Le déplacement des soins aux populations du service public vers le marché à l’aune duquel elles sont une opportunité de profit (« l’or gris » des EHPAD) a dynamisé le secteur des services au domicile. Cette reconfiguration du travail reproductif, articulée à celle du travail productif (libéralisation et privatisation du travail du care), tant à l’échelle nationale que mondiale, est ici explorée par Alizée Delpierre qui, à partir de l’analyse des transformations de la division du travail reproductif montre que la « domination rapprochée » que constitue le rapport de domesticité, échappant aux formes standard de l’emploi, reconduit les hiérarchies genrées et raciales. Elle trace les contours d’une politique qui permette d’assurer de façon égalitaire, éthique et effective le droit à des conditions de vie digne pour tous les âges.
Mauvais soins aux personnes âgées des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ou encore maltraitance infantile dans les crèches : des scandales qui font la une depuis plusieurs mois, se ressemblent, et font couler beaucoup d’encre sur les conséquences délétères de la privatisation des soins aux populations fragiles, et plus généralement, de la baisse constante du personnel encadrant pour réduire les coûts et accroître le profit. Ces révélations sont le reflet, parmi tant d’autres, des stratégies politico-économiques actuellement dominantes qui poussent le travail « reproductif » à devenir « productif », c’est-à-dire rentable au sens de l’économie capitaliste. En parallèle de ces institutions privées, faire du profit sur tout ce qui relève de la reproduction de soi et d’autrui – soigner, nourrir, laver, entretenir les autres espaces qui se salissent et se nettoient – se cristallise dans un marché aujourd’hui énorme : celui des services domestiques au domicile. Là où les femmes travaillent en-dehors de leur foyer, mais que demeure dans ce dernier un « principe de séparation » qui les assigne au travail « reproductif »[1], là où l’âge de départ à la retraite s’allonge en même temps que le grand âge, là où les services publics s’effritent et peinent à prendre en charge la petite enfance, les emplois de services à la personne ne semblent pas n’être qu’un luxe, mais bien une nécessité. Dans quelle mesure cette solution pour pouvoir produire et se reproduire est-elle tenable ?
Un investissement massif dans les services au domicile…
Pour parer aux défaillances des services publics et offrir une alternative aux institutions privées, les gouvernements des pays du « Nord » ont trouvé une solution : ils investissent dans le marché des services au domicile, qui permet de déléguer à d’autres contre salaire le travail reproductif qu’on ne peut (ou ne veut) pas faire soi-même[2]. Notamment, la délégation du travail domestique et des charges familiales qui incombent à un ménage fait l’objet d’incitations fiscales et de simplifications administratives, elle est soumise à la promotion d’entreprises intermédiaires censées faciliter l’appariement entre l’offre et la demande, et remplace les institutions publiques qui n’ont plus les moyens d’accueillir et de prendre soin de tout le monde. Déléguer (et donc externaliser) le travail domestique, pourquoi pas. Seulement, il semble difficile de passer outre ce qu’implique aujourd’hui cette délégation et le redéploiement des services domestiques du point de vue des conditions de travail, et des inégalités et hiérarchies sociales qui en découlent.
Les services au domicile sont un phénomène ancien, qui n’a jamais disparu. C’est ce qu’attestent près de soixante ans de recherches sur la domesticité à travers le temps et le monde[3]. En revanche, derrière le caractère immuable de ce travail, ses formes et ses conditions d’exercice se recomposent. Sa marchandisation et le profit (économique, temporel) qu’en tirent certaines personnes et institutions, soutenus par sa régulation publique, explosent[4]. Ce n’est pas un hasard si le regain d’intérêt des sciences sociales pour ce secteur d’emploi au tournant du XXIe siècle concorde avec la multiplication des politiques publiques visant à la fois à encourager et à encadrer le travail domestique. D’autant plus que cela ne concerne ni que la France, ni que les pays du Nord. Monnayés et marchandisés, les services domestiques sont aussi mondialisés. Chaque année, ils génèrent des flux massifs de travailleuses et travailleurs : le dernier rapport de l’Organisation internationale du Travail (OIT) les estime à 75,6 millions, soit l’équivalent des populations réunies du Cap, de Hong-kong, de New York, de Mexico et de São Paulo[5]. Un chiffre qui est même très largement sous-estimé, et qui témoigne tant des fortes demandes et offres d’aide domestique et de soin au domicile que de la volonté des acteurs publics et privés de dynamiser ce marché du travail.
…qui sont causes et conséquences d’inégalités mondiales…
Or, cette mondialisation du marché du travail domestique est à la fois cause et conséquence de très fortes inégalités. Elle n’est possible que par la différence de capital économique, notamment de salaires, entre les personnes qui délèguent le travail domestique et celles qui le prennent en charge à leur place. Et quand bien même les aides de l’État, notamment dans certains pays européens comme la France, sont assez conséquentes pour que certaines populations pauvres, notamment âgées et dépendantes, aient recours aux services d’aide à domicile[6], ce sont massivement des travailleuses vulnérables au plan économique et stigmatisées du point de vue du genre et de la race qui exercent ces emplois peu rémunérateurs, peu valorisés, peu visibles sur la scène publique. À l’échelle du globe, une travailleuse domestique sur cinq est une femme issue de l’immigration ; ce « nouvel or du monde », comme le définissent Arlie R. Hochschild et Barbara Ehrenreich[7], provient pour une partie des pays dits du Sud, et alimente la demande toujours plus élevée des pays dits du Nord en services domestiques, en soins, en amour. Mais ce « nouvel or » se met aussi au service d’autres pays du Sud : les migrations internes et externes, et les flux de travailleuses et travailleurs domestiques du Sud vers le Sud sont en fait très importants[8]. Les hiérarchies sexuées et raciales, et les inégalités créées par le marché de la domesticité sont bien plus complexes et imbriquées et outrepassent la seule domination des pays du Nord vers ceux du Sud.
L’existence de politiques publiques qui encouragent et régulent la domesticité ne signifie pas que le droit qui l’encadre protège les femmes (et les hommes) qui travaillent dans ce secteur d’emploi. Non seulement parce que les travailleuses domestiques ne bénéficient pas partout d’un contrat de travail déclaré, ni de sécurité et d’aide sociales, mais aussi parce que même là où un droit du travail s’applique, il fait l’objet de dérogations spécifiques qui avantagent les employeurs, ou encore, il est contourné, laissant les conditions d’emploi et de travail à la discrétion des employeurs et travailleuses domestiques[9]. En fait, depuis plus d’un siècle et demi, les politiques publiques ont construit et consolidé la domesticité comme un salariat flexible adapté aux besoins du marché, où les emplois ne sont « plus tout à fait gratuits » ni « “correctement” rémunérés ni pleinement “salariés” et “prolétaires” » comme l’analyse Jules Falquet[10], voire ont même créé des trappes à pauvreté. Cela illustre les contradictions d’un capitalisme qui, en s’immisçant dans les foyers pour réguler les rapports sociaux de travail, ne ferait qu’y pérenniser les inégalités, et entre les ménages employeurs et les travailleuses, une « domination rapprochée »[11], comme la qualifie Dominique Memmi, multiforme.
…et entretiennent les rapports de domination
De cette première tension en découle une seconde. Lorsqu’on déplace cette fois-ci le regard vers ce qu’il se passe dans les domiciles, il n’est pas évident de rémunérer des personnes extérieures au foyer là où nos sociétés confient encore très majoritairement les tâches domestiques aux femmes du ménage. Lieu clos censé préserver le secret et où s’épanchent les affects, les représentations dominantes du domicile sont encore largement marquées par une vision sacralisée de la famille, tel un sanctuaire qui serait (à tort) dépourvu de rationalité instrumentale et économique[12]. Il est le lieu du privé et de l’intime, les coulisses du jeu social, un « monde inversé », comme le décrit Pierre Bourdieu à partir de l’exemple de la maison kabyle, régi par le don[13]. Dès lors, même si cela dépend des pays, des contextes et des milieux sociaux, il ne va pas toujours de soi de décider de rémunérer quelqu’un, qui plus est étranger à la famille, pour prendre en charge ce qui est censé relever de la solidarité familiale, et qui est chargé d’affects, intime et familial. Aux culpabilités et aux malaises que cela génère dans les ménages employeurs, une même réponse semble avoir été trouvée aux quatre coins de l’espace social et du monde : l’injonction à « faire famille »[14] avec la personne qui prend en charge chez soi les tâches domestiques. Cela peut passer par le fait d’offrir les repas, parfois le logement, à la travailleuse domestique, ou encore, dans le cas de services domestiques à temps partiel qui sont les emplois les plus prégnants en Europe, d’offrir des cadeaux à sa femme de ménage ou à la « nounou » de ses enfants, de la tutoyer, de partager avec elle un café. Une inclusion dans la famille qui est recherchée par les travailleuses domestiques, mais qui en même temps, constitue un piège dont elles ne sont pas dupes, puisque le pater(mater)nalisme des employeurs autorise à les solliciter toujours plus. Comme partout ailleurs dans le monde du travail, le pater(mater)nalisme contribue à asseoir la domination[15], en l’euphémisant.
S’en sortir entre production et reproduction
L’accroissement des inégalités sociales et le redéploiement des services domestique et de soin au domicile au tournant du XXIe siècle bousculent le travail de mise à distance de la domination qui s’est déployé dans la seconde partie du XXe siècle. Créer des politiques publiques, du droit, de la justice, pour cadrer et normer la domesticité, n’est-ce pas une façon de rendre la « domination rapprochée », celle qui s’exerce en face-à-face, dans le domicile, à nouveau acceptable ? Cela ne légitime et ne pérennise-t-il pas en fait davantage les formes les plus anciennes de cette domination, portée à son paroxysme dans la domesticité ?
Ces interrogations conduisent aux suivantes : comment faire face aux hiérarchies de genre, prendre soin des plus vieux et des plus jeunes, sans que la réponse ne soit forcément celle d’un accroissement des inégalités mondiales ? Comment, au quotidien, s’occuper de ses enfants, de son parent vieillissant, travailler, se reposer ? Comment donc articuler les différents temps de la vie de manière juste, éthique, égalitaire, pour que la possibilité de produire et de se reproduire ne soit plus un privilège ? Ces questions sont essentielles et universelles, et pourtant si négligées par le champ politique. Elles dérangent, car elles invitent inévitablement à repenser l’ensemble de nos façons de vivre, et notamment, de consommer, notre rapport au travail et à la famille, notre place dans l’économie capitaliste et dans la mondialisation. Les réponses sont complexes, mais ces questions ne sont pas sans issues : par exemple, poursuivre, à l’échelle internationale et locale, la lutte pour améliorer les conditions de travail et de vie des travailleur·es domestiques ; créer un service public généralisé des services domestiques, alloués selon les besoins des familles, réalisés par des fonctionnaires aux contrats de travail protecteurs ; réduire le temps de travail (des hommes autant que des femmes)[16], pour prendre sa part dans le travail domestique et le soin aux autres ; et donc, produire mieux et consommer moins et autrement ; remettre au centre des priorités (et des valeurs) le soin des choses et des autres[17]. La liste n’est pas exhaustive, ces solutions ne sont pas exclusives. Elles sont certes à contre-courant de l’idéologie dominante des politiques publiques libérales, et de projets politiques récents – pour ne citer que cette idée récemment évoquée, en France, de réduire le congé maternité dont la si courte durée plonge déjà les jeunes parents dans les méandres de l’articulation travail/famille, ceux-là mêmes qui poussent la porte des crèches privées. Il faut alors sans doute se pencher sérieusement, collectivement, et urgemment, sur l’avenir du binôme production/reproduction qui constitue bien le cœur des rapports sociaux.
Pour aller plus loin :
- Alizée Delpierre, Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes, Éditions La Découverte, 2022