Valérie Pécresse et d’Emmanuel Macron).
Du RPR à l’UMP : la réinvention permanente d’une machine présidentielle
Au bout du compte les partis gaullistes semblent ceux qui ont toujours été les mieux ajustés à l’élection présidentielle car construits par et pour leur chef dans cette seule optique. Cette représentation est pourtant exagérée. On l’a rappelé, l’UNR est au départ un instrument parlementaire. En 1974, le parti se divise. C’est surtout avec la création par Jacques Chirac en 1976 du RPR que la droite se dote d’une machine puissante qui va lui permettre de conquérir non pas la présidence de la République, mais de nouveaux sièges de députés et de nouvelles collectivités locales tout au long de la décennie 1980 et… le poste de premier ministre en 1986. Le RPR s’impose alors comme le principal parti de la droite, en mesure de dicter ses conditions à l’UDF dans les négociations sur la répartition des sièges et sur les programmes. La forte centralisation du parti autour de la garde rapprochée de Jacques Chirac est cependant devenue une faiblesse après sa cinglante défaite face à François Mitterrand en 1988, après deux ans de cohabitation. Lors de la seconde cohabitation, entre 1993 et 1995, la déception accumulée, les séquelles du septennat Giscard encouragent Édouard Balladur, premier ministre, à défier son « ami de trente ans ». Il bénéficie du soutien de la majorité des élus et cadres de l’UDF et de nombreux jeunes élus du RPR (dont Nicolas Sarkozy) qui ne croient plus dans les chances d’une troisième candidature du maire de Paris. À cette occasion, Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur, propose pour la première fois mais en vain l’organisation d’une élection primaire pour départager les deux candidats issus du RPR. Cette division laisse des traces durables qui sont ravivés lors de la dissolution ratée de 1997. Jacques Chirac, entré en cohabitation forcée, n’aura de cesse de retrouver la confiance perdue des parlementaires de la droite et du centre. L’UMP, créée en 2001 (Union pour la majorité présidentielle), est ainsi d’abord conçue comme la réconciliation des députés de toutes les composantes de la droite qui fait la part belle aux centristes et aux balladuriens et met à distance les souverainistes du RPR. La victoire inespérée de 2002 permet au président de transformer cette coalition en un groupe parlementaire puis en un parti unifiés.
L’UMP de 2002 n’a plus rien à voir avec le RPR des années 1970-1980. Elle n’est pas un parti à la main de son président (Alain Juppé) ou du président, mais s’apparente beaucoup plus à une confédération. Sa création n’est pas le produit de la toute-puissance présidentielle, mais constitue d’abord un instrument de règlement des tensions autour de la répartition des investitures parlementaires et locales. La nomination d’un premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, issu du parti libéral autour d’un programme de relance de la décentralisation est le prix à payer pour cette réconciliation. La démission d’Alain Juppé et son remplacement par Nicolas Sarkozy en 2004 va donner à celui-ci l’occasion de réitérer l’opération réalisée par Jacques Chirac dans les années 1970 : recentraliser le parti, empêcher la constitution de courants, promouvoir de nouveaux cadres, recruter de nouveaux adhérents dévoués à sa personne. L’UMP devient une machine de guerre entre les mains de son leader : candidat unique, les militants l’investissent à 98,1 % des voix comme candidat à l’élection présidentielle en janvier 2007[11].
Le cas du RPR et de l’UMP (rebaptisée Les Républicains en 2016) montre que la présidentialisation n’est pas nécessairement inscrite dans les « gènes de la droite », prétendument héritière du bonapartisme. Les enjeux parlementaires, ceux découlant du contrôle des collectivités locales, la diversité idéologique y mettent régulièrement en péril l’autorité de son chef, condamné en quelque sorte à réussir. À la différence du PS, l’absence de règles démocratiques héritées, ne vient cependant gêner le leader que quand il est politiquement affaibli et non de façon structurelle. L’inscription dans les statuts du parti en 2015 que le candidat désigné à l’occasion de la primaire de la droite et du centre sera automatiquement désigné comme chef du parti illustre la permanence de ce principe pour le meilleur, mais aussi pour le pire, comme l’a illustré l’incapacité des dirigeants du parti à obtenir le retrait de François Fillon après sa mise en cause par Le Canard enchaîné puis par la justice pour détournement de fonds publics. Le cuisant échec électoral et l’affaiblissement du leadership qui s’en sont suivis ont conduit Les Républicains, après une longue hésitation, à confier aux adhérents le soin de désigner son candidat pour 2022.
La symbiose du Front national avec la contrainte présidentielle
Au final seul le Front national, à raison de la place prééminente qu’ont réussie à y conquérir et à y maintenir les membres de la famille Le Pen (Jean-Marie, Marine, Marion…), qui en contrôlent, depuis les années 1980, la plupart des ressources (nomination des instances dirigeantes, contrôle des investitures électorales et du financement du parti) apparaît en symbiose avec les attentes de la compétition présidentielle. Cette remise de soi au chef du parti n’est cependant possible que tant que les succès électoraux sont au rendez-vous et tant que le parti ne compte pas suffisamment d’élus enclins à faire valoir leurs propres intérêts à raison de leur élection au suffrage universel direct : maires, députés, sénateurs. La contestation de la ligne présidentialiste de Jean-Marie Le Pen en 1998 par Bruno Mégret, qui a conduit à la scission du parti, a montré alors la fragilité du parti « lepéniste »[12]. Depuis, l’échec de cette fronde a fonctionné comme un rappel cinglant vis-à-vis de tous les dissidents potentiels. La notoriété capitalisée par la famille Le Pen, véritable charisme familial entretenue à chaque élection présidentielle, demeure plus que jamais le principal ciment du parti, si bien que la menace ne semble pouvoir venir que de l’extérieur : de Nicolas Sarkozy en 2007, du polémiste Eric Zemmour en 2022.
Crédit photo: site internet En Marche.
Ce rapide panorama montre que si les partis ont tous été affectés dans leurs stratégies par l’élection présidentielle, ils ne se sont pas pliés de la même façon à sa principale exigence : s’en remettre à un leader incontesté à qui est laissée une large latitude dans la définition de sa stratégie politique. Les partis « traditionnels » sont restés très inégalement présidentialisés dans leur organisation interne et très inégalement préoccupés par la seule élection présidentielle. Si l’adoption quasiment conjointe au début de la décennie 2010 de primaires ouvertes aux sympathisants par le PS (en 2010), EELV (en 2011) et par Les Républicains (en 2014) a marqué de ce point de vue un tournant, elle a pu aussi être interprétée comme le signe de la capacité de ces partis à s’adapter à une élection désormais quinquennale et calée sur la durée du mandat parlementaire[13].
Vers des partis de plus en plus personnels ?
L’élection de 2017 a révélé cependant toutes les limites de cette adaptation. La victoire d’Emmanuel Macron d’une part, un homme de cabinet sans expérience électorale préalable devenu brièvement ministre de l’Economie qui s’est appuyé sur une structure de financement créée moins d’un an avant, et l’écrasement de Benoit Hamon, candidat commun des socialistes et des écologistes par Jean-Luc Mélenchon, lui aussi adossé à un mouvement ad hoc (La France insoumise), d’autre part, ont détrôné les deux partis ou coalitions de partis d’où étaient issus, depuis les débuts de la Ve République, tous les présidents, et sur lesquels reposait leur majorité.
Ce discrédit des deux partis dominants qui ont dominé la gauche et la droite en France pendant quarante ans a des causes à la fois structurelles et conjoncturelles. Pour faire bref : une coupure avec les milieux populaires et les mouvements sociaux et une politique d’orientation plus social-libérale que social-démocrate entre 2012 et 2017 pour le PS ; une difficulté à concilier libéralisme, conservatisme et protectionnisme et un candidat discrédité pour détournement de fonds publics pour les Républicains[14]. Ce discrédit est également observable dans d’autres démocraties avancées, notamment en Italie, en Grèce et en Espagne. Mais l’extrême personnalisation engendrée par la centralité de l’élection présidentielle et son coût relativement modeste par rapport à celui qu’implique une élection parlementaire ont amplifié en France la fragilisation des « vieux » partis. Les 18% obtenus par François Bayrou en 2008 avaient déjà montré qu’un candidat disposant de peu de ressources partisanes et adoptant une stratégie centriste (et de droite et de gauche) pouvait constituer une réelle menace pour les grands partis. 2017 l’a confirmé. Entre ces deux dates, le développement des médias numériques et la prolifération des chaînes d’information en continu ont facilité l’accès à la notoriété, la constitution de publics de fidèles, la retransmission des performances de campagne et la collecte de fonds. Il est désormais plus facile que jamais de créer son parti personnel[15].
Le quinquennat écoulé a néanmoins mis en évidence toutes les limites de ce type de structure partisane à la fois informelle et très centralisée, notamment pour gérer les élections locales, c’est-à-dire négocier avec les partis fortement implantés territorialement et parvenir à sélectionner des candidats crédibles. L’absence de règles démocratiques internes fait que les désaccords internes ne peuvent y déboucher que sur des départs ou sur le maintien d’une ligne floue ou une indécision qui ne satisfait personne. Il n’est donc pas sûr que les partis personnels soient l’horizon de notre démocratie représentative. Leur succès récent n’en trahit pas moins une déception profonde à l’égard des partis traditionnels qui se sont révélés incapables de concilier démocratie interne, participation large des sympathisants à la définition de leur programme et au choix de leurs candidats et efficacité électorale. De leur capacité à se transformer en profondeur dépend donc largement l’avenir de notre démocratie représentative.