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«Les syndicats doivent prendre en charge la dimension politique de leurs discours»

«Les syndicats doivent prendre en charge la dimension politique de leurs discours»Temps de lecture : 10 minutes

Face aux reculs sociaux de ces dernières décennies, comment réagir efficacement ? Dans cet entretien, François Hommeril, président de la Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres (CFE-CGC), réaffirme la nécessité de l’indépendance des syndicats vis-à-vis des partis politiques. Il dénonce la déconnexion ainsi que l’incompétence des responsables politiques et des élites économiques. Il considère le gouvernement comme son principal interlocuteur et demande à ce dernier de mettre en place les conditions du paritarisme, c’est-à-dire de l’équilibre des forces sociales entre représentants du patronat et représentants des salariés. Il invite à élever le niveau des débats pour défendre les conquis sociaux du programme du Conseil National de la Résistance.

Comment articuler les rôles des syndicats et des partis ?

J’aimerais d’abord repositionner le verbe « articuler » dans le contexte actuel. À l’évidence, nous, organisations syndicales, sommes aujourd’hui confinées dans un rôle de résistance face à la vague de dérégulation néolibérale qui est en train, tel un tsunami, de détruire la finesse, la robustesse et l’intelligence des constructions sociales de l’après Seconde Guerre mondiale. En réalité, même les constructions sociales d’avant la guerre sont menacées. Il faut quand même avoir en tête que l’OIT[1] est créée en 1919 et que certaines de ses conventions fondamentales, ratifiées par plus de 70% des pays du monde, sont remises en cause au seul motif que l’économie doit commander au social. C’est très préoccupant.

Or tout cela n’est possible que parce que les décideurs politiques eux-mêmes ont été convertis, dans un mouvement d’anéantissement de la pensée critique politique, par le lobbying des organisations patronales dont l’authentique motivation est de réduire à néant toute conquête sociale pour permettre aux chefs d’entreprise et aux actionnaires des grandes entreprises de maximiser leurs profits. C’est très clair et c’est incontestable. Le principe du néolibéralisme est d’intégrer le rapport de force économique, qui normalement est extérieur aux limites de l’entreprise (entre le donneur d’ordres et son sous-traitant par exemple, mais aussi entre l’artisan et son client), à l’intérieur de l’entreprise et de l’opposer aux rapports de force sociaux. Le slogan des lobbys patronaux est « si je vous augmente, je ferme la boutique ». Face au conflit social, au 19e siècle, on envoyait les gendarmes ; aujourd’hui, on menace du tribunal de commerce, d’envoyer les huissiers et de fermer l’entreprise, ce qui est toujours d’une grande violence. Le patronat a réussi à développer l’idée que la question sociale est un simple paramètre qui, s’il continue à s’étendre et à grandir, risque de ralentir le développement économique. Or, tout démontre le contraire. À titre d’exemple, si le salaire était l’élément déterminant de la compétitivité d’une entreprise et d’un pays, le Bangladesh serait la première économie du monde.

Dans ce mouvement à l’œuvre depuis une trentaine d’années, les décideurs politiques, de gauche comme de droite, se sont défaits de leur capacité à influencer le quotidien et le réel des gens. Depuis l’époque post-1989, dans l’ensemble des pays de l’OCDE – et particulièrement en Europe –, nous sommes dirigés par des gens qui nous disent qu’il n’y a pas d’autre politique possible, que nous n’avons pas le choix. Or, faire de la politique c’est faire des choix. Par conséquent, à quoi servent les responsables politiques ?

Dès lors, la question de l’articulation entre partis politiques et syndicats pose un authentique problème. Nous – je parle au nom de la CFE-CGC, des cadres, des agents de maîtrise – sommes en résistance. Mais la prise de conscience est générale et sans concession. Avec l’intégralité des catégories du monde du travail – dont certaines, les ouvriers, que je ne représente pas – nous avons cause commune dans cette affaire. À l’inverse, en face de nous, il y a des politiques incultes, impuissants, parce qu’ils l’ont décidé. Voilà pourquoi nous avons peu d’agendas en commun avec les politiques. Nous sommes dans le réel, eux sont dans la virtualité et l’impuissance.

Les forces syndicales et politiques doivent-elles s’additionner et se compléter, et si oui, comment ?

Si dans l’histoire, il y a bien sûr eu des convergences des luttes alliant syndicats et partis politiques, je ne crois pas vraiment en cette convergence. Ce n’est pas notre vision, ce n’est pas dans le corpus de notre organisation. Nous revendiquons une indépendance totale vis-à-vis de tous les partis politiques. En tant que Président de la CFE-CGC, j’ai à cœur de préserver le principe de neutralité du syndicat. Mon seul interlocuteur, c’est le gouvernement. C’est ce qui me rend libre dans mes propos. Je suis très vigilant à être, notamment en période préélectorale, extraordinairement indépendant des slogans, des promesses et des campagnes. C’est la position de la CFE-CGC sur cette question qui ne changera pas.

Je crois beaucoup au paritarisme et à l’équilibre des forces sociales entre elles, entre représentants du patronat et représentants des salariés. On peut faire de bonnes et de belles choses à la condition que le gouvernement mette la balle au centre en matière d’équilibre des forces sociales. Après, nous, on s’organise, on sait faire.

On a des différences entre les organisations syndicales. On n’a pas les mêmes priorités, mais on est très complémentaires. On représente la diversité des opinions dans le monde du travail, et c’est très bien. Je ne supporte pas ceux qui nient notre capacité à être utile et à pouvoir représenter, à travers la diversité de nos organisations, la diversité des salariés. Il en va de même pour ceux qui expliquent que les syndicats ne représentent personne, car ils ont peu d’adhérents, alors même que les partis politiques en ont dix fois moins que nous. Ça n’a pas de sens.

Face au travail de lobbying du patronat pour tenter de convaincre les élus que le seul moyen de sauver la France, c’est de libérer toutes les entreprises de toutes les contraintes, le rôle des syndicats – que l’on ne fait pas suffisamment à mon sens, et avec de maigres moyens – est d’aller chercher des alliés, à gauche comme à droite. De mon expérience, il n’y a pas d’alliés naturels, cela dépend des sujets et on peut avoir des surprises. Certains politiques se déclarent l’allié des syndicats, mais vont promouvoir des réformes nocives pour le camp des salariés. D’autres se disent pro-business alors qu’ils ne le sont pas forcément et peuvent proposer de bonnes réformes. Par exemple Gilles de Robien, membre du gouvernement sous Chirac, bien installé et identifié à droite, a porté, en 1996, quatre ans avant la loi de Martine Aubry, une très bonne loi sur la réduction du temps de travail que tout le monde a oubliée, mais qui développait une efficacité réelle et concrète sur le sujet[2]. Dans le cas du conflit très marquant de notre époque sur la réforme des retraites en 2023, nos principaux alliés ont été le groupe LIOT[3]. N’ayant pas d’attachement politique à droite ou à gauche bien défini, ils ont pu obtenir une assez bonne unanimité de la part des organisations syndicales. Rien n’est jamais simple. Il n’y a donc pas à la CFE-CGC d’attachement par nature à tel ou tel camp politique qui serait, sur un certain nombre de sujets définis techniquement de façon précise, plus ou moins l’allié des syndicats.

Est-ce qu’une forme d’alliance tactique et d’intérêt commun entre un camp politique et des organisations syndicales permettrait une authentique remise en question des politiques néolibérales et la construction d’une alternative crédible ? Aujourd’hui, j’y crois très peu parce que l’on vit dans une société qui est très désidéologisée, en bien ou en mal. Il m’apparaît qu’en matière d’action politique, aujourd’hui, aucun des grands courants majoritaires qui ont gouverné la France depuis 30 ans ne peut s’attribuer la palme d’avoir été plus proche que les autres des revendications sociales.

Je pense aussi que le très faible niveau du personnel politique qui ne cherche pas suffisamment à comprendre les salariés et ne travaille pas assez ses dossiers a tiré le niveau du débat vers le bas. Il en va de même de la corruption par l’argent des élites politiques et économiques. La réduction des coûts et la maximisation du profit de l’actionnaire ne peuvent en aucun cas remplacer le déficit de stratégie. C’est pourquoi il nous faut avoir de l’ambition dans le débat, travailler sur les concepts, ne pas avoir peur de la complexité, parler, réfléchir, objectiver les choses, construire des appareils revendicatifs, les justifier, et finalement les imposer dans le débat au personnel politique qui un jour n’aura pas d’autre choix que de se saisir de ces revendications.

Comment appréhendez-vous les rapports syndicats, patronat et pouvoirs publics ?

Mettre la balle au centre implique que le gouvernement nous confie, dans un cadre très précis et contraignant, les voies et les moyens d’avoir une négociation interprofessionnelle équilibrée entre patronat et salariés. Il faut cesser de nous imposer des réformes injustes, soi-disant pour le bien-être des salariés, qu’un gouvernement ultérieur va s’acharner à défaire et que nous-mêmes, nous considérons comme flattant les intérêts de certaines catégories de la population au détriment des autres. Il faut organiser le cadre de cette négociation de façon à ce que chacun – pour le camp qu’il représente – prenne les mêmes risques face à la non-obtention d’un d’accord. Or, depuis trente ans, la position du gouvernement est plutôt : « négociez ça, et si vous n’y arrivez pas, nous donnerons raison au patronat ». Le résultat est que le patronat ne négocie pas. Il s’en moque en fait et ne va pas prendre le risque de la négociation.

Quant au syndicat dans l’entreprise, il n’a plus tout à fait la même fonction que dans le monde d’avant 1989 où il était vraiment un capteur. Jusque dans les années 1990, quand on signalait un certain nombre de dysfonctionnements ou d’évolutions nécessaires, on avait une oreille attentive des directions, car elles savaient qu’elles en tireraient un bénéfice, notamment en termes de gestion. Avec l’instauration de la norme qualité en 1992 puis des normes IFRS[4] qui s’imposent à toute l’activité ainsi que l’arrivée de cabinets de conseils et autres officines soi-disant spécialisés qui vont venir contraindre l’organisation du travail, tout a basculé dans le processus connexe du discours politique de la régression nécessaire. La partie n’est pas perdue. Il faut s’organiser, avancer et être intelligent ensemble en pensant à une organisation dans laquelle chacun a compris l’intérêt commun qu’il a avec son partenaire. Il faut arrêter de chercher à circonscrire la représentation sociale au plus petit niveau de l’entreprise en concentrant le pouvoir et le dialogue dans cette dernière au détriment notamment de l’interprofessionnel. Cette tendance réduit les capacités d’action des salariés, alors que dans le même temps et de façon contradictoire, les communes – authentiques pouvoirs démocratiques – sont, avec la loi NOTRe, dépossédées de leurs pouvoirs, lesquels sont renvoyés à des administrations toujours plus lointaines et illisibles, sur lesquelles le politique peut exercer son pouvoir indépendamment de la volonté des citoyens.

Quels axes vous semblent-ils prioritaires à développer pour un rapport syndicalisme/politique efficace ?

La difficulté du moment est de réagir efficacement à la régression sociale menée depuis les années 1980/90. Le résultat de cette politique est une économie qui se dégrade, des gens qui sont malheureux, beaucoup d’indicateurs qui s’effondrent, et aucune leçon n’est tirée. Face à cette situation, le parti pris de la CFE-CGC est d’élever le niveau du débat. On fait le constat que la revendication en tant que telle est insuffisante à faire prospérer notre cause. On du mal à mobiliser les foules, même si le dernier mouvement social contre la réforme des retraites a été historique et nous sommes très fiers, les militants de mon organisation et moi-même, d’y avoir participé. Je pense qu’on a posé un jalon à ce moment-là.

Pour répondre ensemble aux politiques de régression sociale, il faut considérer que les Françaises et les Français – y compris les plus jeunes d’entre eux – sont intelligents, cultivés, exigeant, attentifs et tout à fait en mesure de comprendre les enjeux sociaux et économiques. Les politiques veulent les présenter comme une belle bande de débiles, qui sont convoqués à s’exprimer uniquement un dimanche tous les deux ans par le vote. Nous pensons pourtant qu’il y a une aspiration énorme à élever le niveau du débat. En élevant ce niveau, nous pouvons emmener avec nous l’immense majorité de la population qui intuitivement est persuadée de la nécessité du développement social et de la défense du programme du Conseil National de la Résistance. Il faut se battre pour défendre et préserver ce programme dans un objectif social bien sûr, mais aussi dans des objectifs de concorde, de développement économique et d’attachement à un projet collectif.

Pour prendre l’exemple des retraites, le paramètre le plus important à prendre en compte n’est ni le coût ni le fonctionnement par répartition ou par capitalisation, car dans tous les cas ce sont les actifs qui dégagent de la valeur transmise aux non-actifs (même si notamment les jeunes retraités sont aussi extrêmement contributeurs). La question la plus importante est le temps que l’on va passer vivant et en bonne santé. C’est la manière la plus exacte de mesurer le progrès. De l’Antiquité jusqu’au premier régime de retraite des marins crée en 1673, personne ne prenait sa retraite. Beaucoup mourraient au travail. Puis est née l’idée devenue norme qu’après une vie de travail, il y a une retraite. Ce droit sera consacré dans un passage du programme du CNR que je trouve absolument magnifique : « ne plus craindre le fait de vieillir ou d’être malade ». Comme mon oncle, paysan dans la Manche, me le racontait « avant la Sécu, quand il fallait acheter des antibiotiques, on devait vendre une vache ». La retraite nous dit aussi quelque chose de ce que l’on peut se fixer comme objectif. De presque aucune année en bonne santé à la retraite, on est passé à sept ans dans les années 1950, puis huit, treize, quinze, vingt ans, etc. Mais un jour, quelqu’un a dit – on ne sait qui – : « ça suffit, le progrès doit s’arrêter là » et même « si on pouvait régresser un peu, ce serait bien ».

Pour maintenir la place qu’on a réussi à occuper dans le débat en 2023, nous, organisations syndicales, devons désigner l’ennemi, s’organiser, apprendre et être intelligents ensemble. Ce mouvement a été historique, car il nous a réinstallées à un endroit dont on nous avait expulsées. Maintenant, il faut continuer et élargir les frontières pour reprendre la main. Les syndicats doivent prendre en charge la dimension politique de leurs discours, tout en étant totalement indépendants de tous les partis. C’est pour moi le moyen le plus efficace pour lutter contre la régression de ce pouvoir économique qui veut petit à petit raboter ce qu’étaient les conquêtes collectives.

[1] L’organisation internationale du travail (OIT) est une agence spécialisée de l’ONU. Elle rassemble gouvernement, travailleurs et employeurs des 187 États membres en vue d’une action collective en faveur des droits au travail et du dialogue social.

[2] La « loi de Robien-Chamard » du 11 juin 1996 améliore et pérennise un dispositif de diminution du temps de travail sous forme de baisse des cotisations sociales, institué par la loi quinquennale du 20 décembre 1993.

[3] Le groupe parlementaire Libertés, indépendants, outre-mer et territoires est fondé en 2018 à l’Assemblée nationale. Il rassemble des députés du centre gauche, du centre et du centre droit (issus par exemple de l’UDI, du PS, de LR, du Parti radical et des partis autonomistes corses).

[4] Les International Financial Reporting Standards (IFRS) sont un référentiel comptable produit par le Bureau international des normes comptable.

Pour citer cet article

François Hommeril, «Les syndicats doivent prendre en charge la dimension politique de leurs discours», Silomag, n°19 juillet 2025. URL: https://silogora.org/les-syndicats-doivent-prendre-en-charge-la-dimension-politique-de-leurs-discours/

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