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Les difficultés de la lutte contre le racisme à l’école

Les difficultés de la lutte contre le racisme à l’écoleTemps de lecture : 9 minutes

Si la définition classique du racisme comme une idéologie amène logiquement à conférer à l’école la mission de démystifier rationnellement ces fausses croyances pour lutter contre le racisme, l’enquête menée par Aurélien Aramini dans deux collèges et un lycée de l’est de la France cherche à comprendre le racisme « en situation ». Il convient ainsi de définir un racisme interactionnel, comme un ensemble d’expériences sociales conflictuelles vécues par les enquêtés. Adoptant une démarche critique, il éclaire les difficultés de la lutte contre le racisme à l’école, expression de luttes de concurrence exacerbées par une configuration socio-économique que l’auteur en ouvrant une perspective politique, nous invite à interroger et transformer.

Si l’on considère que le racisme est un ensemble de fausses croyances, il est évident qu’il revient aux professeurs de le combattre en montrant son absurdité et les horreurs qu’il a provoquées dans l’histoire. Toutefois, les choses sont bien moins simples dès lors que le « racisme » entre les élèves se présente sous une forme « interactionnelle ». Cette forme spécifique de racisme que je me suis attaché à décrire dans mon ouvrage Du racisme et des jeunes m’a conduit à interroger sous un nouvel angle la lutte contre le racisme à l’école et à mettre en lumière les difficultés auxquelles elle est confrontée. 

« Comment l’éducation scolaire peut-elle lutter contre le racisme et l’antisémitisme ? » Telle est la question qui est à l’origine de cette enquête. Après avoir recensé les actions mises en place dans les établissements de mon académie (dans l’Est de la France), j’ai sélectionné trois « terrains »  : un collège rural où une rencontre avec des migrants a été organisée en partenariat avec une association d’aide aux migrants, un collège classé REP où une association nationale est intervenue à la suite de propos d’élèves qui « ne voulaient pas travailler avec des Français » et un lycée pro urbain dont les élèves ont assisté à des pièces de théâtre proposées par une association locale pour « répondre aux fortes tensions entre des élèves des classes de la filière ‘‘métiers de la sécurité’’ » et des jeunes issus du « quartier » (QPV) où se situe l’établissement.

En allant à la rencontre des élèves, des professeurs et des militants associatifs, j’ai pris le parti non pas de mobiliser une définition abstraite du « racisme » mais de m’appuyer sur ce que les élèves vivent et décrivent comme du racisme à l’école.

Le racisme interactionnel

En m’entretenant avec les élèves du collège REP et du lycée pro, la première chose qui m’a frappé est qu’ils ne décrivent pas le « racisme » comme un système de croyances ou une « idéologie » structurée mais comme un ensemble d’expériences sociales et d’interactions conflictuelles vécues en face à face. Dans ces établissements, le racisme se manifeste d’abord dans des relations conflictuelles – bagarres, insultes, provocations – entre jeunes identifiés par leur appartenance à un groupe – les « blancs », les « Arabes », les « musulmans », les « Turcs », etc. D’ailleurs, il est troublant de constater qu’ils ne considèrent pas comme problématique de dire « nous, les Français », « nous, les Arabes », « nous, les Turcs », etc. et de s’auto-identifier spontanément à des groupes définis essentiellement par « l’origine ethnique » ou l’appartenance religieuse. La plupart des élèves – issus ou non de l’immigration – vivent dans un monde « racialisé ». L’identification d’un individu en fonction de son appartenance à un groupe – les « blancs », les « Arabes », etc. – ne leur pose fondamentalement pas de problème. Pourtant cette « racialisation » du social esquisse des formes d’essentialisation et autant de clivages latents qui se transformeront en accusations racistes explicites lorsque les interactions entre ces jeunes qui s’auto-identifient à ces groupes deviendront conflictuelles.

Le cycle du racisme : « le racisme, c’est les autres »

Si le racisme interactionnel est d’abord « conflictuel », assez naïvement je me suis posé la question de savoir qui a « commencé ». Ce qui me frappe lors des entretiens où j’écoute les uns et les autres est que ce « racisme interactionnel » s’inscrit non seulement dans une logique de confrontation mais aussi et surtout dans une logique d’engendrement mutuel : « le racisme c’est les autres » me confie l’un des militants associatifs que j’ai rencontrés. « C’est en cycle » m’a-t-il dit très justement… Effectivement, j’ai identifié dans certains établissements un « cycle », un « cercle vicieux » qui se met en place de manière particulièrement forte là où le racisme des uns active le ressentiment et l’hostilité des autres : cette spirale est particulièrement flagrante dans le lycée pro entre les jeunes en section « métiers de la sécurité » souvent pompiers volontaires (qui interviennent dans des « cités » et tombent régulièrement dans des « guet-apens ») et les jeunes de ces quartiers populaires (qui me disent subir des violences policières et une absence de perspectives scolaire et professionnelle). En comparant les différents établissements, il s’avère que ce phénomène se produit dans des contextes socio-économiques bien précis : absente au collège rural, cette spirale suppose des groupes assez larges issus de l’immigration vivant dans des « ghettos urbains » et qui se voient confrontés à des populations « françaises » souvent paupérisées dans le périurbain. Les tensions racistes se développent lorsque des jeunes provenant de « mondes différents » se retrouvent, souvent malgré eux, dans l’espace contraint de l’école. En outre, le racisme interactionnel s’inscrit dans des configurations socio-économiques où l’on assiste à une « exacerbation des luttes de concurrences » selon la formule de Michel Pialoux et Stéphane Beaud : concurrence pour l’espace public, pour l’accès au logement et à l’emploi entre des jeunes issus des zones périurbaines qui sont tentés de rejeter ceux qu’ils perçoivent comme « différents » et des jeunes issus de quartiers relégués qui surinvestissent leurs différences quand bien même ils n’ont qu’un rapport assez lointain avec « leur patrie imaginaire ».

Cette notion de « racisme interactionnel » ne prétend pas rendre compte de « tout » le racisme. Il s’agit d’un phénomène bien précis qui n’apparaît, me semble-t-il, que dans des configurations socio-économiques particulières. Ce qui n’exclut nullement l’existence d’un racisme classique d’ignorance et de préjugés que j’ai pu identifier dans le collège rural par exemple. S’il m’a paru nécessaire de procéder à cette analyse du racisme dans sa forme « interactionnel », c’est surtout parce qu’il est particulièrement difficile à combattre et révèle les limites des actions de lutte contre le racisme menées à l’école.

Que faire à l’école ?

Si le racisme est le « reflet » d’une expérience sociale et « l’interprétation » de cette expérience sociale conflictuelle qu’elle contribue à aggraver, que peut l’école ? Son rôle est d’abord de s’attaquer à cette « interprétation » de l’expérience pour en montrer l’insuffisance en substituant à la « racialisation » spontanée du social une lecture plus complexe et plus fine des relations humaines. Mais elle doit aussi et surtout favoriser d’autres « expériences » et d’autres « interactions » au sein des classes entre des élèves qui appartiennent à des mondes différents et qui doivent apprendre à coopérer. Envisager la dimension interactionnelle du racisme conduit ainsi à donner aux activités partagées ou à la mise en commun des expériences un rôle aussi essentiel qu’au travail théorique de « déconstruction » des représentations.  

En mettant en place des actions de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, les enseignants sont toutefois confrontés à la tension qui traverse la pensée antiraciste, tiraillée entre universalisme et reconnaissance des différences. Plusieurs projets pédagogiques que je rapporte dans mon étude ont eu des effets contre-productifs que les enseignants ont pu identifier. Les projets qui s’inscrivent dans une perspective universaliste d’« indifférence aux différences » se heurtent à la réalité des discriminations dans la société française. L’affirmation d’un idéal d’égalité entre les citoyens semble bien abstraite pour les jeunes issus de l’immigration et porteurs d’une histoire qui n’est pas soluble dans le grand récit républicain. De manière symétrique, les projets qui valorisent les « différences » dans une perspective différentialiste encouragent le repli sur sa différence qui devient alors une barrière infranchissable entre nous et les autres. Pour autant, en montrant en quoi ces deux formes de luttes antiracistes peuvent se révéler improductives et alimenter, sans le vouloir, une spirale conflictuelle, mon propos n’est pas tant de les récuser que de mettre en lumière le fait que les projets pédagogiques les plus prometteurs approfondissent les perspectives universaliste et différentialiste en les articulant : la différence doit être « pluralisée » et l’universel doit être saisi dans le dialogue de ces différences. Toute la difficulté à laquelle sont confrontés les enseignants est donc de faire droit aux différences au pluriel dans une perspective universaliste : les plus belles réussites se situent justement sur cette ligne de crête. Mais est-ce suffisant pour lutter contre le racisme lorsque celui-ci s’enracine dans une expérience sociale conflictuelle et dépend moins de ce que pensent les élèves que de ce qu’ils vivent au quotidien, dans les couloirs, sous les abris d’autobus ou à la cantine ?

Que faire politiquement ?

Considérer le racisme dans sa dimension interactionnelle, c’est circonscrire et limiter la portée des actions menées dans le cadre scolaire. Les militants ou les professeurs que j’ai rencontrés sont conscients de cette dimension du racisme et ils savent que l’école est bien impuissante à changer les configurations socio-économiques qui alimentent ce type de racisme. Sans un véritable projet politique de transformation sociale, la lutte contre le racisme à l’école risque de se limiter à calmer des symptômes sans traiter les causes de la maladie.

Certes, l’école peut atténuer certaines manifestations du racisme mais les actions menées dans le cadre scolaire resteront sans effet durable tant que les élèves vivront dans un contexte socio-économique exacerbant les luttes de concurrences. Envisager la dimension « interactionnelle » du racisme c’est avant tout considérer qu’une lutte antiraciste conséquente doit s’attaquer à la mise en concurrence généralisée et à la « dérive civilisationnelle » qu’il faut mettre au compte du capitalisme contemporain selon le philosophe marxiste Lucien Sève[1].

La critique de notre système économique et des types de comportements qu’il favorise doit également se doubler d’une réflexion sur la « République » dont l’école constitue un pilier depuis la Révolution française. S’il est essentiel de développer à l’école un discours républicain, inclusif et enrichi par les mémoires des « subalternes », il faut reconnaître qu’un tel discours – même s’il est « riche de tous les particuliers », comme l’écrivait Césaire – ne saurait avoir prise sur les jeunes quand la dimension « sociale » de la République disparaît dans de nombreux territoires, des quartiers populaires des grandes métropoles à la France des sous-préfectures. La République « concrète » des services publics constitue le fondement de l’égalité des futurs citoyens et tout le travail sur les « représentations » des élèves ne doit pas se fracasser sur les inégalités réelles qui se creusent entre les territoires. 

Enfin, il faut rappeler que l’école ne se situe pas non plus dans un vide institutionnel. C’est ce qui m’est apparu clairement lorsque j’ai appris que dans le collège rural où j’ai enquêté un partenariat avec une association locale d’aide aux migrants avait été brutalement stoppé suite à une intervention de la Préfecture. Les professeurs sont des agents de l’État. Or, comment mener des actions de lutte contre le racisme sans que le discours professoral soit considéré comme hypocrite lorsque certaines administrations mènent des politiques particulièrement répressives à l’égard des migrants ou des travailleurs sans-papiers ? En effet, l’État, comme le soulignait Clouscard, est constitutivement ambigu : s’il incarne la volonté générale (issue de la Révolution française), il est aussi un appareil central d’administration : comment mettre en œuvre les principes « humanistes » de « l’État éducateur » lorsque certaines politiques menées en matière migratoire révèlent un « l’État oppresseur » ?

L’école à elle seule ne peut lutter contre le racisme, surtout lorsque celui-ci se manifeste comme un ensemble d’interactions conflictuelles entre des élèves pris dans une spirale d’accusations réciproques, où tous, ont leurs (bonnes) raisons d’accuser les autres. Certes, l’école est là pour amener les élèves à interroger leurs représentations et à interagir autrement. Mais la lutte contre le racisme ne peut être efficace si elle ne se place pas sur le terrain politique en s’attaquant aux racines de ce fléau, à savoir un système économique où règne une concurrence impitoyable, une République dont la dimension sociale se réduit à une peau de chagrin et une politique migratoire qui entre bien souvent en contradiction avec les principes d’humanité que l’école est censée transmettre.

Pour aller plus loin : 

  • Aurélien Aramini, Du racisme et des jeunes, L’Aube, 2022.
  • [1] Causée par un système économique pour lequel « rien d’humain n’échappe désormais au diktat de la finance », cette « dérive civilisationnelle » serait caractérisée par cinq traits majeurs : « marchandisation de l’humain », « dévaluation des valeurs », « évanouissement du sens », perte de la conscience de classe et enfin « proscription systémique des alternatives », Lucien Sève, Émancipation et aliénation, Paris, La dispute, 2011, p. 172.

    Pour citer cet article

    Aurelien Aramini, "Les difficultés de la lutte contre le racisme à l’école". Silomag 17, septembre 2023. URL: https://silogora.org/les-difficultes-de-la-lutte-contre-le-racisme-a-lecole/

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