Étayées par de nombreuses études et régulièrement dénoncées, les inégalités professionnelles entre hommes et femmes perdurent en France et touchent tous les domaines de la relation de travail : salaires, mais également promotion, recrutement, formation, classification, etc. Dans cet article, Célia Gourzones présente l’action de groupe inédite et ambitieuse initiée par la CGT à l’encontre d’une banque afin de faire cesser la discrimination systémique subie par les femmes qui y travaillent. Cet outil juridique pourrait devenir central dans la lutte en faveur de l’égalité professionnelle réelle.
La première action de groupe contre une entreprise en discrimination sexiste est désormais lancée. Ce n’est pas sans charge symbolique que l’assignation de la CGT a été déposée auprès de la Caisse d’épargne Île-de-France (CEIDF) le 7 octobre 2020 à 15h40, « heure à compter de laquelle les femmes travailleraient gratuitement au vu de la différence de salaire moyen avec les hommes »[1].
Entre plancher collant, paroi et plafond de verre, l’égalité professionnelle reste un horizon à atteindre. Une étude de l’INSEE révèle ainsi que l’écart de salaire entre femmes et hommes du secteur privé est en moyenne de 28,5%[2].
Le constat de l’insuffisance des outils juridiques existants a conduit le législateur à introduire en droit français une action de groupe[3], souvent comparée à la class action nord-américaine. Depuis 2016, l’arsenal juridique de lutte contre les discriminations du Code du travail dispose ainsi d’une nouvelle voie de droit, dont s’est emparée la CGT relativement à la situation des femmes au sein de la CEIDF.
Le caractère inédit et ambitieux de ce contentieux nous donne l’occasion de revenir sur les modalités procédurales originales de l’action de groupe, laquelle pourrait s’avérer, malgré certains défauts, d’une efficacité redoutable face aux discriminations systémiques au travail.
La phase précontentieuse et ses limites
Avant toute voie contentieuse, la procédure débute par une mise en demeure préalable obligatoire. L’action de groupe ne peut en effet être introduite qu’après l’expiration d’un délai de six mois suivant la réception d’une mise en demeure adressée à l’entreprise, visant à faire cesser la discrimination alléguée. Cette période est en partie organisée par le Code du travail qui prévoit que, dans un délai d’un mois, l’employeur procède à une information du comité social et économique (CSE) et des organisations syndicales représentatives dans l’entreprise. Une « discussion » s’engage ensuite à leur demande avec pour objectif de faire cesser le manquement.
C’est le chemin qu’a suivi la CGT. Le 4 juin 2019, le syndicat notifiait la mise en demeure à la CEIDF, tout en proposant d’engager des négociations autour d’un accord de méthode visant à encadrer la « discussion » prévue par l’article L. 1134-9 du Code du travail[4].
Bien que la notion de « discussion » ne renvoie à aucune forme connue de dialogue social dans l’entreprise, celle-ci pourrait logiquement se concrétiser par la voie de la négociation collective, la mise en demeure étant d’ailleurs nécessairement transmise par une organisation syndicale représentative, compétente pour négocier. Les partenaires sociaux pourraient s’en saisir pour relancer un processus de négociation sur l’égalité professionnelle d’autant plus exigeant qu’il s’appuierait sur les analyses réalisées à cette occasion. En ce sens, il est intéressant de noter que, dans l’affaire qui nous intéresse, l’un des moyens invoqués repose sur le caractère jugé inefficace de l’accord égalité professionnelle.
En l’espèce, les échanges sont restés bloqués. Aucune « discussion » ne s’est tenue, relayant les craintes exprimées par une partie de la doctrine qui voit dans la phase précontentieuse obligatoire une manière « d’édulcorer le projet »[5], ayant pour effet de ralentir le cours de la procédure. Partie prenante du collectif d’avocats à l’origine du contentieux contre la Caisse d’Épargne, l’avocate Savine Bernard, auditionnée par la mission d’information sur le bilan et les perspectives de l’action de groupe auprès de l’Assemblée nationale, a ainsi estimé, selon le rapport de juin 2020 qui en est issu, que « la mise en demeure est “inopérante” en matière de discrimination, les entreprises estimant qu’accepter la discussion impliquait de reconnaître l’existence d’une discrimination »[6]. En effet, dans ce litige, comme dans les autres actions engagées à ce jour sur le fondement du Code du travail, la mise en demeure n’a pas été suivie d’effet. Cette réflexion a conduit ladite mission d’information à proposer, dans son rapport, la suppression de ce préalable obligatoire.
Toujours est-il que, suite à l’échec de la phase non contentieuse, l’action de groupe a été introduite devant le Tribunal judiciaire.
L’apport procédural de l’action de groupe
La spécificité de cette action réside dans le fait qu’elle n’est pas introduite par les salariés eux-mêmes, individuellement, mais par une organisation syndicale représentative qui agit pour le groupe discriminé. Pour ce faire, le demandeur présente des cas individuels illustrant la situation discriminatoire subie par le groupe en vue de faire cesser le manquement et, le cas échéant, de réparer les préjudices. Charge ensuite aux salariés d’adhérer au groupe afin de bénéficier du jugement de responsabilité et d’obtenir réparation. L’objectif consiste à favoriser l’accès à la justice tout en évitant la multiplication des contentieux individuels.
Sur ce fondement, l’action engagée par la CGT porte sur l’ensemble des salariées et anciennes salariées de l’entreprise. Le syndicat présente huit situations individuelles à l’appui de ses conclusions. Ce contentieux n’en est qu’à son amorce, mais il permet néanmoins de cerner davantage les contours de cette procédure, dont l’intérêt paraît double.
D’une part, les salariées se trouvent moins exposées que dans des actions individuelles, puisqu’elles n’auront à se signaler que dans un second temps, une fois le jugement de responsabilité rendu, afin d’obtenir réparation en adhérant au groupe. Reste toutefois la question des « cas individuels » présentés à l’appui de la demande et qui sont nécessairement nommés. Partant, ces salariées sont connues de l’entreprise, ce qui annule, pour elles, les effets mis en avant de l’action de groupe. Les syndicats risquent ainsi de se heurter à la frilosité des salariées, et ce, alors même que le nombre de cas individuels aura nécessairement un impact sur l’appréhension de la situation par les tribunaux. Pour certains auteurs, l’anonymat aurait pu être préservé en ne permettant qu’au juge de prendre connaissance de l’identité des salariés constituant les cas individuels[7].
D’autre part, cette action a vocation à faciliter et à mutualiser la preuve. En matière de discrimination, celle-ci cristallise un certain nombre de difficultés, en particulier s’agissant de l’accès aux éléments de preuves, en général détenus par l’employeur. Sur ce point, l’action de groupe est intéressante à deux titres. En premier lieu, la démonstration d’une situation inégalitaire collective peut être facilitée par l’utilisation de statistiques générales sur le groupe discriminé auxquelles les institutions représentatives peuvent avoir plus aisément accès. Les discriminations vécues par les femmes au travail se prêtent tout particulièrement à l’exercice, en raison d’une règlementation fournie en la matière. L’action de groupe engagée contre la CEIDF se fonde ainsi sur les documents obligatoires que sont les rapports de situation comparée, les bilans sociaux ou encore des rapports d’expert du CSE. En second lieu, les éléments de faits laissant supposer l’existence d’une discrimination ne doivent être apportés par le demandeur qu’à l’égard des personnes dont la situation est exposée. En l’espèce, huit situations individuelles sont présentées pour un groupe constitué de l’ensemble des femmes salariées ou anciennement salariées de l’entreprise. Ainsi, seuls quelques cas suffisent à la démonstration. Lors de la seconde phase, les autres salariées devront simplement adhérer au groupe, si elles souhaitent obtenir réparation, sans avoir à apporter d’éléments de preuve quant à la discrimination qu’elles auraient personnellement subie[8]. En ce sens, la preuve semble donc bien mutualisée.
Cette voie procédurale pourrait par ailleurs permettre d’appréhender et de réduire les discriminations systémiques dans l’entreprise.
Une action syndicale contre les discriminations systémiques
Le caractère novateur de l’action introduite par la CGT repose en partie sur le fait qu’elle se fonde sur la notion de discrimination systémique, alors même que celle-ci n’est pas reconnue comme une catégorie juridique du droit français. L’organisation syndicale met en exergue la situation défavorable des femmes sur un éventail large de la relation de travail (recrutement, promotion, accès aux formations, rémunération, temps partiel) afin de démontrer l’existence d’une telle discrimination que les actions mises en place par l’entreprise, notamment à travers les accords égalité professionnelle, n’ont pas réussi à juguler.
Apporté par la sociologie, ce concept permet d’expliquer la dynamique sociale des discriminations pour expliquer la dynamique sociale des discriminations, le poids des stéréotypes, de l’Histoire, des constructions sociales et organisationnelles, vus comme des facteurs de perpétuation des discriminations. La situation d’un groupe discriminé ne résulterait pas tant d’une mesure précise, que de l’interaction de pratiques, de biais, de comportements individuels et institutionnels et de leur cumul dans le temps[9]. Il est fait état d’« une situation d’inégalité cumulative et dynamique »[10]. En cela, elle se distingue d’une discrimination collective plus linéaire : une même discrimination, conséquence d’une décision ou d’une pratique subie par plusieurs personnes.
La réforme relative à l’action de groupe ne fait pas explicitement référence à la notion de discrimination systémique et ne crée pas de nouvelle catégorie juridique. L’action de groupe inscrite dans le Code du travail s’appuie en effet sur les régimes prédéfinis de la discrimination directe et indirecte.
Toujours est-il que les débats qui ont entouré et entourent toujours ce dispositif font appel de manière récurrente à ce concept[11]. Le Défenseur des droits considère ainsi que ce cadre juridictionnel ouvre des possibilités nouvelles parmi lesquelles « la reconnaissance judiciaire des discriminations collectives et systémiques en matière d’emploi »[12].
Il est par ailleurs intéressant de noter que, le tribunal judiciaire de Paris, saisi de la première action de groupe en discrimination syndicale contre une entreprise, a, tout en déboutant les requérants, repris à son compte la notion de discrimination systémique[13].
L’action de groupe ne s’affiche donc pas explicitement comme une voie de droit visant à lutter contre les discriminations systémiques, mais il semble qu’elle le permette toutefois.
La cessation des manquements : un moyen pour résorber les discriminations systémiques
La loi Justice du XXIe siècle a conféré à l’action de groupe en discrimination prévue par le Code du travail un objet singulier, en donnant une priorité à la cessation des manquements sur la réparation des préjudices[14]. Nous ne reviendrons pas ici sur ce deuxième volet et son caractère restrictif, qui ont fait l’objet de nombreux développements[15]. L’innovation principale semble en effet porter sur la cessation des manquements et les potentialités que celle-ci pourrait offrir dans la lutte contre les discriminations systémiques.
S’agissant de ce type de discriminations, « le but est moins la sanction que l’identification de la source de la discrimination, sa compréhension par tous, et la mise en œuvre de mesures qui permettront d’y mettre fin de manière durable et opérationnelle »[16]. Le rôle de prévention est ici considérable[17]. Cela rejoint les développements de l’Étude d’impact du projet de loi Justice du XXIe siècle qui considère, au regard des exemples de droit comparé, que, pour être efficace, l’action de groupe doit permettre d’obtenir une modification des pratiques de l’entreprise[18]. Il s’agit de rechercher les causes de la discrimination et, sur ce constat, d’ordonner à l’entreprise d’adopter les mesures adéquates pour y remédier.
La loi ouvre ainsi au juge la possibilité d’enjoindre à l’employeur de prendre « toutes les mesures utiles »[19], le cas échéant sous le contrôle d’un tiers, pour faire cesser la discrimination. L’employeur pourrait être contraint à prendre à la fois des mesures visant à faire cesser la discrimination, tant collectives (par exemple nullité d’une clause d’un accord collectif) que de rétablissement individuel (rétablissement au niveau de classification ou de rémunération auquel aurait dû être le salarié en l’absence de discrimination), et des mesures de prévention.
Dans ce sillage, l’action de groupe engagée en discrimination envers les femmes demande à ce qu’il soit enjoint à la CEIDF de remédier à la situation exposée dans un délai pluriannuel, sur les différents domaines concernés (salaire, embauche, promotion, formation, etc.), et ce, notamment, par les réajustements individuels qui s’avèreraient nécessaires.
C’est bien ici que semble se situer l’un des apports majeurs de l’action de groupe, en ce qu’elle permet, par une action menée collectivement, d’obtenir la cessation de la discrimination, en particulier lorsque celle-ci se traduit par des phénomènes discriminatoires complexes tels que peuvent l’être les discriminations systémiques, à travers des mesures tant collectives qu’individuelles ainsi que par des mesures de prévention.
Cette dimension de la loi s’accompagne toutefois d’incertitudes quant à la latitude du juge. Le Défenseur des droits a alerté sur l’imprécision des textes[20]. Qu’en sera-t-il dans les faits ? Jusqu’où le juge acceptera-t-il de s’immiscer dans le pouvoir de direction de l’employeur ? Les réponses apportées à ces questions conditionneront la dimension transformatrice de l’action de groupe.
En ce qu’elle permet de s’interroger sur ces structures et de les dévoiler, l’action de groupe pourrait ainsi devenir, à la condition que les syndicats s’en saisissent et que les tribunaux en prennent toute la mesure, un outil juridique central de lutte en faveur de l’égalité professionnelle réelle.