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Quelle jonction entre les luttes syndicales et politiques? Le cas des MBF Aluminium à Saint-Claude (Jura) 

Quelle jonction entre les luttes syndicales et politiques? Le cas des MBF Aluminium à Saint-Claude (Jura) Temps de lecture : 8 minutes

Que faire pour lutter efficacement contre la désindustrialisation et pour sauver les centaines de milliers d’emplois menacés en France ? L’économiste Evelyne Ternant, candidate du Nouveau Front populaire dans le Jura aux dernières élections législatives de 2024, a suivi de près la lutte des salariés de la fonderie Manzoni-Bouchot (MBF) contre la fermeture de leur usine de Saint-Claude (actée en 2021). Elle dresse le bilan de cette forte mobilisation, organisée par les syndicats et appuyée par certains partis politiques.

Le mouvement de désindustrialisation commence en France dans les années 1980 avec la crise de la sidérurgie et les premières destructions importantes d’emplois dans l’automobile. Des terres d’industries entament leur trajectoire de déclin et laissent dans leur sillage les salariés, leurs savoir-faire, la chute démographique et ses effets en chaîne sur les services publics, les commerces et les logements vacants.

Une contestation politique limitée face à la désindustrialisation

Si la violence du choc n’a pas laissé les syndicats de salariés sans réaction, avec des luttes récurrentes pour s’opposer aux destructions d’emplois, du côté politique, collectivités locales et pouvoir national, la tendance dominante a été d’accompagner idéologiquement et financièrement la désindustrialisation, plutôt que de la contester et d’y résister. À droite, au nom du « laisser-faire le capital », on a justifié les décisions d’un patronat qui « sauve l’emploi futur » en détruisant l’emploi actuel. À gauche, au nom d’un prétendu modernisme, on annonce l’émergence d’une société post-industrielle et d’une nouvelle division internationale du travail : aux pays développés, les services et les fonctions de support de recherche, d’ingénierie, de marketing ; aux pays en développement, la production… et les pollutions. Dans le contexte idéologique des années 1980-1990, la contestation politique de la désindustrialisation a été très limitée en France, en dehors du Parti communiste et de l’extrême gauche.

Un affaiblissement de l’ancrage du PCF dans les entreprises

C’est aussi pendant cette période que les liens du Parti communiste avec les salariés de l’industrie se distendent sous l’effet de deux évolutions : la disparition progressive de l’organisation communiste dans l’entreprise et le processus de découplage avec le PCF entrepris par la CGT pour rompre la « courroie de transmission ». Les rapports entre syndicats et partis dans les luttes locales sont plus difficiles, l’autonomisation syndicale se transformant parfois en séparatisme revendiqué et crainte d’une instrumentalisation politique. Une situation paradoxale, où la force politique qui s’oppose le plus vigoureusement à la désindustrialisation perd progressivement son ancrage dans les entreprises industrielles :  ce qui n’a pas été sans effet sur le contenu même des luttes, avec parfois une perte de cohérence politique, et sur l’unité de la CGT[1].

L’émergence de nouvelles relations syndicats-partis

Les attaques du code du travail et des droits sociaux, initiées sous le quinquennat Hollande et amplifiées avec Emmanuel Macron, imposent des luttes communes à gauche, syndicales et politiques, contre les ordonnances du travail et les réformes successives sur les retraites. Dans ce nouveau contexte, le rapprochement partis-syndicats s’impose au niveau national comme dans certaines luttes locales. Celle des salariés de la fonderie MBF Aluminium à Saint-Claude dans le Jura en 2021 en témoigne.

La fonderie MBF, (Jura), une lutte exemplaire et un échec

La fonderie aluminium MBF, qui produit des carters et des pièces de boîte de vitesse pour le secteur de l’automobile, est mise en règlement judiciaire en novembre 2020. La lutte des MBF, menée par une intersyndicale dans laquelle la CGT est influente, au cours des 84 jours de grève avec occupation, et même après le jugement de liquidation, s’est placée à hauteur de l’enjeu économique et territorial que représentait l’entreprise MBF, en se battant « contre la fermeture, mais aussi pour sauver leurs emplois, leur bassin de vie, leurs familles, leur dignité et l’avenir de la fonderie française. »[2]

Les acteurs responsables bien ciblés

Le message des syndicats est construit à partir d’une analyse politique globale qui ne laisse de côté aucun des acteurs responsables de la mort organisée de l’entreprise.

En premier lieu, la stratégie de délocalisation des deux constructeurs Stellantis et Renault, pour maximiser la rentabilité du capital. Pour rendre visible cette responsabilité, les salariés de MBF Aluminium ont multiplié les actions symboliques devant les sites des constructeurs : Sochaux pour Stellantis, Boulogne Billancourt pour Renault. Elles et ils ont campé devant un site stratégique de Renault à Saint-André de l’Eure, pour rappeler haut et fort que le groupe a lâché MBF en divisant par trois ses achats.

L’assassinat de MBF est aussi le fait d’un patron voyou, Gianpero Cola.  Après avoir acheté l’entreprise pour un euro en 2012, Cola met en place une pompe aspirante de valeur via deux holdings anglaise et néo-zélandaise, grâce à laquelle il sort 10 millions d’euros entre 2013 et 2020 de transferts injustifiés. L’alerte est donnée dès 2018 dans des articles de presse[3] et par les syndicats, mais gouvernement et constructeurs automobiles font la sourde oreille. Deux jours après le jugement de liquidation du tribunal de commerce, le procureur de la République révèle l’existence d’une enquête judiciaire, depuis trois mois, pour « abus de biens sociaux », en raison « de mouvements de fonds suspects ». Les salariés rentrent à leur tour dans la procédure judiciaire, avec une plainte à la gendarmerie et des requêtes aux Prudhommes.

Le troisième prédateur dans cette destruction injustifiable, c’est le gouvernement et son ministre Bruno Lemaire, en collusion totale avec les directions de Stellantis et Renault : après 11 milliards de subventions versées sans engagement sur l’emploi, l’État finance le plan « Berger »[4] de liquidation de la fonderie française élaboré par le patronat de la filière. Les MBF tentent alors de construire un mouvement national du secteur de la fonderie et font un tour de France des fonderies menacées. Pour dénoncer la duperie du ministère, quatre salariés, dont le leader CGT, vont même commencer une grève de la faim au pied du bâtiment de Bercy. Enfin, ils traquent Emmanuel Macron dans ses déplacements, jusqu’au Touquet !

Par-delà le défilé politique à l’usine, quels soutiens effectifs ?

La grève avec occupation a lieu pendant la campagne des élections régionales de 2021. Toutes les têtes de liste régionale font le déplacement et sont accueillies à l’usine, à l’exception de Julien Odoul, tête de liste RN, refoulé. Certains salariés ne sont pas dupes de ce défilé politique en période électorale : « ils s’en foutent de nous. Ils viennent tous juste faire leur campagne.»[5]

Il est vrai que la droite locale, de la députée à la majorité départementale, est aux abonnés absents, car elle adhère en fait à l’idée d’une fatalité économique de la fermeture. Le maire de Saint-Claude, proche du RN, vitupère, mais sans solidarité effective avec la lutte des salariés.

Il y a en revanche une forte mobilisation à gauche. La présidente socialiste de région, en campagne pour sa réélection, fait voter au conseil régional le versement des salaires du mois de mai, et propose que la région entre au capital de l’entreprise en cas de repreneur. Après quelques hésitations face au désengagement de l’État, elle maintient sa proposition en cas de reprise par les salariés dans une société coopérative de production (SCOP). Par ailleurs, plusieurs responsables nationaux feront le déplacement à Saint-Claude : Philippe Martinez (CGT), Fabien Roussel (PCF) le 31 mai et Jean-Luc Mélenchon (LFI) le 10 juin 2021.

Des liens étroits sont tissés entre la CGT et le Parti communiste dans le respect de l’autonomie de chacun. Elle passe par une présence quotidienne des militants locaux, par la solidarité financière ou encore par l’initiative prise par le comité régional du PCF d’une pétition à l’échelle de la région, qui recueille en quelques jours près de 20 000 signatures.

Comment expliquer l’échec ?

Cette lutte a été exemplaire à bien des égards : inventive dans ses moyens d’actions, pertinente et politique dans sa mise en cause des responsabilités. Elle est sortie des murs de l’entreprise pour tenter de construire un rapport de force national. Elle s’est résolument tournée vers l’extérieur avec des assemblées générales ouvertes au public, elle a bénéficié du soutien indéfectible de la population locale, consciente de l’enjeu de la fermeture sur l’avenir du territoire. Elle a été médiatisée, suivie en immersion par un photographe professionnel[6] et a donné lieu à la production d’un film[7]. Et pourtant, elle n’a pas gagné ! Sans prétendre faire le tour de la question, on peut avancer quelques pistes sur ce qui a fait défaut.

En premier lieu, la domination de la droite dans le Jura, avec son faux nez de défenseure de l’industrie, sa vraie proximité avec le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) et l’absence de pression sur le gouvernement. Ensuite, l’illusion sur une possible reprise en SCOP, ne reprenant que 80 salariés sur les 280, entretenue malhonnêtement par de vagues promesses des constructeurs sur le maintien temporaire des commandes, a sans doute affaibli l’unité et la combativité de la lutte. Enfin et surtout, malgré les efforts des MBF pour mobiliser toute la filière, des fonderies aux usines automobiles, leur lutte est restée isolée.  Face au rouleau compresseur piloté à trois mains par les constructeurs, le gouvernement et le tribunal de commerce, il fallait un mouvement national fort de luttes convergentes pour construire un rapport de force gagnant.

Les enjeux d’efficacité des luttes actuelles

L’exemple des MBF montre que les luttes dispersées de défense des sites menacés ne suffiront pas pour stopper l’effondrement industriel. Deux axes paraissent efficaces pour structurer les convergences :  d’une part, rassembler les salariés par grande filière industrielle, d’autre part, mener des combats communs pour changer les institutions grâce auxquelles le patronat et les banques disposent d’un pouvoir économique absolu.

Dans la filière automobile, la convergence des luttes trouve sa logique sur les exigences vis-à-vis des stratégies de Renault et Stellantis, qu’il s’agisse de leur choix du haut de gamme qui ne correspond pas aux besoins nationaux, ou de la localisation de leurs productions et achats de sous-traitance.

Du côté des institutions, plusieurs batailles urgentes sont à mener, dont :

  • Changer la composition des tribunaux de commerce qui sont sous influence patronale et liquident sans état d’âme l’outil industriel, avec l’entrée des syndicats et des élus ;
  • Activer la proposition de loi dite GM&S, pour contraindre les donneurs d’ordre à stabiliser leurs rapports économiques avec leurs sous-traitants ;
  • Instaurer des institutions locales et régionales de planification démocratique, travaillant à partir des projets des salariés et citoyens.

L’enjeu actuel est de politiser les luttes pour les faire converger sur des objectifs de transformation des rapports de pouvoirs économiques, à porter conjointement par les syndicats et les partis politiques, dans des actions nationales d’envergure. Les 16 mesures d’urgence que la CGT[8] vient de publier contre la guerre commerciale sont une base intéressante pour avancer dans cette voie.

 

Pour aller plus loin: 

[1] Voir à ce sujet l’article publié par l’Institut supérieur du travail, Dominique Andolffato, « L’évolution des relations CGT-PCF 1996-2003 ».

[2] Naïl Yalcin, leader de la CGT et porte-parole de l’intersyndicale MBF, à Dijon, devant le tribunal de commerce de Dijon, le 31 mai 2021.

[3] Article de l’Humanité Dimanche du 11 mai 2018, blog d’Arlette Charlot, « MBF Aluminium – Prochaine victime du Sérial Killer COLLA ? », Mediapart, le 18 septembre 2020.

[4] Le plan Berger prévoit la baisse de 40% des effectifs et l’ultra-concentration du secteur.

[5] Natacha Devanda, Riss, « Fonderie MBF de Saint-Claude : “C’est tout l’équilibre d’une région qui est menacé” », Charlie Hebdo, le 23/06/2021.

[6] Raphael Helle, « MBF pour Mediapart ».

[7] Film documentaire, À quoi rêvent les ouvriers, réalisé par Bernard Boespflug, 2022, 52 minutes.

[8] CGT, « 16 mesures d’urgence contre la guerre commerciale », le 18/04/2025.

 

Pour citer cet article

Evelyne Ternant, «Quelle jonction entre les luttes syndicales et politiques ? Le cas des MBF Aluminium à Saint-Claude (Jura)», Silomag, n°19, juillet 2025. URL:

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