Les Modernes ont pensé l’humain comme extérieur à la « nature », nous rendant ainsi aveugles à l’intrication de nos pratiques avec l’ensemble des choses qui composent le milieu terrestre. Cette approche philosophique est antinomique avec celle des Anciens qui ne séparaient jamais le social du naturel. Arnaud Macé explicite ici ces différentes approches et nous invite à renouer avec la conception « naturaliste » des philosophes de l’Antiquité afin notamment de nous interroger sur la meilleure manière d’instituer du commun.
Il y a, dans les débats des vingt dernières années chez les sociologues des sciences, les philosophes et certains scientifiques, une question qui revient : faut-il arrêter de parler de « nature » ? L’idée pourrait paraître à première vue contre-productive : pourquoi, au moment où le souci de la « nature » devrait triompher, porté par la conscience grandissante de la crise écologique, faudrait-il faire disparaître le mot, comme si l’éradication du terme redoublait la mise à mal de la chose ? L’argument a été exposé par Bruno Latour, notamment dans son ouvrage Politiques de la Nature[1] : quand on parle de nature, on a l’impression que cela s’oppose à un autre pôle – la culture, la société, la technique –, et que ces deux pôles sont extérieurs l’un à l’autre. Si on se débarrassait de ces pôles, on se sentirait plus libre. Comme il l’a encore dit plus récemment : « ce qui nous frappe tous, je crois, c’est que l’on peut enfin parler des bactéries, des loups, des champs, du sol, de l’air, du climat, des vers de terre, des neurotransmetteurs, si j’ose dire, librement, c’est-à-dire sans qu’il s’agisse aussitôt de nature et donc forcément de quelque chose d’où l’humain en tant que sujet autonome serait absent, ou qui menacerait son autonomie »[2]. C’est du mot nature qu’il faudrait se défaire pour ne plus considérer l’ensemble des choses que l’on y met comme étrangère à notre destin. Ce constat s’appuie sur l’anthropologie dite « de la nature » pour laquelle le « naturalisme » est une façon de ranger toutes les choses matérielles dans l’ensemble des choses « naturelles » et de leur opposer l’intériorité humaine[3]. Ainsi, pour mieux ouvrir la discussion à toutes les choses qui composent la nature, mais en cessant de nous considérer à l’extérieur de celle-ci, il vaudrait mieux renoncer à ce mot.
Tout ce que nous construisons est le prolongement de notre vie de vivants
Cette solution est exactement inverse à celle que les Anciens pourraient nous suggérer : si vous avez un problème parce que vous vous pensez extérieurs à la nature à chaque fois que vous prononcez le mot, réformez plutôt la signification des mots qui vous font croire à cette extériorité ! Peut-être que votre problème, c’est l’autonomie que vous croyez pouvoir accorder à ce que vous mettez en face, au choix la « société », la « culture », la « technique », l’« esprit » ? Les Anciens savaient certes faire la différence entre les choses qui existent « par nature » ou « par convention », une dualité bien connue depuis le Ve siècle avant J.-C. Dès le traité Airs, Eaux, Lieux, Hippocrate manifeste une conception tout à fait claire de la différence entre les propriétés que les choses tirent de leur naissance et donc d’une lignée d’êtres du même type, de celles que la technique ou la coutume peuvent, de l’extérieur, lui ajouter : ainsi les têtes arrondies des nourrissons des macrocéphales (population habitant les abords du Pont-Euxin, nom antique de la mer Noire), qu’ils entreprennent par fantaisie d’allonger à force de massages et de bandelettes (voir le chapitre XIV de ce traité). À la même époque, Antiphon avait même explicité, avec une grande clarté, la différence entre les choses naturelles et les choses sociales du point de vue de la contrainte qu’elles exercent : les prescriptions de la nature s’imposent à nous, car elles concernent ce qui est avantageux ou nuisible pour nous-mêmes en tant que vivants ; les prescriptions de la coutume s’imposent à nous pour autant qu’il y a des témoins. On peut enfreindre une loi sociale sans dommage si personne ne l’apprend, en revanche la sentence pour avoir cru pouvoir s’envoler du haut du Parthénon serait immédiate, même sans aucun témoin.
Sachant très bien faire ces différences, les Anciens ne séparaient pourtant jamais le social du naturel comme si ces mots avaient le pouvoir de faire advenir des régions autonomes : c’est en ce sens qu’ils connaissaient la « nature » sans être « naturalistes » au sens que l’anthropologie de la nature donne à ce terme. Le traité médical que nous avons évoqué entreprend même d’expliquer comment les macrocéphales parviennent à faire en sorte que leur nature particulière intègre les modifications imprimées par la société (les enfants naissent avec des têtes plus longues!), avant de reprendre le dessus du fait que la population, sous l’effet du contact avec d’autres cultures, a fini par relâcher ses habitudes de modelage : peu à peu les têtes de nourrissons naissent de nouveau plus arrondies. La plasticité étonnante de la nature des choses fait place à la modification imprimée par l’homme. Aristote reconnaît, quant à lui, une spécificité épistémologique à la pratique et à la production en tant que sciences, mais sans jamais oublier qu’elles sont des dispositions de l’âme et que celles-ci adviennent au sein d’organismes vivants dont l’étude relève de la science de la nature (phusikê). Plus encore, il ajoute dans un fameux texte de la Politique (I, 2) que c’est notre nature de vivants que nous accomplissons en société, celle-ci étant elle-même une réalité naturelle, qui nous fournit le cadre où nous tentons de nous accorder, au moins un peu, sur ce que nous trouvons juste et injuste, bon ou mauvais. Bref, rien de ce que nous construisons à travers nos pratiques, nos sciences et nos techniques ne cesse d’être le prolongement de notre vie de vivants parmi les vivants.
L’erreur philosophique des modernes
Or quelle est l’erreur philosophique que nous semblons, nous autres modernes, avoir collectivement commise en nous comportant comme si la nature devrait être « quelque chose d’où l’humain en tant que sujet autonome serait absent, ou qui menacerait son autonomie » ? Nous nous sommes rendus aveugles à l’intrication de nos pratiques avec l’ensemble des choses qui composent notre milieu terrestre, comme si la « société » n’était pas dans la « nature » qu’elle ne cesse de modifier et comme si ces modifications n’étaient pas vouées à avoir des effets sur l’ensemble des vivants, y compris ceux dont la « société » est faite. Ce qui nous a ainsi échappé, c’est la profondeur de l’inscription de nos sociétés dans la « biocénose », pour utiliser le terme que les écologues mobilisent pour désigner l’ensemble des vivants qui coexistent, en interaction, au sein d’un espace écologique donné. Ces derniers en concluent qu’il serait plus juste de parler de « socio-écosystèmes » : la « société », en devenant un suffixe qui s’accole au terme d’ « écosystème », cesse d’apparaître comme une réalité autonome[4].
La pandémie que nous traversons suite à la propagation du Sars-Cov-2 est un exemple parmi d’autres de la profondeur de cette interaction qui devrait être portée à notre conscience[5]: nous avons déforesté des paysages pour augmenter la surface nécessaire à l’élevage qui nous nourrit et aux cultures qui nourrissent l’élevage, ce faisant nous y avons fait émerger de nouvelles maladies infectieuses, et nous avons amené des populations monospécifiques gigantesques au contact de régions à forte biodiversité, qui produisent de manière incessante de nouvelles souches virales. L’un de ces virus – il n’est certainement pas le dernier – vient de remonter jusqu’à nous pour dérégler jusqu’au cœur de nos agencements sociaux. Nous redécouvrons ainsi qu’il est illusoire de croire qu’être « en société » pourrait nous soustraire à notre sort de vivants en interaction avec les autres vivants, de vivants pénétrés et modifiés par des populations innombrables de vivants, à commencer par les virus et les bactéries, bien plus présents dans la biomasse de cette planète que nous-mêmes[6] et sans lesquels nous ne saurions vivre[7].
Retrouver les mots pour dire l’imbrication inextricable de l’ensemble des vivants
Que voulait dire « nature », c’est-à-dire « phusis », pour les anciens Grecs ? Il ne s’agissait pas d’abord d’une région ou d’un ensemble de choses, avec une limite dont on aurait pu s’exclure : il s’agissait de l’interpénétration des « natures » de chaque chose, c’est-à-dire de ce qui définit, pour chacune, sa manière propre d’interagir avec toutes les autres, d’agir (c’est-à-dire d’avoir des effets sur d’autres choses) et de pâtir (c’est-à-dire de subir des effets de la part d’autres choses, et ce jusqu’à une certaine limite au-delà de laquelle la chose s’altère voire se corrompt). Or, ce qui importe aux Anciens, c’est de déterminer les communautés qui apparaissent au fil de ces interactions. Comme le dit l’auteur du traité hippocratique De la nature de l’homme (VII, 8), une année qui s’écoule manifeste toutes les qualités telles que le chaud, le froid, le sec, l’humide, mais il suffirait que l’une disparaisse pour que toutes disparaissent : « aucun ne demeurerait le moindre temps sans tous les autres qui se trouvent dans l’univers » (nous traduisons ici le terme « kosmos », qui signifie ici l’arrangement des choses). L’auteur en conclut que toutes ces choses se nourrissent les unes les autres, et sont donc liées « par la même nécessité ». En voyant notre monde bouleversé, par exemple par le virus que notre empreinte sur les choses a fait sortir de sa forêt, c’est aussi le goût de cette nécessité que nous redécouvrons.
Nous avons besoin de retrouver les mots pour dire l’imbrication inextricable de l’ensemble des vivants, ensemble que nous n’avons pas fini de dénombrer et de connaître, tant le microbiote se révèle comme un continent que nous commençons à peine à explorer. Et nous devons cesser de penser que ce que nous appelons « social » ou « économique » aurait la moindre extériorité par rapport au reste des choses qui composent le « socio-écosystème »[8]. Nous pouvons cesser de parler de nature si cela nous chante, mais surtout pas cesser d’être « naturalistes », au sens où l’emploie des écologues, c’est-à-dire attentifs à la pluralité des choses entremêlées dans nos socio-écosystèmes[9]. La question devient alors : comment agir et organiser notre existence collective, une fois qu’on a le souci de ne plus briser les trames qui unissent les choses ? Les Anciens utilisaient la nature (au sens de l’ensemble des interactions entre les natures des choses) comme une école du commun : en étant naturalistes en ce sens, ils apprenaient comment les choses se soutiennent dans l’existence, et comment la défection de l’une se répercute sur toutes les autres. Et c’est forts de cet apprentissage qu’ils s’interrogeaient sur la meilleure manière d’instituer les communs entre les hommes, de telle sorte qu’ils s’inscrivent dans la communauté des choses. Or l’état de notre monde ne nous ramène-t-il pas devant cette même question ? Les bouleversements de la nature, ou, s’il l’on préfère, du « socio-écosystème », s’imposent à nous comme une affection du commun, c’est-à-dire comme une chose à laquelle personne ne peut échapper et que personne ne peut résoudre tout seul non plus. L’enjeu qu’il y a à ne pas renoncer à garder le mot de « nature », c’est de ne pas oublier que c’est notre condition de vivant qui nous rattache à l’intrication des choses par laquelle toutes s’interpénètrent et se transforment, et qu’il faut dès lors travailler à ne pas isoler les autres sciences de celles du vivant. Mais le garder, ce peut-être aussi le traduire : les Anciens nous aident précisément à redéfinir ce terme par delà les illusions modernes, à le retraduire, à lui donner de nouveaux équivalents, comme le terme heureux de « pluribiose » récemment introduit par Charlotte Brives. À travers lui, la nature des Anciens résonne, et s’offre à nous comme une nouvelle inspiration, aussi théorique que pratique.