Pour Simone de Beauvoir, la catégorie de l’Autre est constitutive de la conscience humaine. Une collectivité humaine se définit en posant un Autre en face de soi. L’Autre, c’est celui qui n’est pas le même, qui n’est pas le semblable, celui qu’on va pouvoir dominer. Quantité de groupes ont ainsi pu être altérisés dans l’histoire.
Mais au lieu d’en rester à ce constat d’une pluralité des formes d’assujettissement, Beauvoir va essayer de comprendre leur différence. En d’autres termes, la pluralité des dominations, point d’arrivée de nombreuses ouvrages et articles contemporains, était pour Beauvoir dès 1949 un point de départ. Dans l’introduction au Deuxième sexe (tome 1, Paris, Gallimard, 1976, pages 20 à 22) dont Florian Gulli a choisi ici un extrait, il s’agissait de comprendre en quoi le sort des Afro-américains, des Juifs, des colonisés d’Indochine et des femmes étaient, malgré quelques analogies, fondamentalement différents.
« Il existe d’autres cas où, pendant un temps plus ou moins long, une catégorie a réussi à en dominer absolument une autre. C’est souvent l’inégalité numérique qui confère ce privilège : la majorité impose sa loi à la minorité ou la persécute. Mais les femmes ne sont pas comme les Noirs d’Amérique, comme les Juifs, une minorité : il y a autant de femmes que d’hommes sur terre. Souvent aussi les deux groupes en présence ont d’abord été indépendants : ils s’ignoraient autrefois, ou chacun admettait l’autonomie de l’autre ; et c’est un événement historique qui a subordonné le plus faible au plus fort : la diaspora juive, l’introduction de l’esclavage en Amérique, les conquêtes coloniales sont des faits datés. Dans ces cas, pour les opprimés il y a eu un avant : ils ont en commun un passé, une tradition, parfois une religion, une culture. En ce sens le rapprochement établi par Bebel entre les femmes et le prolétariat serait le mieux fondé : les prolétaires non plus ne sont pas en infériorité numérique et ils n’ont jamais constitué une collectivité séparée. Cependant à défaut d’un événement, c’est un développement historique qui explique leur existence en tant que classe et qui rend compte de la distribution de ces individus dans cette classe. Il n’y a pas toujours eu des prolétaires : il y a toujours eu des femmes ; elles sont femmes par leur structure physiologique ; aussi loin que l’histoire remonte, elles ont toujours été subordonnées à l’homme : leur dépendance n’est pas la conséquence d’un événement ou d’un devenir, elle n’est pas arrivée. C’est en partie parce qu’elle échappe au caractère accidentel du fait historique que l’altérité apparaît ici comme un absolu. Une situation qui s’est créée à travers le temps peut se défaire en un autre temps : les Noirs de Haïti entre autres l’ont bien prouvé ; il semble, au contraire, qu’une condition naturelle défie le changement. En vérité pas plus que la réalité historique la nature n’est un donné immuable. Si la femme se découvre comme l’inessentiel qui jamais ne retourne à l’essentiel, c’est qu’elle n’opère pas elle-même ce retour. Les prolétaires disent « nous ». Les Noirs aussi. Se posant comme sujets ils changent en « autres » les bourgeois, les Blancs. Les femmes – sauf en certains congrès qui restent des manifestations abstraites – ne disent pas « nous » ; les hommes disent « les femmes » et elles reprennent ces mots pour se désigner elles-mêmes ; mais elles ne se posent pas authentiquement comme Sujet. Les prolétaires ont fait la révolution en Russie, les Noirs à Haïti, les Indochinois se battent en Indochine : l’action des femmes n’a jamais été qu’une agitation symbolique ; elles n’ont gagné que ce que les hommes ont bien voulu leur concéder ; elles n’ont rien pris : elles ont reçu. C’est qu’elles n’ont pas les moyens concrets de se rassembler en une unité qui se poserait en s’opposant. Elles n’ont pas de passé, d’histoire, de religion qui leur soit propre ; et elles n’ont pas comme les prolétaires une solidarité de travail et d’intérêts ; il n’y a pas même entre elles cette promiscuité spatiale qui fait des Noirs d’Amérique, des Juifs des ghettos, des ouvriers de Saint-Denis ou des usines Renault une communauté. Elles vivent dispersées parmi les hommes, rattachées par l’habitat, le travail, les intérêts économiques, la condition sociale à certains hommes – père ou mari – plus étroitement qu’aux autres femmes. Bourgeoises elles sont solidaires des bourgeois et non des femmes prolétaires ; blanches des hommes blancs et non des femmes noires. Le prolétariat pourrait se proposer de massacrer la classe dirigeante ; un Juif, un Noir fanatiques pourraient rêver d’accaparer le secret de la bombe atomique et de faire une humanité tout entière juive, tout entière noire : même en songe la femme ne peut exterminer les mâles. Le lien qui l’unit à ses oppresseurs n’est comparable à aucun autre. La division des sexes est en effet un donné biologique, non un moment de l’histoire humaine. C’est au sein d’un mitseinoriginel que leur opposition s’est dessinée et elle ne l’a pas brisé. Le couple est une unité fondamentale dont les deux moitiés sont rivées l’une à l’autre : aucun clivage de la société par sexes n’est possible. C’est là ce qui caractérise fondamentalement la femme : elle est l’Autre au cœur d’une totalité dont les deux termes sont nécessaires l’un à l’autre.»
On trouve dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État de Engels des formules fameuses : « La première opposition de classe qui se manifeste dans l’histoire coïncide avec le développement de l’antagonisme entre l’homme et la femme dans le mariage conjugal, et la première oppression de classe, avec l’oppression du sexe féminin par le sexe masculin » (1972, page 74). Et un peu plus loin : « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat » (1972, page 82). Mais ces formules d’Engels ne sont peut-être pas plus que de vagues analogies. Elles peuvent être lues comme des tournures rhétoriques visant à pointer la contradiction de certains courants socialistes hostiles à l’émancipation des femmes. Néanmoins, ces formules confuses d’Engels sont l’occasion pour Beauvoir d’approfondir de façon intéressante la différence entre l’assujettissement des femmes et celle des prolétaires : les femmes ne sont pas une classe sociale. Florian Gulli nous propose ici un second extrait du Deuxième sexe (tome 1, Paris, Gallimard, 1976, pages 104-105).
Engels ne rend pas non plus compte du caractère singulier de cette oppression [celle des femmes]. Il a essayé de réduire l’opposition des sexes à un conflit de classe : il l’a fait d’ailleurs sans beaucoup de conviction ; la thèse n’est pas soutenable. Il est vrai que la division du travail par sexe et l’oppression qui en résulte évoquent sur certains points la division par classes : mais on ne saurait les confondre ; il n’y a dans la scission entre classes aucune base biologique ; dans le travail, l’esclave prend conscience de soi contre le maître ; le prolétariat a toujours éprouvé sa condition dans la révolte, retournant par là à l’essentiel, constituant une menace pour ses exploiteurs ; et ce qu’il vise c’est sa disparition en tant que classe. Nous avons dit dans l’introduction combien la situation de la femme est différente, singulièrement à cause de la communauté de vie et d’intérêts qui la rend solidaire de l’homme, et par la complicité qu’il rencontre en elle : aucun désir de révolution ne l’habite, elle ne saurait se supprimer en tant que sexe : elle demande seulement que certaines conséquences de la spécification sexuelle soient abolies. Ce qui est plus grave encore, c’est qu’on ne saurait sans mauvaise foi considérer la femme uniquement comme une travailleuse ; autant que sa capacité productrice, sa fonction de reproductrice est importante, tant dans l’économie sociale que dans la vie individuelle ; il y a des époques où il est plus utile de faire des enfants que de manier la charrue.