L’encadrement de la sexualité par la religion, la médecine et le droit a produit des normes de plus en plus contestées et une politisation des questions sexuelles, enjeux de libération et d’émancipation. Soulignant l’importance d’une histoire des sexualités pour en comprendre leur portée révolutionnaire, Justine Zeller revient dans cet article sur l’évolution des représentations et des luttes en France du XIXe siècle à nos jours, afin de tenter d’éclairer les combats actuels pour la libération sexuelle.
À partir des années 1970, l’histoire des sexualités apparaît en France à la croisée de plusieurs disciplines : l’histoire de la vie privée et des sensibilités, l’histoire des femmes et les études gays et lesbiennes. Plus tard, la politisation des questions sexuelles et la nécessité d’en connaître la construction historique ont accéléré sa légitimation. De nombreux ouvrages sont édités, dont le plus récent en 2018 – Une histoire des sexualités – sous la direction de Sylvie Steinberg[1]. La plupart de ces travaux perçoivent les XIXe, XXe et XXIe siècles comme des temps durant lesquels s’affirment des normes encadrant la sexualité, puis des contestations de ces normes, voire une « révolution sexuelle », bien que le terme soit nuancé par plusieurs historiens et sociologues. De nouveaux discours, témoignant d’une libéralisation, apparaissent au cours des dernières décennies. L’objectif de cet article est de revenir sur l’évolution des représentations et des luttes en France du XIXe siècle à nos jours, afin de tenter d’éclairer les combats actuels pour la libération sexuelle.
Les normes de la sexualité aux XIXe et début du XXe siècles
Depuis le XIXe siècle, trois principales instances – la religion, la médecine et le droit – tentent d’encadrer la sexualité. La religion catholique, majoritaire en France, maintient un discours assez stable dans le temps, alors que de nouvelles confessions, comme les Églises protestantes, connaissent des évolutions. Pour le catholicisme, la sexualité n’est pas admise hors mariage et doit servir uniquement à la reproduction, au risque de commettre un péché mortel. Cette position contre les formes de pratiques anticonceptionnelles est réaffirmée en juillet 1968 avec l’Encyclique Humanae vitae, de même qu’en 1995 avec l’Encyclique Evagelium vitae condamnant la masturbation, l’homosexualité, les relations préconjugales, l’avortement, la contraception et la stérilisation. Mais la déchristianisation s’accroît depuis le XIXe siècle et les fidèles, dans leurs pratiques intimes, se détournent de ces doctrines. La médecine prend le relais.
Les médecins, principalement des hommes, produisent un savoir médical sur la sexualité. Ils prônent la différence des sexes et les hiérarchisent en affirmant la supériorité masculine. Comme l’Église catholique, ils promeuvent une sexualité conjugale procréative. Toutefois ils s’en détachent aussi en condamnant le célibat ou la continence absolue, responsables de dépravations, ou en imposant de nouvelles normes plus détaillées et envahissantes. Plusieurs d’entre eux, sans lien avec l’apparition de la sexologie, éditent des manuels de sexualité conjugale dans lesquels ils dépeignent les bonnes pratiques sexuelles, c’est-à-dire les mieux à même de favoriser une conception efficace. L’élaboration de normes contribue à la pathologisation des sexualités « irrégulières », telles que la masturbation ou l’homosexualité.
Le droit, depuis les codes civil et pénal de 1804 et 1810, est plus silencieux sur la sexualité. Les comportements sexuels sont en partie réglementés dans le but de préserver la famille légitime, de maintenir la hiérarchie conjugale et les bonnes mœurs. Ainsi, de même que la religion et la médecine, le droit entérine les rapports de domination. Selon le droit du mariage, l’épouse ne dispose ni de sa personne, ni de son patrimoine, si bien qu’elle est plus sévèrement punie en cas d’adultère ou qu’il ne peut y avoir de viol conjugal. Le viol, passible de la réclusion à perpétuité lorsqu’il est reconnu, n’est pas défini. Il est la plupart du temps requalifié en « attentat à la pudeur » et jugé en correctionnelle. En France, contrairement à d’autres pays comme l’Allemagne ou l’Angleterre, le droit ne prend pas en compte la « normalité » ou non des actes sexuels incriminés, tels que l’homosexualité, ce qui n’empêche pas les homosexuels de connaître une forte répression. Les moyens contraceptifs sont peu nombreux (coït interrompu, lavages vaginaux) et l’avortement interdit par le Code pénal, ce qui incite beaucoup de femmes à avoir recours aux « faiseuses d’ange » ou à l’auto-avortement. La loi de 1920 interdit la propagande anticonceptionnelle et la proscription de l’avortement est accentuée par les lois de 1920 et 1923. La prostitution est réglementée, mais prive les prostituées de leur liberté de mouvement et de leurs droits civils. Sous le gouvernement de Vichy, les inégalités de genre sont renforcées et la sexualité « contre nature » réaffirmée.
Braver les normes et défendre la libération sexuelle
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, plusieurs intellectuels ou mouvements occidentaux revendiquent déjà une vie sexuelle non exclusivement reproductive et libérée de l’institution du mariage, à tel point que l’on parle d’une première « révolution sexuelle ». Pour certains d’entre eux, l’articulation entre lutte des classes et sexualité est forte, qu’il s’agisse des écrits d’Alexandra Kollontaï ou du mouvement néo-malthusien, d’inspiration anarchiste. Mais ces premières initiatives, favorables au contrôle des naissances, ne rencontrent pas le mouvement féministe français de l’époque qui valorise davantage le rôle maternel des femmes, qui s’engage pour la moralisation sexuelle de la société et contre la règlementation de la prostitution. En France, les mouvements homosexuels et lesbiens militants n’existent pas durant cette période, bien que quelques hommes et femmes expriment leurs expériences et ressentis. Du côté de la psychanalyse, Sigmund Freud développe une théorie du développement sexuel avec ses Trois Essais sur la théorie sexuelle (1905) et Wilhelm Reich prône La Révolution sexuelle, pour reprendre le titre de son ouvrage publié en 1936. Une nouvelle « science sexuelle », appelée sexologie, apparaît aussi à cette période[2]. Elle intègre partiellement les revendications et les analyses défendues par les mouvements néo-malthusiens, féministes et homosexuels puisqu’elle est favorable à une plus grande égalité des sexes et au contrôle des naissances qui permettrait l’eugénisme (sélection d’une population basée sur le patrimoine génétique). Mais le contexte répressif des années 1930 et 1940 met fin à ce premier mouvement.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’ordre moral continue de peser avec force. En France, une condamnation sévère de la contraception et de l’avortement, une forte politique familiale et nataliste, et une pénalisation de l’homosexualité subsistent toujours. Dans ce contexte répressif, l’ouvrage Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir (1949) fait scandale. D’autres se montrent plus prudents, tels que le mouvement homophile Arcadie créé par André Baudry (1954) qui soutient l’intégration et l’acceptation sociale des homosexuels ; ou l’association Maternité Heureuse lancée par Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé (1956). Cette dernière, devenue le Mouvement Français pour le Planning Familial en 1960, défend la légalisation des moyens contraceptifs pour mettre fin aux avortements clandestins. Des centres apparaissent partout en régions et fournissent aux adhérentes des informations et des contraceptifs. En effet, à cette même époque, la médecine rompt son alliance avec la morale de l’Église catholique en développant des idées et des outils favorables à la vie sexuelle non reproductive. La pilule contraceptive est d’ailleurs inventée en 1956 par le docteur américain Grégory Pincus. En France, la question de la contraception devient totalement politique avec les campagnes électorales, notamment celle de 1965 durant laquelle François Mitterrand fait du contrôle des naissances un thème de campagne. La loi Neuwirth, légalisant la contraception, est promulguée le 28 décembre 1967, bien qu’elle reste limitée[3]. Ainsi, l’explosion qui suivra – la révolution sexuelle des années 1968 – prendra sa source dans la précédente ainsi que dans cette période plus réformiste.
Le mouvement de mai-juin 1968 a une très forte dimension sexuelle, mais c’est principalement le Mouvement de Libération des Femmes (1970) et le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (1971), suivi de près par les Groupes de Libération Homosexuelle, qui placent les sexualités au centre de leurs revendications. Le lesbianisme, comme identité politique, se construit aussi durant la décennie, à partir du mouvement féministe. Dans les années 2000, les personnes bi, trans, queer, intersexes, s’unissent aux lesbiennes et aux gais dans le mouvement LGBTQI+, destiné à réunir les minorités sexuelles et de genre. Ainsi, la dénonciation de la répression sexuelle laisse peu à peu place à des combats concernant la reconnaissance de la diversité des pratiques et des identités sexuelles. À partir des années 1968, les sexualités connaissent une phase de libéralisation : elles sont plus fortement visibilisées – les tabous s’estompent bien que la censure existe encore – et leur politisation s’intensifie. Les avancées législatives sont nombreuses – comme celles sur l’avortement (1975, 1979 et 1982) [4] et la fin de la législation discriminatoire à l’égard de l’homosexualité par exemple (1982)[5] – et les luttes et les débats publics se multiplient et se diversifient, tels que sur la pornographie, la prostitution, les violences sexuelles, la pédophilie et la médicalisation de la sexualité. Depuis les années 1968, la question des sexualités s’est aussi développée dans les champs des sciences humaines et sociales, modifiant nos manières d’appréhender le sujet.
Qu’en est-il de la «révolution sexuelle» des années 1968?
Plusieurs chercheuses, comme Françoise Héritier et Michelle Perrot, confirment les transformations rapides et profondes des sexualités depuis les années 1960, dont les ramifications remontent au XIXe siècle. Toutefois, quelques historiens et sociologues, s’axant uniquement sur les aboutissants des idéaux des années 1968, relativisent le terme de « révolution » car, si les normes ont été ébranlées, les structures sociales perçues comme oppressives n’ont pas été bouleversées. Le sociologue Michel Bozon parle d’une individualisation des pratiques. Il explique qu’il « ne s’agirait pas d’une libération, mais d’une intériorisation et d’un approfondissement des exigences sociales » puisque qu’« avec l’intériorisation des contrôles, l’individu doit établir lui-même ses normes et sa cohérence intime, tout en continuant à être jugé socialement » (2002)[6]. L’historienne Anne-Claire Rebreyend confirme ces propos en constatant l’existence depuis les années 1960 de nouvelles normes induites par le discours médico-médiatique, à l’origine d’une « obsession de la normalité sexuelle », faisant craindre chez le couple et l’individu le « dysfonctionnement » (2008)[7]. D’ailleurs, les représentations dominantes de la sexualité dite libérée sont décriées par beaucoup de militantes féministes.
Chez les mouvements militants, l’effondrement des utopies révolutionnaires depuis les années 1980 laisse place au désir d’« une démocratie sexuelle garantissant l’égalité » au centre de laquelle se trouvent « les valeurs d’égalité des sexes, d’autonomie individuelle, d’acceptation de la pluralité des sexualités et des identités de genre, de consentement, de légitimité du plaisir en soi », pour reprendre les mots de Christine Bard (2018). Les luttes pour la libération sexuelle continuent de nos jours. Elles prennent en compte les multiples rapports de domination, c’est-à-dire adoptent une approche « intersectionnelle ». Dans une perspective plus inclusive, il s’agit aussi de conquérir ou de garantir les libertés sexuelles des jeunes ou des personnes âgées, des personnes en situation de handicap, de même que la pleine citoyenneté des individus homosexuels, trans et intersexués. Certains parlent même d’une nouvelle révolution sexuelle, comme le philosophe queer trans espagnol Paul B. Preciado, qui défend et prédit dans son Manifeste contra-sexuel la dénaturalisation totale des identités sexuées (2000).
Ainsi, la « révolution sexuelle » est une conception principalement occidentale. Or, dans une perspective plus globale, la plupart des mouvements de revendication du monde entier élargissent de plus en plus leurs interactions et partagent leurs problématiques ; les organisations internationales intègrent peu à peu les luttes contre les violences, les discriminations, les persécutions liées à la sexualité. En effet, dans de nombreux pays, comme au Nigeria par exemple, les femmes demeurent privées des droits à la contraception et à l’avortement, les relations extra-conjugales et l’homosexualité restent punies par la peine de mort. Reste bien sûr à éviter le piège de l’ethnocentrisme opposant un « nous » sexuellement libéré à un « elles/eux » sexuellement opprimés et en prenant en compte les variations à un niveau « micro » (Bard, 2018). Quoi qu’il en soit un combat pour la libération sexuelle, de plus en plus hétérogène et fluctuant selon les situations, se poursuit partout aujourd’hui. La « révolution sexuelle » est loin d’être finie !