Face à l’urgence climatique, et parmi les réponses possibles, les technologies de captage, utilisation et stockage industriels du CO2 (CCUS) doivent contribuer à atténuer les émissions de gaz à effet de serre. Discutées depuis les années 2000, ces techniques émergentes ont été mises à l’agenda climatique par différents acteurs publics et privés. Régis Briday nous en propose une définition et éclaire les débats qui les entourent en insistant sur le besoin de les soumettre à la délibération démocratique.
Répondant à un impératif d’action rapide contre le changement climatique, les « cleantechs climatiques » ont connu un essor spectaculaire depuis le milieu des années 2000. Parmi elles, les technologies de captage, utilisation et stockage industriels du CO2 (ou CCUS, pour Carbon capture, utilisation and storage) ont suscité de grands projets d’innovation dans la plupart des pays industrialisés. Greffées sur des usines brûlant des hydrocarbures ou de la biomasse (centrale électrique, champ d’exploitation de pétrole ou de gaz, aciérie, cimenterie, etc.) et/ou dont les procédés physico-chimiques génèrent du CO2 (cimenterie, aciérie, usine de production d’aluminium et d’ammoniac, etc.), elles interceptent le CO2 avant son émission dans l’atmosphère, le transportent, et enfin l’injectent dans le sous-sol (continental ou océanique) ou plus rarement le valorisent (production de biocarburants, de matériaux de construction, etc.).
La littérature académique et les médias ont souvent proposé, soit des présentations caricaturales du CCUS, soit des exposés argumentés mais donnant le primat aux dimensions techniques plutôt que politiques. La période actuelle de réflexion sur l’après-COVID, de débats autour du Green deal européen et de traduction de la Stratégie nationale bas-carbone (2020) dans les textes législatifs et réglementaires français nous apparaît particulièrement propice à une clarification des définitions et enjeux inhérents au CCUS qui, bien que rencontrant des oppositions citoyennes et jugé faiblement attractif par les investisseurs, est maintenu à l’agenda climatique sous l’impulsion de différents acteurs privés et publics.
Définition: le CCUS, une technologie d’atténuation des émissions
Les réponses au changement climatique peuvent être divisées en trois catégories :
- l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre, dont le CCUS ;
- l’adaptation aux impacts du changement climatique ;
- l’ingénierie climatique, une ingénierie environnementale déployée en aval des émissions, destinée à compenser le phénomène de changement climatique global[1].
Depuis les débuts de la politisation du changement climatique dans les années 1970, les méthodes d’adaptation et les techniques d’atténuation « conventionnelles » (énergies décarbonées, isolation thermique, traitement des procédés de combustion des usines et des véhicules, changement des pratiques de mobilité, etc.) ont été, de loin, les plus discutées.
Toutefois, l’ingénierie climatique et le CCUS ont également toujours été dans le paysage académique et industriel, et sont discutés à la marge des négociations internationales sur le climat depuis le début des années 2000. Ils ont été la cible d’attaques nombreuses. L’idée d’un déploiement rapide d’une ingénierie climatique à grande échelle, ou géoingénierie (par exemple, la proposition d’injecter des particules réfléchissantes dans la stratosphère afin de refroidir l’atmosphère globale), a été très majoritairement disqualifiée – comme remède d’apprenti sorcier, comme entreprise démiurgique relevant d’une hybris technologique digne de la Guerre froide, etc.[2] Le CCUS a lui aussi été souvent décrié. Désigné comme nouveau « technological fix »[3], il a même parfois été affilié à la géoingénierie. Or, puisqu’il agit en amont des émissions de CO2 dans l’atmosphère, le CCUS est par définition une technique d’atténuation. De plus et surtout, les histoires et enjeux politiques du CCUS et de la géoingénierie sont largement distincts. Seulement quelques laboratoires, scientifiques-entrepreneurs (notablement, David Keith) et investisseurs privés (la fondation Gates) se sont mobilisés sur les deux fronts.
Les détracteurs du CCUS n’adoptent pas tous cette stratégie douteuse d’assimilation. La plupart s’attachent à questionner la capacité du CCUS à faire moins cher, plus sûrement (cf. les risques de « sismicité induite » lors de l’injection du CO2, de pollution du sous-sol et des eaux souterraines, de fuite du CO2 vers la surface), plus écologique (cf. son empreinte environnementale : besoins énergétiques élevés, utilisation massive de béton et d’eau, occupation et artificialisation des sols, etc.) et plus vite que les techniques d’atténuation « conventionnelles ». Ils militent généralement pour que l’accent et l’argent soient mis sur le mouvement de désinvestissement des énergies fossiles et/ou sur une économie plus « sociale, solidaire et écologique », plutôt que sur des technologies peu matures, qui se développent de surcroît à l’intérieur du régime sociotechnique des fossiles, le perpétuant.
Une filière d’innovation hésitante, pour des raisons économiques principalement
Face à eux, les promoteurs du CCUS arguent qu’il pourrait permettre d’atteindre l’objectif de neutralité carbone, tout en laissant prospérer des industries impossibles à décarboner complètement, et en fournissant à l’aide de la BECCS (Bioenergy with carbon capture and storage)[4] l’électricité nécessaire à une électrification massive des véhicules. Le CCUS a suscité de nombreux programmes publics-privés depuis le milieu des années 2000, financés et/ou encouragés par l’industrie pétro-gazière, par la plupart des pays industrialisés (en particulier cinq pays leaders : États-Unis, Chine, Norvège, Canada et Australie) en quête de nouveaux « gisements » de réduction de CO2, par des chercheurs et start-ups dans les domaines de l’énergie et du sous-sol, par des organismes internationaux faisant autorité. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a ainsi publié en 2005 un rapport spécial sur le CCUS, qui a marqué une étape décisive dans sa légitimation comme réponse possible à l’enjeu énergie-climat, puis a misé sur un développement spectaculaire de la BECCS dans son dernier rapport d’évaluation (2014).[5] Quant à l’Agence internationale de l’énergie (AIE), elle entend faire jouer un rôle « central » au CCUS : afin de circonscrire le volume total d’émissions au-dessous de 1000 GtCO2 entre 2015 et 2050 et limiter le réchauffement à 2°C (en 2100), le scénario de référence « 2DS » propose de capter 94 GtCO2 à l’aide de ces technologies pour la période 2015-2050 (dont 14 Gt d’« émissions négatives » (CO2 capté dans l’atmosphère) à l’aide de la BECCS).[6]
Les auteurs du scénario précisent que 45% des 94 Gt seraient prélevés au cours de la seule décennie 2040. En cela, ils prennent acte du fait que les technologies peinent toujours à cheminer jusqu’à une échelle commerciale aujourd’hui – bien qu’un site de CCS à grande échelle avec stockage dédié ait été créé en Norvège dès 1993 (offshore, sur le champ gazier de Sleipner ; voir la photographie qui illustre l’article). Pour autant, les objectifs affichés impliqueraient une montée en échelle importante dans les deux décennies à venir, qui paraît très optimiste au regard des évolutions récentes. Dans la première moitié de la décennie 2010, de nombreux programmes de CCUS ont dû être abandonnés, victimes de la crise économique mondiale post-2008 et d’oppositions citoyennes. Puis, le nouvel élan qui a été insufflé a correspondu à un foisonnement d’initiatives, plutôt qu’au rebond énergique qu’ont dépeint les promoteurs du CCUS dont l’AIE. Enfin, l’actuelle crise de la COVID-19 compromet tout sursaut.[7]
En l’absence de cobénéfices (bénéfices non climatiques) commerciaux importants, les investissements privés dans le CCUS restent réduits, y compris ceux de l’industrie pétro-gazière, qui en a toujours été le plus gros investisseur en raison de ses compétences et patrimoine géologiques. Pour sortir de l’ornière, les promoteurs du CCUS réclament des gestes forts de la part des pouvoirs publics. D’une part, les mécanismes incitatifs (quotas d’émissions, taxes carbone, normes industrielles, etc.) sont faibles. En particulier, la rentabilité commerciale des onéreuses technologies de CCUS semble suspendue à l’explosion du prix du CO2 dans le monde industrialisé. Or, celle-ci est sans cesse ajournée… En outre, si elle se produisait, le CCUS trouverait-il encore sa justification, dans la mesure où les autres approches d’atténuation gagneraient elles aussi en compétitivité ?
D’autre part, les promoteurs comptent sur des apports conséquents de financements publics. S’il est vrai que les investissements consentis par les entreprises privées (9,5 G$ soit 77% des investissements mondiaux dans le CCUS entre 2005 et 2014)[8] ont été plus importants globalement que les financements publics, ils ont été placés principalement dans de grands projets aux États-Unis et au Canada dans le secteur de la production de pétrole et de gaz, dont certaines opérations dites de « récupération assistée du pétrole » avaient pour cobénéfice… une extraction plus rentable du pétrole ! De plus, les investissements publics ont tout de même été conséquents. Aux États-Unis, plusieurs grands programmes ont reçu des bourses de plusieurs centaines de millions de dollars ; en France, 63 M€ ont été consacrés à la recherche sur le CCUS au début des années 2010, et 43 M€ avaient été engagés à cette même fin sur le Fonds démonstrateur européen entre 2008 et 2010.[9] Les développements les plus innovants en matière de CCUS n’auraient pas pu se faire sans les milliards de dollars d’argent public alloués depuis quinze ans à travers le monde.
Une opportunité nouvelle de débattre de la transition écologique et industrielle
Ces types de décision politique méritent d’être discutés démocratiquement, aux échelles internationale, nationale et territoriale. Or, jusqu’à présent, le CCUS a surtout fait l’objet de délibérations publiques autour d’expériences in situ d’injection de CO2 dans le sous-sol, parfois dans l’urgence de la contestation des riverains et des ONG environnementales comme ce fut le cas à plusieurs reprises en Europe au tournant des années 2010 (à Barendrecht aux Pays-Bas, à Jänschwalde en Allemagne, etc.). Si ces évènements ont jeté un coup de projecteur sur les enjeux environnementaux du CCUS, ils n’ont pas enclenché de processus démocratique plus large permettant de questionner à nouveaux frais la double transition écologique et industrielle dans laquelle les pays industrialisés et leurs territoires doivent se lancer. Les discussions sont restées confinées presque intégralement dans la sphère experte, autour de montages et mises en œuvre de projets d’innovation publics-privés souvent internationaux et à travers la rédaction de documents de planification stratégique peu concertés.
Prenons le cas de la France. Le sujet est mal connu du grand public, et la Convention citoyenne pour le climat (2020) élude complètement la question des stockages biologique et industriel du CO2.[10] Pourtant, la Stratégie nationale bas-carbone aménage une contribution au CCUS dans sa feuille de route vers son objectif de neutralité carbone en 2050. Rappelant que « à la suite de la transposition de la directive européenne sur le CCS dès 2009, le cadre législatif est prêt », elle propose de stocker environ 5 MtCO2/an dans l’industrie, et de générer une dizaine de MtCO2/an d’émissions négatives grâce à des installations de BECCS (ce qui revient à construire une dizaine d’unités de grande taille, par exemple).[11] Ce premier chiffrage d’un déploiement de CCUS dans un document de planification stratégique français doit être lu comme la promesse d’un soutien de la puissance publique.
Les objectifs affichés sont faibles, toutefois. Ceci s’explique, d’une part, par une tradition réduite en matière de CCUS en France, qui tient à plusieurs paramètres – notamment, la part importante du nucléaire dans le mix énergétique, une industrie du sous-sol modeste, une politique velléitaire de maintien des activités de l’industrie lourde sur le sol national. Aucun projet de BECCS n’a été mené à ce jour, et le seul pilote industriel de CCS construit a été celui de Total, à Lacq, pour une injection de 51 000 tCO2 seulement entre 2010 et 2013. D’autre part, Total, qui est de loin le principal acteur industriel français du CCUS, a été échaudé par les oppositions citoyennes autour des projets onshore et par le coût élevé des projets de petite taille. À l’image de nombreux grands industriels européens, l’entreprise mise aujourd’hui en priorité sur un modèle d’injections centralisées dans des formations géologiques situées sous la mer du Nord, après transport à l’aide de bateaux ou de pipelines (c’est l’objectif du grand programme Northern Lights, dans lequel Total, Equinor et Shell sont impliqués).[12]
Nous le voyons, comme souvent avec le changement climatique, les échelles d’impact et de décision sont multiples. L’échelon national est certes au centre du jeu, mais il se trouve d’un côté dans un lien d’interdépendance avec ses territoires, qui doivent pouvoir décider de maintenir ou non une industrie polluante et/ou d’autoriser ou non le transport du CO2 et/ou d’injecter ou non du CO2 dans leur sous-sol ; et, d’un autre côté, dans un lien d’interdépendance avec des États qui attirent les industries émettrices de CO2 et/ou acceptent d’abriter de grands sites de stockage de CO2 (cas uniquement des cinq pays leaders du CCUS jusqu’à présent). Avec force, le CCUS interroge de nouveau la place et la nature de l’industrie dans les pays (post-)industriels à l’heure de l’urgence climatique. La réponse apportée ne saurait être universelle, ne saurait rimer avec une simple délocalisation des emplois industriels et des pollutions, et devrait être débattue par-delà la sphère des experts techniques de l’énergie et de l’industrie.
Cet article est un texte original, mais la plupart des arguments sont tirés d’un chapitre d’ouvrage, dans lequel ils sont développés plus longuement : Briday, Régis, 2020 (à paraître), « Les développements poussifs des technologies de captage et stockage industriels du CO2(CCS) : acteurs et enjeux », chapitre d’ouvrage en ligne, actes du Colloque « INGILAW : Tempête sur la planète. Penser le droit et les politiques de l’ingénierie climatique et environnementale à l’heure de l’Anthropocène » (Rennes ; 11-12 octobre 2018), 20 pages.
Pour aller plus loin
- Bui, May, et al. (many authors), 2018, “Carbon capture and storage (CCS): the way forward”, Energy Environ. , 11, pp. 1062-1176
- O’Neill, Rebeca & Alain Nadaï, 2012, « Risque et démonstration, la politique de capture et de stockage du dioxyde de carbone (CCS) dans l’Union européenne», VertigO, 12/1 ; DOI : 10.4000/vertigo.12172>, 27 pages