En sanctuarisant l’élection présidentielle, en légitimant les ambitions personnelles et en privatisant la fonction programmatique des partis politiques, la primaire est au final une mauvaise réponse à un réel enjeu : l’affaiblissement de la légitimité et de l’ancrage social des partis.
Longtemps pensée comme étrangère à la culture politique française, la primaire (ouverte, c’est à dire non réservée aux militants) est devenue en quelques années une règle structurante du jeu politique. Les deux principaux partis de gouvernement l’ont adoptée comme mode de sélection de leur candidat à l’élection présidentielle (le PS en 2009, l’UMP puis LR en 2013). Cette innovation est célébrée comme une « avancée » démocratique. La légitimité démocratique de la primaire s’impose avec l’évidence du bon sens. « Révolution démocratique », elle permettrait de trancher la question du « leadership » des partis, d’élargir la base de légitimité du futur candidat, de créer une dynamique préélectorale mais surtout de donner un nouveau droit aux électeurs. Parce qu’elle est fondée sur une technologie sociale, le vote, associé à la démocratie (qu’y a-t-il de plus démocratique que le vote ?), la primaire est présentée comme une forme de « démocratisation » du système politique. Il est « démocratique » de donner le pouvoir aux électeurs, de retirer cette prérogative aux seuls militants et de fluidifier la représentation politique en court-circuitant l’organisation partisane, « lourde » et peu représentative. Le processus de désignation quitte les coulisses de l’« appareil » partisan (la sélection confinée du candidat) pour s’opérer au grand jour. La primaire fait intervenir les électeurs dans un processus où ils n’avaient pas leur place jusque-là.
Il convient de prendre néanmoins quelque distance avec ces fausses évidences démocratiques. De quelle démocratie la primaire est-elle le nom? Si elle peut ponctuellement politiser l’espace public (dans le temps court de la procédure) et de pré-mobiliser les électeurs, la primaire contribue à accentuer certaines tendances structurelles de la vie politique qui ne vont pas forcément dans le bon sens « démocratique ». Elle accentue ainsi la présidentialisation et la personnalisation du jeu politique même si ces phénomènes sont antérieurs à son adoption par les partis.
Une présidentialisation accrue du système politique
Dans le régime de la Cinquième République, présidentialisation, logiques d’opinion, poids des sondages, communication politique et personnalisation font système. La vie politique est ainsi devenue un feuilleton médiatique tourné vers l’échéance présidentielle et arbitré par les sondages où priment dans le commentaire journalistique les ambitions présidentielles, les « petites phrases » et la déconstruction des stratégies de communication des personnalités politiques. Non seulement le jeu politique tourne à vide (le champ politique, de plus en plus impuissant, s’autonomise de la société) mais il est égotisé par un jeu politique de plus en plus personnalisé. Les primaires ouvertes renforcent ces divers phénomènes cumulatifs en introduisant une nouvelle séquence dans un temps présidentiel que le quinquennat et l’inversion du calendrier présidentiel ont accéléré. Elles sanctuarisent la centralité de l’élection présidentielle qui dévore de plus en plus la vie politique et contribue à son hystérisation. Les primaires allongent encore le temps présidentiel et exacerbent les jeux concurrentiels autour de cette échéance en les rendant plus précoces. Elles renforcent l’imprévisibilité et la « feuilletonnisation » d’un jeu présidentiel avec ses rebondissements, coups de théâtres, « surprises »… La fluidification du jeu qu’elle ouvre déchaine les ambitions personnelles : pourquoi pas moi? La séquence présidentielle comporte désormais quatre tours de scrutin (voire six avec les élections législatives qui ratifient le plus souvent le verdict de la présidentielle). Pour le parti entré dans l’opposition, la primaire commence dès le lendemain de la défaite. Pour le parti au pouvoir, elle est plus hypothétique (Les Républicains ont prévu dans leurs statuts que le président sortant est le candidat « naturel » à sa réélection, scenario que n’avait pas anticipé le PS).
La procédure est présentée comme un outil de régulation des ambitions présidentielles que les partis ne parviennent plus à offrir en interne (les fraudes du congrès de Reims pour le PS ou les irrégularités du duel Copé-Fillon en 2012 ont disqualifié les consultations internes). Un de ses promoteurs à gauche, Olivier Ferrand, président du think Tank Terra Nova, a défendu ainsi, dès 2008 (avec succès), le passage d’une primaire « sauvage » (non codifiée) à une primaire « procédurale ». La publicité de la primaire et sa transparence sont censées domestiquer la concurrence. Mais, en s’imposant, la nouvelle procédure légitime et banalise les ambitions personnelles. Elle peut promouvoir des dirigeants de second rang (Arnaud Montebourg, Manuel Valls, Bruno Le Maire, Benoit Hamon…) mais elle ne contribue guère au renouvellement des candidats (François Hollande et François Fillon sont des professionnels de la politique aguerris lorsqu’ils sont désignés). La victoire de Benoit Hamon en 2017 s’inscrit dans un contexte particulier : la primaire de gauche a été dominée par une forte anticipation de défaite (80 % des votants pensent, selon les sondages, que le candidat désigné ne sera pas au second tour), ce qui a eu pour effet de dévaluer les ressources de “présidentialité” (expérience, stature d’homme d’État…) et de favoriser un profil de candidat moins expérimenté qui a, par ailleurs, cherché à subvertir la vision bonapartiste du candidat surplombant (« je ne suis porteur d’aucune vérité »). La primaire démocratise donc surtout, sauf contexte particulier, le droit au sein des élites de prétendre au rôle d’« homme providentiel ». La symbolique présidentialiste des institutions est donc consacrée par une nouvelle consultation et donc risque d’être encore plus éternisée et fatalisée.
Cette nouvelle procédure est aussi justifiée comme une forme d’adaptation aux règles du jeu institutionnel. Dès lors que la victoire à l’élection présidentielle devient l’ultima ratio des partis et l’alpha et oméga de la vie politique, structurant les stratégies d’un nombre croissant d’acteurs (y compris celles des parlementaires dont le sort dépend du président ou du candidat de leur camp), les partis cherchent à aligner leur fonctionnement sur le système institutionnel. En adoptant les primaires en 2009, les socialistes ont ainsi de fait renoncé à transformer le régime présidentiel auquel ils étaient opposés historiquement et dont ils peuvent par ailleurs ponctuellement dénoncer les dérives. Le « fait présidentiel », jugé désormais intangible, a ainsi été avalisé par les socialistes comme l’horizon indépassable du système politique. En alignant le fonctionnement interne sur les règles du jeu institutionnel, le PS s’interdit de tempérer la logique présidentialiste qui est comme redoublée. Comment remettre en cause la centralité d’un pouvoir que l’on a pleinement intériorisé dans son fonctionnement organisationnel ? La primaire a d’ailleurs été une des ressources qui a permis au président de la République François Hollande de s’affranchir de son parti et de sa ligne politique (il n’a pas de comptes à rendre à un parti dont sa légitimité de candidat n’a pas découlé). Les primaires constituent ainsi, derrière leur façade démocratique, un verrou institutionnel de plus dans le processus de présidentialisation. Comme le note à juste titre le philosophe Jacques Rancière, la « grande ferveur pour les primaires en France, renouvelle l’illusion que l’élection présidentielle est le cœur battant de la démocratie »[1].
Une personnalisation accrue de la vie politique
Présidentialisation et personnalisation de la vie politique vont de pair. Les primaires sont productrices autant que produits de l’individualisation du champ politique et du primat des personnalités[2]. Un dirigeant de parti doit désormais candidater à la primaire, pas seulement pour prétendre réellement à la fonction suprême mais pour peser dans les rapports de force internes et devenir « ministrable » (le cas de Manuel Valls ou d’Arnaud Montebourg en 2012). Qu’il organise un courant, entretienne une structure collective, une identité idéologique compte désormais moins (ce qui ne veut pas dire pour autant que le jeu politique se décollectivise totalement mais les « sensibilités » deviennent principalement des écuries présidentielles). Les primaires sont ainsi précédées d’un processus de candidature à la candidature finale (déterminée par un certain nombre de filtres et de parrainages qui permettent au parti d’éviter la multiplication des candidatures). Les primaires baissent en somme le coût d’entrée dans la mêlée présidentielle tout en filtrant les postulants. Près de 15 responsables de droite ont cherché en 2016 à être candidats à la primaire comme Nadine Morano qui déclare alors : « Pourquoi pas moi ? Qu’est-ce qui m’interdirait de servir mon pays ? La primaire, c’est le Koh-Lanta des politiques. Ça permet de faire des stratégies entre candidats, pas de dégager le meilleur… »[3]. Se lancer dans la course des primaires, c’est d’abord être candidat à la publicité, à la consécration médiatique et entrer dans les sondages d’opinion (d’où le soutien que les outsiders ont apporté à la nouvelle procédure lorsque son adoption était débattue, Manuel Valls ou Arnaud Montebourg au PS, Xavier Bertrand ou Bruno Le Maire à l’UMP).
Une fois candidat, chaque impétrant est porteur d’une offre politique propre, cherchant à agréger autour de lui une équipe personnelle de followers (soutiens, experts, militants, hauts fonctionnaires, chargés de communication…). La fonction programmatique du parti, auparavant principal producteur des propositions, est en quelque sorte privatisée. Si chaque candidat s’appuie sur un programme, la primaire constitue néanmoins plus une confrontation d’individualités, arbitrée par les enquêtes d’opinion, qu’une délibération contradictoire entre visions du monde et projets alternatifs. Le nouveau mode de sélection du candidat accentue la tendance à faire prévaloir la communication (les éléments de langage) sur la délibération (autour de la défense de projets de société). À la rhétorique partisane de la mobilisation et de la conviction (qu’il ne faut certes pas idéaliser a posteriori) se substitue une esthétique de la séduction où domine la mise en avant du style personnel. Les campagnes électorales des primaires peuvent certes faire émerger des idées nouvelles (le revenu universel, la démondialisation…), dynamisées par la logique de différenciation personnelle et de démarcation, et politiser une partie de la société (les effets censitaires des primaires sont désormais bien documentés, ils sont d’autant plus puissants que les nuances entre les candidats sont faibles et donc nécessitent une compétence politique forte). Elles sont néanmoins surtout rythmées par le « scoring » des candidats et dominées par les commentaires sur leurs performances sondagières (même si au final les sondages se révèlent très peu prédictifs et se trompent…). Dans le discours journalistique, le jeu – entendu comme la dimension concurrentielle de la compétition entre personnalités – tend à prévaloir sur les enjeux c’est-à-dire la confrontation de visions du monde, d’idées, de programmes. Les primaires confortent ainsi une conception de la politique entendue comme « course de chevaux » (les sociologues anglo-saxons des médias parlent de horse race journalism[4]). La course présidentielle est désormais plus longue et les obstacles hippiques plus nombreux… Avec les primaires, la question de l’élection tend ainsi un peu plus encore à n’être abordée que sous l’angle du vainqueur potentiel, des vaincus et de leurs performances respectives dans les enquêtes d’opinion.
L’affaiblissement des partis politiques.
La démocratie ne saurait être réduite au vote. Les partis politiques la structurent. La rhétorique démocratique de la primaire prospère sur leur discrédit et leur supposé « archaïsme » (les primaires peuvent aussi être interprétées comme une stratégie de sécurisation des partis dominants qui cherchent à conforter leur leadership sur leur camp; le PS et LR y parviennent difficilement…[5]). En adoptant cette procédure, les socialistes ont tourné le dos à une conception historique du parti comme lieu d’élaboration collective et d’éducation[6]. Ils entérinent la dévaluation du militantisme. À quoi bon militer dans un parti si chaque candidat développe son propre projet et si les adhérents sont dépossédés de cette prérogative politique et de cette gratification symbolique qu’est le pouvoir d’investiture ? La primaire est au final une mauvaise réponse à un réel enjeu : l’affaiblissement de la légitimité et de l’ancrage social des partis. Mais comment y répondre si on ne sort pas du cadre mental, institutionnel et stratégique des institutions de la Cinquième République dont les primaires consacrent la force?