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La nouvelle économie du système de santé: la défaite du patient?

La nouvelle économie du système de santé: la défaite du patient?Temps de lecture : 9 minutes

Si la sécurité sociale joue un rôle fondamental dans l’amélioration de l’espérance de vie et des conditions de vie, les inégalités sociales de santé, les inégalités territoriales comme les barrières financières d’accès aux soins installent une importante fracture sanitaire. Le développement de l’assurance sociale privée vient encore accentuer ces inégalités tandis que le management à la performance qui sévit à l’hôpital porte préjudice aux patients et renforce la souffrance au travail des soignants. Philippe Batifoulier revient sur les effets délétères de ces différentes formes de privatisation et invite à construire la démocratie en santé.

 Parce que les maladies ont été vaincues ou maîtrisées, nous vivons plus longtemps qu’au début du siècle dernier. Ce progrès considérable est très largement imputable à la Sécurité sociale. Les découvertes médicales aussi importantes soient-elles ne soignent pas si les malades ne peuvent pas se les payer. C’est la sécurité sociale qui a permis l’accès à la pénicilline, aux antibiotiques, ou à la streptomycine contre la tuberculose. En France, la mortalité par infection a diminué de moitié entre 1945 et 1950 quand on a généralisé la sécurité sociale soit bien plus vite que de 1925 à 1945[1].

L’extension de la couverture sociale ne fait pas que reculer la mort, elle permet de vivre mieux le présent au-delà de l’accès au progrès médical. Il suffit de penser à ce que serait notre quotidien si notre salaire mensuel était amputé du temps de l’arrêt de travail pour cause de maladie. L’épidémie de grippe ou l’angine pour ne citer que des « petits risques » aurait des effets catastrophiques sur le paiement du loyer ou des emprunts.

La maladie : une épreuve financière pour beaucoup de malades

Ce que l’extension de la prise en charge solidaire des soins de santé a fait, le retrait de la sécurité sociale peut le défaire. Aujourd’hui en France et pas seulement aux États-Unis, la maladie est pour beaucoup de malades une épreuve financière. Il faut parfois s’endetter pour payer des soins ou des dépassements d’honoraires. 10 % des patients ont supporté un reste à charge[2] de 2090 euros annuels (86 % imputable aux soins de ville et 50 % à la liberté tarifaire)[3]. Les bénéficiaires du dispositif ALD (Affection de longue durée) sont pris en charge à 100 %. Ils ont pourtant un reste à charge supérieur à celui des patients non ALD sur tous les postes de soins sauf le généraliste. La prise en charge à 100 % est réservée à la maladie exonérante[4]. De plus, il s’agit de 100 % du tarif de la Sécurité sociale et le prix payé par le malade n’a aujourd’hui qu’un lointain rapport avec le tarif de la Sécurité sociale comme tous les détenteurs de lunettes ou de prothèse auditive en ont fait l’expérience.

La santé est un monde où les inégalités sont particulièrement fortes. Les inégalités d’état de santé tout d’abord, obéissent à un fort déterminisme social et les conditions sociales d’existence s’inscrivent durement dans les corps. Au sein d’une vie plus courte (car leur espérance de vie est moindre), les plus modestes auront davantage de problèmes de santé que les plus aisés. Ces inégalités sociales de santé se doublent d’inégalités territoriales, synthétisées par l’expression « déserts médicaux » qui décrivent l’existence de difficultés pour certains patients d’accéder à un médecin. Si ces inégalités ont des causes médicales tenant à la liberté d’installation des médecins et à un nouveau modèle médical plaidant pour un temps de travail maitrisé, elles ont surtout des racines sociétales. Les déserts médicaux sont des déserts globaux et témoignent de l’abandon de certains territoires par la république. Quand la poste, la gare, ou l’école ont disparu, il est particulièrement difficile de maintenir le cabinet médical.

La fracture sanitaire: une réalité solidement installée

À ces inégalités se rajoutent les barrières financières d’accès aux soins qui rendent le soin couteux pour certains malades et entraînent des renoncements et des retards de soins. Les obstacles financiers aux soins sont, pour une large part, imputables à la couverture complémentaire parce que certains en sont démunis et parce qu’elles sont inégalement distribuées dans la population. Toutes ces inégalités n’agissent pas en sens contraire, les unes venant atténuer les autres. Au contraire, elles se cumulent. Ce sont ceux qui ont l’état de santé le plus dégradé qui sont le moins couverts par une couverture complémentaire et qui ont le plus de mal à accéder à un médecin. La fracture sanitaire est solidement installée.

On peut observer cette réalité dans un exemple concret : la densité médicale (nombre de médecins pour 100 000 habitants) à la Courneuve-Aubervilliers ou à la Plaine-Stade de France (en Seine-Saint-Denis) est deux fois plus faible en médecins généralistes que celle des quartiers du Luxembourg ou de Port-Royal (dans le centre de Paris) et de 5 fois (pour la Plaine) à 20 fois (pour La Courneuve) plus faible en spécialistes. Pourtant, les pathologies sont plus fréquentes et le risque de mourir prématurément beaucoup plus fort. On a davantage besoin d’un médecin en Seine-Saint-Denis que dans les beaux quartiers de la capitale du fait de l’existence d’inégalités sociales de santé. Les lieux cités sont des stations du RER B distantes de 15 à 20 minutes. Il suffirait donc de prendre le RER pour aller consulter sur Paris et contourner les inégalités territoriales. C’est oublier qu’à la pénurie de médecins, s’ajoute le prix des actes qui agit comme un repoussoir. Il est toujours possible de trouver un médecin spécialiste sur Paris, mais cela coûte très cher du fait de dépassements d’honoraires prohibitifs qui sont l’une des premières causes des inégalités d’accès aux soins et viennent renforcer les inégalités territoriales. De surcroit, comme la qualité d’une assurance complémentaire (sa capacité à rembourser) est fonction du revenu de l’assuré, ce sont les plus aisés et les moins malades qui sont les mieux couverts.

Le développement de l’assurance privée: une stratégie inégalitaire et coûteuse

Le développement de l’assurance santé privée (mutuelles, assurances à but lucratif, institut de prévoyance) s’inscrit dans la vision de la protection sociale comme un coût pour les finances publiques. Il vise à réduire les dépenses publiques de santé, mais pas les dépenses totales de santé si elles trouvent un financement auprès d’un opérateur privé ou par les ménages eux-mêmes. Il s’agit de transformer des prélèvements obligatoires publics en prélèvements obligatoires privés dans la mesure où les frais de santé sont des dépenses contraintes pour les ménages. La disposition d’une assurance privée (mutuelle ou autres) n’est pas vécue comme un luxe, mais comme une nécessité quand le ménage a les moyens d’y souscrire.

Le patient français doit de plus en plus s’appuyer sur une assurance privée pour les soins courants (hors hôpital et hors ALD) qui ne sont plus remboursés en moyenne qu’à hauteur de 55 % par la Sécurité sociale. Les soins courants sont ceux auxquels est confrontée la majorité de la population. Ce sont aussi les soins que renoncent à acquérir les plus pauvres en raison des obstacles financiers.

Cette stratégie de recul de la Sécurité sociale n’est pas seulement inégalitaire. Elle est aussi couteuse en finances publiques. Les complémentaires les plus couvrantes sont achetées par ceux qui ont le moins besoin de soins. Les autres, faute de couverture adéquate, se tournent vers l’hôpital qui, parce qu’il est mieux remboursé, accueille des patients qui auraient pu être traités par le système de premier recours. Entre-temps, le petit risque est peut-être devenu grand et les renoncements et reports de soins sont plus dispendieux pour la collectivité. Une prise en charge précoce est plus économe en dépenses de santé qu’une prise en charge tardive. Par ailleurs, pour le même euro de remboursement, le patient paye plus cher pour l’assurance privée que pour la Sécurité sociale parce que la première a des frais de gestion supérieurs en raison des coûts de la concurrence : frais de marketing, d’actuariat, de placement de produit. La privatisation du financement du soin est inégalitaire et inefficace, mais aussi dangereuse car elle nuit à la santé publique. Quand la sécurité sociale ne rembourse pas ou plus et que l’assurance privée est trop chère pour les patients, les maladies se développent. Le renoncement aux soins conduit à des retards de soins et c’est une chimère de croire que les déremboursements ne concernent que des soins superflus. Ils touchent aussi les soins essentiels.

À l’hôpital, la culture du résultat s’oppose à la culture de service public

Une autre privatisation sévit à l’hôpital. Elle porte moins sur le financement du soin, car les taux de prise en charge publics y restent élevés. Elle concerne la délivrance du soin et repose sur la capacité du secteur public à se conformer aux règles du secteur privé. Cette privatisation est portée par le Nouveau management public pour lequel il n’y a jamais de problèmes de moyens et de pénurie de personnel, mais que des problèmes d’organisation. La réorganisation du travail médical se fait au nom de la réalisation de gains de productivité. L’hypothèse fondamentale est qu’il existe des marges d’amélioration au niveau des acteurs pour atteindre les meilleurs résultats possible avec des ressources budgétaires identiques.

Selon cette conception, la bonne gestion n’a pas de lieu ni de frontière : elle est universelle. Les personnels sont invités à se former à ce management à la performance, même si un traitement rapide des dossiers ou des soins pénalise les patients précaires ou si l’application de standards de séjours ignore les différences sociales. La culture du résultat s’oppose à la culture de service public. Piloter un hôpital avec les mêmes références qu’une entreprise privée heurte les personnels qui y résistent souvent. L’hôpital est devenu l’un des lieux emblématiques de la souffrance au travail. L’injonction à se conformer à des méthodes de travail pensées par le management en dehors des soignants fait penser au taylorisme à la différence près que le nouveau taylorisme exerce plus une emprise sur les cerveaux que sur les corps. Les savoirs et l’expérience des salariés sont considérés comme inutiles, ce qui gangrène la motivation au travail en laissant place à des objectifs inatteignables ou dangereux. En effet, la souffrance des soignants peut avoir des répercussions sur celle des patients. Leur moindre disponibilité et la hausse de l’intensité et de l’amplitude du travail portent préjudice aux patients à tel point qu’ils s’accusent eux-mêmes de maltraitance involontaire. L’injonction à mal faire son métier se traduit par une souffrance éthique en alimentant un sentiment de qualité empêchée. Cette souffrance est amplifiée quand les personnels vivent leur activité comme dépositaire d’une culture de service public et des valeurs de solidarité que porte l’hôpital, symbole du pacte républicain. Pour eux particulièrement, le nouveau management public est une attaque contre ce qui fait la grandeur et la fierté de leur métier.

L’hôpital est devenu peu hospitalier en dépit du dévouement des soignants. Les assurances santé privées ont été valorisées alors qu’elles sont plus coûteuses et plus inégalitaires que la Sécurité sociale. Le système de santé s’est largement retourné contre le patient parce que la santé est plongée dans un désert politique où les choix qui sont faits au nom du patient sont très peu discutés et souvent présentés comme inévitables ou indiscutables. Si on juge la démocratie en santé par la place que joue le patient dans la prise de décision, alors force est de reconnaitre le déficit démocratique. Le patient semble souvent écarté de décisions qui le concernent au premier chef, en matière de financement tout particulièrement. Des médicaments inutiles ou pire dangereux sont très bien remboursés alors que les lunettes ou les prothèses auditives ne le sont pas. Le recul de la démocratie en santé se conjugue avec le recul de la Sécurité sociale dans la prise en charge du soin. Le patient ne peut plus être privé d’un débat auquel il a droit puisqu’il s’agit de sa santé.

Pour aller plus loin :

[1] Bruno Valat, Histoire de la sécurité sociale (1945-1967). L’État, l’institution et la santé, Paris, Economica, 2001, 546 p.

[2] Le RAC est la part que doit assumer l’assuré après remboursement de la sécurité sociale.

[3] Selon le rapport de 2012 du Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie.

[4] et non aux autres pathologies éventuelles dont peut souffrir un malade en ALD. Un ordonnancier bizone est créé à cet effet pour distinguer les soins en rapport ou non avec l’affectation de longue durée.

Pour citer cet article

Philippe Batifoulier, « La nouvelle économie du système de santé : la défaite du patient ? », Silomag, n° 6, mars 2018. URL : https://silogora.org/nouvelle-economie-du-systeme-de-sante-defaite-du-patient

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