Particulièrement féminisés, les emplois de service constituent un rouage crucial pour le fonctionnement de nos sociétés. Ils sont pourtant très largement dévalorisés, mal rémunérés et peu considérés. Rachel Silvera présente, à travers différents exemples de mobilisation collective récente, les revendications des travailleuses de ce secteur qui luttent pour la reconnaissance de leur activité professionnelle et l’amélioration de leurs conditions de travail. Certaines parviennent ainsi à obtenir de substantielles avancées.
La crise sanitaire a ravivé un paradoxe : les métiers essentiels à notre société, très féminisés, sont systématiquement dévalorisés. En première ou deuxième ligne, ils sont apparus indispensables à la continuité de nos vies quotidiennes, ce sont ce que l’on peut appeler « les services publics vitaux »[1], qui reposent presqu’exclusivement sur les épaules des femmes.
Il s’agit des soignant·es bien sûr, mais aussi des aides à domicile, des agent·es d’entretien ou des caissier·es, des enseignant·es ou des travailleurs et travailleuses du social. Tous ces emplois sont occupés par 80 à 90 % de femmes et tous ces emplois ont en commun d’être peu rémunérés, en dessous du salaire moyen et bien souvent proche du Smic[2].
La dévalorisation des métiers féminisés
Si ces métiers sont si peu rémunérés et non reconnus, c’est avant tout parce qu’ils sont très féminisés. Assimilés à des « métiers de femmes », ils renvoient à des fonctions si « naturelles » pour elles : éduquer, soigner, assister, nettoyer, servir, etc. Ce seraient au fond des « compétences présumées innées », dans le prolongement des activités familiales et domestiques que la majorité des femmes exercent dans la sphère dite privée à une échelle plus réduite. De ce fait, ces compétences ne sont pas reconnues comme de véritables compétences professionnelles, comme des techniques, nécessitant connaissances et savoir-faire. Or ne pas reconnaître le caractère professionnel de ces métiers participe de leur sous-valorisation et explique en partie « le quart en moins » de salaire appliqué aux femmes[3].
Pourtant, le principe juridique de l’égalité salariale existe en France depuis 1972 et prévoit qu’un salaire égal doit s’appliquer lorsqu’il s’agit d’emplois identiques (ce qui est déjà difficile), mais aussi lorsqu’il s’agit d’emplois différents, mais de valeur égale, terme défini depuis 1983 par la Loi Roudy : « sont considérés comme ayant une valeur égale les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse » [4]. Or quand on étudie de près le contenu de ces emplois, on relève une sous-valorisation systématique : les diplômes des métiers de service ne sont pas valorisés comme ceux des secteurs techniques et industriels, surtout lorsqu’il s’agit de diplômes d’État. Les compétences relationnelles ne sont que très rarement considérées comme des compétences techniques et complexes. Ou encore, être constamment interrompu·e ou effectuer une multitude de tâches différentes au sein d’un même métier n’est pas reconnu comme de la polyvalence. Les responsabilités auprès de personnes malades ou fragilisées pourraient être comparées aux responsabilités budgétaires ou financières, ce qui n’est pas le cas dans notre société. Le fait de soutenir – physiquement et psychiquement – un patient en fin de vie, ou de passer des milliers d’articles par heure à une caisse, sont des formes de pénibilité, comparables à celles de métiers industriels et pourtant non reconnues comme telles. Par ailleurs, ces métiers féminisés subissent bien souvent une forte précarité, avec des temps partiels courts. Enfin, les déroulements de carrière proposés à ces professions sont quasiment absents.
Les luttes dans le secteur de la santé
En France, des luttes importantes ont eu lieu notamment dans les métiers de la santé, que ce soit par les sages-femmes (notamment en 2013), les infirmier·es (comme en 2016) et le personnel dans les Ehpad, avec les aides-soignant·es en tête (30 janvier et 18 mars 2018).
Il s’agit à chaque fois de luttes menées par une majorité de femmes, appuyées par des organisations syndicales, revendiquant une reconnaissance de leurs qualifications et exigeant des revalorisations salariales. Ces salarié·es nous interpellaient, avant la crise Covid, sur les conditions difficiles d’exercice de leurs professions, face à des pénuries criantes de personnel, conduisant parfois à des mises en danger des usager·es[5]. Au centre de leurs revendications, figure la question du travail mis en œuvre, son invisibilité, sa dévalorisation systématique, alors que leurs professions sont indispensables. Elles ont parfois osé se comparer à d’autres professions, ou filières à prédominance masculine. Ce sont au fond des revendications pour appliquer justement ce principe « d’un salaire égal pour un travail de valeur égale », même si ces termes ne sont pas explicitement utilisés.
Ces luttes dans la santé ont permis quelques avancées. Prenons l’exemple des infirmier·es : en 2010, on reconnait enfin leur diplôme bac + 3 et ce corps sera repositionné en catégorie A[6]. Mais cela n’a pas été sans chantage, puisque les infirmier·es de la Fonction publique hospitalière et territoriale des services de santé passant en A ont perdu ce que l’on appelle « la catégorie active » (c’est-à-dire un métier reconnu comme pénible et ouvrant droit à un départ anticipé en retraite). Autrement dit, cette revalorisation liée au passage en A s’est faite au détriment de la reconnaissance de la pénibilité de leur travail[7]. Ceci est d’autant plus problématique, que la revalorisation a été en réalité faible[8]. Le Ségur de la Santé de 2020 a annoncé une nouvelle revalorisation de leur rémunération et l’intégration d’un « vrai » classement en catégorie A, mais cette mesure n’est toujours pas actée plus d’un an après.
Mais ces quelques progrès sont loin du compte, et régulièrement de nouvelles journées d’action sont décidées dans la santé pour une revalorisation réelle de toutes ces professions du soin.
Trois exemples de mobilisations collectives récentes
Citons en premier lieu, la présence remarquée de femmes parmi les gilets jaunes qui ont protesté au regard de la précarité de leurs emplois, notamment lors de manifestations de femmes gilets jaunes, autour du slogan « Précarisées, discriminées, révoltées, femmes en première ligne » en janvier 2019. Elles sont, en effet, comme le montre Magali Della Sudda[9], une grande majorité de « cols roses » occupant des emplois dévolus aux « soins aux autres », tout en assurant aussi le soin aux autres au sein de leur famille. Nombreuses parmi les aides-soignantes, aides à domicile, dans des secteurs où « les formes d’organisation et de mobilisation collective, dans et par le travail, sont difficiles à mettre en œuvre : se mobiliser avec les gilets jaunes, c’est faire apparaître en pleine lumière et politiser leurs difficiles conditions de travail et d’existence »[10].
On peut évoquer également la lutte des aides à domicile de l’ADMR 41[11] qui a commencé en décembre 2020, et qui se poursuit encore, à l’été 2021, sous forme de jours de grève perlée. Comme en témoigne une gréviste au Monde le 12 février 2021 : « C’est grâce au Covid tout ça (…) On a pris conscience qu’on était méprisées et prises pour des riens du tout alors que notre travail est essentiel. »
Plusieurs dimensions apparaissent dans cette lutte : tout d’abord bien sûr, la rémunération, puisqu’elles sont toutes payées au Smic horaire (10,25€ bruts), même avec dix ans d’ancienneté. Il y a également le temps partiel qu’elles n’ont pas choisi, la plupart travaillant entre 20 et 30 heures. De fait, leur rémunération mensuelle est inférieure au Smic mensuel, en dessous de 1000€. Elles dénoncent également la faible indemnisation de leur déplacement (0,35 euro du kilomètre pour couvrir carburant, entretien du véhicule et assurance). Le même montant depuis 2010. Et puis la question des plannings « gruyère » est cruciale : les trous dans leurs horaires sont fréquents et non rémunérés : « Je perds comme ça plus de quatorze heures dans ma semaine, non rémunérées, mais où je n’ai pas le temps de faire grand-chose » témoigne une autre salariée. Il y a enfin leur statut. Elles sont « aides » ou « agent·es à domicile et ne sont censées faire « que des travaux courants d’entretien de la maison », ni la toilette, ni les transferts du lit au fauteuil, gestes techniques et accidentogènes réservés aux auxiliaires de vie, diplômées et légèrement mieux payées. Mais en réalité, elles sont toutes amenées à dépasser ces travaux courants sans aucune reconnaissance.
Au départ, fait important, ces travailleuses sont très isolées et c’est dans la lutte et dans la grève qu’elles ont créé du collectif. Aujourd’hui, elles revendiquent, entre autres, des CDI à temps plein, un taux horaire à 12 euros, une requalification des aides à domicile au niveau des « auxiliaires », une indemnité kilométrique à 0,50 euro. Et une meilleure organisation des plannings. Autrement dit, la reconnaissance de la vraie valeur de leur travail !
Enfin, je ne manquerai pas de citer la lutte exemplaire des femmes de chambre de l’Hôtel Ibis-Batignolles. Après 22 mois de lutte, ces grévistes obtiennent, le 25 mai 2021, un accord inédit améliorant considérablement leurs conditions de rémunération et de travail et mettant au grand jour des pratiques managériales inadmissibles. Elles obtiennent notamment une augmentation conséquente de leur salaire (entre 250 à 500 euros par mois) et une revalorisation de leur qualification ; une prime de panier de 7,30 euros par jour ; des passages à temps complet pour sept salariées ; les contrats à temps partiel passent tous de quatre à cinq heures minimum par jour. Elles ont obtenu la fin du « salaire à la tâche » à proprement dit, puisque le nombre de chambres à nettoyer par heure baisse à trois (au lieu de trois chambres et demie précédemment pour les petites) et même à deux chambres par heure pour les grandes. Les heures supplémentaires seront désormais payées, avec une pause de 30 minutes pour déjeuner. Cette victoire démontre que l’organisation collective ici encore peut payer, même face à un système opaque de sous-traitance – très développé au sein des grands hôtels – qui masque toutes les formes de discrimination à l’égard de ces salariées, femmes majoritairement migrantes, marquées par toutes les facettes de la précarité (administrative, économique et politique).
Ces quelques exemples de luttes montrent tous les enjeux de la revalorisation des emplois féminisés : il s’agit avant tout d’une reconnaissance sociale, d’une volonté de sortir du silence et de l’invisibilité. Au-delà de la question centrale d’une rémunération à leur juste valeur, d’autres revendications visent à dénoncer la précarité de leurs contrats, le mode d’organisation du travail qui invisibilise le vrai temps de travail et enfin à révéler au grand jour leurs conditions de travail et de la pénibilité. Même si elles ne le disent pas forcément, ce sont bien des luttes féministes.
Au-delà de la reconnaissance de la juste valeur de leur travail, ces femmes dénoncent également la détérioration des conditions d’accueil et d’accompagnement des personnes les plus fragiles dans notre société, question qui prend une importance cruciale depuis la crise sanitaire. Prendre soin décemment des personnes vulnérables suppose en effet une véritable revalorisation de ces métiers féminisés.
Pour aller plus loin :
- Rachel Silvera, « Un salaire égal pour un travail à valeur égale » : Appliquons la loi !, Chronique, Actualité & infos, collectif égalité professionnelle CGT, le 31 août 2021.
- « Investir dans les métiers des soins et des liens, revaloriser les métiers à prédominance féminine », Campagne CGT, « Mon travail a de la valeur », mars 2021.
- Webinaire, « Crise sanitaire et inégalités de genre », séminaire des 6 Fondations, 26 mai 2021