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Comment financer la transition écologique?

Comment financer la transition écologique?Temps de lecture : 8 minutes

Les montants à mobiliser pour affronter la reconstruction écologique – jusqu’à 100 milliards d’euros par an rien qu’en France – sont tels qu’ils nécessitent une remise en cause des fondements de nos politiques économiques et monétaires. Emprunter massivement, s’émanciper de certaines règles européennes, taxer la finance, instaurer une taxe carbone aux frontières, avoir recours à la création monétaire, annuler les dettes publiques détenues par la banque centrale en échange d’investissements verts. Pour Nicolas Dufrêne, ces outils sont les seuls à même de libérer l’action publique et de mettre les politiques économiques au service de la reconstruction écologique.

Réussir la transition écologique est une nécessité, mais aussi une opportunité, sur le plan économique. La bonne nouvelle c’est que nous maîtrisons déjà au moins la moitié des techniques et des technologies qui nous permettraient de réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. La mauvaise nouvelle, c’est que nos structures économiques et financières ne nous permettent pour l’instant pas de mobiliser les financements nécessaires pour déployer ce savoir-faire à grande échelle en réalisant les investissements requis.

Car c’est là le paradoxe, mais il n’est qu’apparent : atteindre la sobriété de notre système économique nécessite de grands investissements. Nous avons longtemps fondé notre économie sur l’idée que les ressources naturelles étaient disponibles de manière illimitée tandis que les ressources financières étaient strictement limitées. C’est l’exact inverse de cette pensée que nous devons désormais développer. Il nous faut en effet comprendre que les ressources et les équilibres naturels sont limités et fragiles, tandis que toute l’histoire économique récente, notamment avec la crise de la Covid-19, nous démontre que les ressources financières peuvent être abondantes si nous le souhaitons.

Pour réussir une véritable politique de reconstruction écologique, nous devons donc sortir de l’idée selon laquelle les incitations au marché, la finance verte et un investissement public modéré pourront suffire. Nous devons libérer l’action publique de ses contraintes, budgétaires et monétaires notamment, pour permettre la planification et le déblocage des investissements massifs nécessaires à sa réussite. En d’autres termes, c’est d’un effort de reconstruction intellectuelle et matérielle similaire à celui que nos aïeux ont conduit après 1945 dont nous avons besoin aujourd’hui.

On ne financera pas une réelle politique de reconstruction écologique avec les outils traditionnels du marché et de la finance

Il y a plusieurs difficultés à surmonter. Il faut tout d’abord prendre la mesure des investissements extrêmement importants qui sont nécessaires : la Cour des Comptes européenne les chiffrait déjà, en 2018, à 1 115 milliards d’euros par an, soit environ 400 milliards d’euros d’investissements annuels supplémentaires, public et privé, que ce qui se fait aujourd’hui. Pour la France, l’INSEE estime, dans une étude récente, entre 40 et 60 milliards d’euros d’investissements annuels supplémentaires l’effort à mener[1]. Par comparaison, le plan de relance français ne permettra de débloquer que 6,5 milliards d’euros en faveur de la transition écologique en 2021. Nous sommes donc loin du compte.

Pour notre part, nous avons même estimé entre 75 et 100 milliards d’euros de plus par an, en incluant l’économie circulaire et l’agriculture, le besoin d’investissement[2]. Il faut par exemple au moins 20 milliards d’euros par an de plus pour conduire les opérations de rénovation énergétique des logements privés et des bâtiments publics et la même somme pour l’électrification des transports et le développement du fret ferroviaire. Or, comment débloquer de telles sommes lorsque l’on sait que le Gouvernement, avant la crise sanitaire, cherchait à réduire au maximum le déficit public ? Comment des entreprises surendettées peuvent investir dans l’écologie alors que nombre d’entre elles se battent actuellement pour leur survie ? Rappelons en effet que la dette des entreprises françaises a dépassé en juin dernier la barre symbolique des 2 000 milliards d’euros.

Au-delà des montants à mobiliser, l’action du secteur privé se heurte à deux difficultés supplémentaires. D’une part, toutes les opérations nécessaires de conduire pour réaliser la transition écologique ne sont pas rentables immédiatement, voire ne le seront jamais d’un strict point de vue financier. Investir dans la préservation des zones humides ou des forêts, pourtant très absorptives de carbone, ne rapporte presque rien. Investir dans la rénovation énergétique de locaux industriels ou de logements privés peut être rentable à moyen terme mais nécessite un fort investissement immédiat pour un retour sur investissement lointain. Il s’agit donc de « failles de marché » que les opérations de finance verte, tenues à la rentabilité, demeurent loin de compenser. Sur l’année 2020, ce sont ainsi près de 350 milliards d’euros d’obligations vertes[3] qui devraient être émises dans le monde (contre 250 milliards en 2019) : c’est un progrès, mais cela représente encore moins de 5 % des émissions d’obligations dans le monde. En outre, le caractère réellement « vert » de tous ces financements est loin d’être garanti. D’ailleurs, certains acteurs financiers privés[4], banques mais aussi grands fonds d’investissement comme BlackRock[5], ont intérêt à retarder la transition car ils possèdent beaucoup d’actifs issus de l’économie « fossile », dont la valeur peut s’effondrer à cause des changements liés à l’environnement, comme le charbon ou le pétrole.

Dans ce contexte, on peut multiplier les actions d’information du consommateur, les labels, les incitations, mais cela ne suffira pas à faire émerger les financements gigantesques dont nous avons besoin rapidement car chaque année qui passe sans remplir nos objectifs rend l’effort futur plus dur à réaliser. Les États ont donc un rôle important à jouer. Malheureusement, ceux-ci sont également tributaires de limitations voulues ou subies en matière de déficit, de dette, d’aides d’État ou de politique monétaire. Il faut donc questionner fortement, aujourd’hui encore plus qu’hier, les fondamentaux de nos politiques économiques.

Changer de paradigme et libérer l’action publique

Une petite partie du chemin a été parcourue en raison de la crise sanitaire. Confrontés à une violente récession, les États ont dû s’endetter massivement, prouvant par-là que l’emprunt pouvait être une solution. La règle d’or en économie est, ou devrait être, d’investir tant que le taux d’intérêt auquel on emprunte est inférieur au taux de croissance attendu. Or, la France emprunte actuellement à taux négatifs jusqu’à des échéances de 12 ans, et à seulement 0,4 % sur trente ans. Nous n’avons donc aucune raison de ne pas emprunter pour investir.

Pour investir efficacement, il faut cependant que les États puissent être libres de leurs mouvements. Cela suppose soit de supprimer les interdictions relatives aux aides d’État édictées à l’article 107 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (UE), soit a minima de réécrire cet article pour faire en sorte que les aides à la transition écologique deviennent des aides « de plein droit », comme c’est déjà le cas pour les aides versées en cas de catastrophes naturelles par exemple. Cela va également de pair avec un protectionnisme solidaire et écologique aux frontières de l’Europe, notamment par la mise en place d’une taxe carbone aux frontières de l’UE dont les Gouvernements discutent depuis plus de dix ans, sans jamais la mettre en œuvre. L’instauration d’une taxation réelle sur les transactions financières, au lieu de la fausse taxe que la France tente de promouvoir depuis des années, pourrait aussi contribuer au financement de la transition. Enfin, sans que cela ne constitue une solution exclusive des autres, le recours à la création monétaire ou l’annulation ciblée et conditionnelle des dettes publiques détenues par la BCE peuvent être très utiles.

Repenser fondamentalement la politique monétaire pour la mettre au service de la reconstruction écologique

La politique monétaire n’a jamais été mise au service de l’écologie. Elle demeure toute entière tournée vers la lutte contre l’inflation et l’approvisionnement en liquidités des institutions bancaires privées. Cela fait moins de cinq ans qu’elle cherche aussi à faciliter le financement des États en Europe. Or elle peut faire beaucoup plus.

Dans un livre récent intitulé « Une monnaie écologique », coécrit avec Alain Grandjean[6], nous avons formulé plusieurs propositions en ce sens. La première tombe sous le sens et commence d’ailleurs à être reprise jusque dans les discours de Christine Lagarde elle-même[7] : il s’agit de faire en sorte que la BCE favorise, lors de ses opérations de refinancement (c’est-à-dire au moment où les banques commerciales vont chercher de la monnaie à la banque centrale en contrepartie du dépôt de titres en garantie, un peu à la manière d’une hypothèque), les actifs « verts » et pénalise les « bruns ». Pour cela il faut mettre en place des décotes ou des surcotes, c’est-à-dire des bonus ou des malus, en fonction du titre présenté. Par contagion dans le système financier, ce serait un puissant moyen de soutenir l’investissement vert.

On peut également utiliser le pouvoir de création monétaire ultime de la BCE pour émettre de la monnaie libre de dettes qui servirait à financer des investissements écologiques, sous le contrôle étroit du Parlement européen, du Conseil et des États. Plusieurs solutions sont possibles : soit la BCE pourrait financer un fonds européen spécifique, soit elle donnerait un droit de tirage à des États, soit ce sont les États qui financeraient des opérations directement par l’émission de « bons écologiques », lesquels pourraient ensuite être refinancés auprès de la BCE contre de l’argent bien réel. Peu importe, au final, la solution technique retenue mais admettre le principe est essentiel. Si le financement monétaire direct des États est interdit par l’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), ce type de financement indirect pourrait tout à fait s’inscrire dans le cadre des traités. Cependant, la BCE étant indépendante, les États ou les institutions européennes ne peuvent pas la forcer à mettre en œuvre ce genre de mécanismes. Il s’agit là d’une des principales limites de l’indépendance des banques centrales. Il n’est cependant pas interdit d’imaginer un « contrat » ou un engagement réciproque entre les États et la banque centrale.

Une autre variante de cette proposition, mais qui revient finalement au même, serait d’annuler les dettes publiques détenues par la BCE suite à sa politique d’achat d’actifs : cela représente 2 400 milliards d’euros en Europe et 480 milliards d’euros pour la seule France. Annuler cette dette en échange d’investissements écologiques de même montant permettrait de financer des grands plans de relance écologique, sans que cela ne pénalise personne car ni les banques, ni les épargnants, ni personne en dehors de la banque centrale, ne serait impacté négativement. La banque centrale peut quant à elle absorber sans difficultés des pertes grâce à son pouvoir ultime de création monétaire. Ce n’est pas une réponse exclusive des autres, mais elle serait à coup sûr plus ambitieuse pour réussir à mobiliser des financements importants. Elle nous permettrait également de nous réapproprier ce bien commun qu’est la monnaie et de la rapatrier dans le giron de la délibération collective face aux tenants de l’immobilisme financier qui dominent actuellement l’Europe.

[1] Jean-Marc Germain, Thomas Lellouch, « Prix social du carbone et engagement pour le climat : des pistes pour une comptabilité économique environnementale ? », Insee analyses n°56, 08/10/2020.

[2] Gaël Giraud, Nicolas Dufrêne, Pierre Gilbert, « Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique », note de l’Institut Rousseau, 25/02/2020.

[3] Une obligation verte est un emprunt émis sur le marché par une entreprise ou une entité publique auprès d’investisseurs pour lui permettre de financer ses projets contribuant à la transition écologique. Elle se distingue en théorie d’une obligation classique par un report détaillé du caractère « vert » des projets financés. Cependant, malgré des initiatives privées telle que l’élaboration des green bonds principles, il n’existe pas encore de standard universel ni d’autorité de contrôle des obligations vertes et des fraudes existent.

[4] Ainsi, selon l’étude « Banking on Climate Change 2020 » (mars 2020) menée par six ONG, 35 banques américaines, canadiennes, chinoises, européennes et japonaises ont financé, entre 2016 et 2019, 2 100 entreprises de l’industrie des énergies fossiles, à hauteur de plus de 2 700 milliards de dollars. Une tendance en hausse de 5 % en 2019.

[5] Une étude, « Inaction is BlackRock’s Biggest Risk During the Energy Transition: Still Lagging in Sustainable Investing Leadership », publiée au mois de septembre 2019 par le think tank américain IEEFA (Institute for Energy Economics and Financial Analysis), a ainsi montré que l’inaction de BlackRock en faveur de l’environnement aurait coûté 90 milliards de dollars à ses clients investisseurs, notamment du fait de son exposition aux grandes compagnies pétrolières et charbonnières : ExxonMobil, Chevron et General Electric.

[6] Nicolas Dufrêne, Alain Grandjean, Une monnaie écologique, Éditions Odile Jacob, mars 2020.

[7] Fabrice Anselmi, « Christine Lagarde prépare doucement le virage «vert» de la BCE », l’Agefi, 21/07/2020. https://www.agefi.fr/asset-management/actualites/quotidien/20200721/christine-lagarde-prepare-doucement-virage-vert-302911

Pour citer cet article

Dufrêne Nicolas, «Comment financer la transition écologique?», Silomag, n°12, décembre 2020. https://silogora.org/comment-financer-la-transition-ecologique/

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