Le débat public a vu ces dernières années apparaître les notions de « racisme structurel » ou « systémique », mises en avant pour mettre l’accent sur les dimensions collectives du racisme comme conséquences hiérarchisantes du fonctionnement concret d’institutions et de configurations qu’elles rendent possibles. Visant à faire des phénomènes racistes un objet d’intervention politique, ces notions ont toutefois, dans le cadre d’affrontements autour de la caractérisation de ce qui cause les inégalités entre groupes définis comme raciaux, souvent revêtu un tour réducteur qui ont sapé son acceptabilité et ouvert la voie à des contre-discours réactionnaires. Gwénaële Calvès s’intéresse ici à la façon dont la non prise en compte des conditions de réception de ces notions par le corps social a permis une contre-offensive idéologique des conservateurs aux États-Unis, visant à délégitimer l’ensemble des théories structurelles du racisme.
Racisme systémique, racisation, islamophobie d’État, intersectionnalité, privilège blanc… : ces expressions appartiennent désormais au registre des sciences sociales françaises. Elles figurent également en bonne place dans le lexique militant, celui d’un « nouvel antiracisme » qui définit le racisme, d’abord et avant tout, comme un rapport de domination. Il pose qu’un racisme structurel sous-tend le fonctionnement des institutions (notamment de la police, de la justice, de l’école) et oriente de nombreuses politiques publiques (d’immigration, d’habitat, d’emploi ou de santé) ; qu’il s’inscrit dans le prolongement du passé esclavagiste et colonialiste de la France ; qu’il s’adosse à une puissante idéologie, d’inspiration « nationale-républicaine »[1].
Les tenants de l’approche structurelle du racisme accusent volontiers leurs contradicteurs de cultiver un déni de réalité, bien commode pour assurer la protection de leurs privilèges (blancs). Ils insistent, d’autre part, sur le caractère profondément réactionnaire de la rhétorique « anti-woke » qui, dans la sphère politico-médiatique, cherche à discréditer certains pans de la recherche (à coup de procès en « islamo-gauchisme »), certaines associations militantes (jugées « séparatistes »), ou même l’ensemble des actions de lutte contre les discriminations (d’inspiration nécessairement « victimaire »). Au confluent de ces deux lignes de défense (et d’attaque !), on trouve l’idée d’un blocage spécifiquement français, qui serait lié à un attachement viscéral au mythe d’une République fraternelle et aveugle à la race.
Il est sans doute inévitable que les luttes de définition autour de ce qu’est le racisme en France revêtent un tour brutal et réducteur. Il est toutefois surprenant qu’un antiracisme qui se veut « politique » (par opposition à un antiracisme « compassionnel, paternaliste, fraternaliste, passablement dépolitisé et dépolitisant »[2]) se contente si souvent de pétitions de principe, de procès d’intention, voire d’attaques ad hominem, au détriment d’une réflexion de fond sur les conditions de réception par le corps social de la notion de racisme structurel. Au prix de quels malentendus peut-on lancer dans l’espace public l’idée qu’une institution est « raciste » ou « phobique » ? Elle ne peut évidemment pas l’être au sens où Dieudonné ou Alain Soral sont racistes et phobiques, mais comment éviter que les deux acceptions ne se télescopent dans l’esprit public ? Et comment neutraliser les connotations infâmantes de l’adjectif « raciste », appliqué à tout un pays, et au groupe qui s’y trouve défini comme « dominant » ? Enfin, comment éviter qu’une approche fondée sur une summa divisio entre « racisés » et « racisants » (ou instances de racisation) ne débouche sur une perception essentialisée des groupes ainsi délimités ?
Une réponse à ces différentes questions est en cours d’expérimentation aux États-Unis. Elle consiste, tout bonnement, à bloquer la diffusion des théories structurelles du racisme.
Quand Donald Trump découvre la Critical Race Theory
La théorie critique de la race (Critical Race Theory, ou CRT) est un mouvement de recherche qui a entrepris, à partir de la fin des années 1970, de mettre en évidence les limites du droit états-unien de la non-discrimination, en montrant qu’il est incapable de saisir le racisme et le sexisme comme des données structurelles de la société, et inapte à prendre en charge certaines formes d’injustices ou de discriminations, notamment intersectionnelles. Plus largement, les théoriciens critiques de la race étudient la manière dont la domination des hommes sur les femmes comme des Blancs sur les non-Blancs imprègne le droit, les institutions, les hiérarchies sociales et économiques, la culture et les mentalités[3]. Leur programme de recherche se veut aussi un programme politique : « il ne s’agit pas seulement de comprendre le lien complexe qui unit le droit et le pouvoir de la race, mais de le changer »[4].
Les concepts centraux de la CRT ont fait l’objet, aux États-Unis, de très nombreux travaux de vulgarisation. Ils ont aussi été intégrés, sous une forme simplifiée et « opérationnelle », dans la vaste gamme de formations « à la diversité, à l’équité et à l’inclusion » (DEI Trainings) qui se déploient depuis des décennies dans les entreprises, les administrations, les associations et les établissements d’enseignement primaire et secondaire. C’est cette question des sessions de formation qui, en septembre 2020, a mis le feu aux poudres.
Le 4 septembre, deux jours après avoir été interpellé sur ce point au cours d’une émission diffusée sur Fox News, Donald Trump – en pleine campagne pour sa réélection à la présidence des États-Unis – ordonna à tous les directeurs d’administration centrale de recenser les financements fédéraux attribués à des formations « sur la ‘théorie critique de la race’, le ‘privilège blanc’, ou tout autre enseignement ou propagande professant ou suggérant (1) que les États-Unis sont un pays intrinsèquement raciste ou mauvais (2) qu’une race ou une ethnie sont intrinsèquement racistes ou mauvaises ». Il s’agissait de préparer l’adoption du décret « Combattre les stéréotypes raciaux et sexuels », publié le 28 septembre[5]. Ce texte énumère neuf thèses qualifiées de « clivantes » (divisive concepts), et impose aux administrations fédérales, ainsi qu’à toutes les entités bénéficiaires de contrats fédéraux, de veiller à ce qu’elles disparaissent des sessions de formation obligatoire. Une circulaire du 28 septembre a fourni quelques mots-clés permettant d’identifier la présence des thèses proscrites : « théorie de la race, privilège blanc, intersectionnalité, racisme systémique, positionnalité, humilité raciale, préjugés inconscients » (les trois derniers items font référence, dans ce contexte, à des techniques de pédagogie active très répandues dans les entreprises).
La censure des « thèses clivantes »
Le décret de Donald Trump, dont l’application avait été suspendue dès le mois de décembre par un juge fédéral de première instance[6], a été abrogé par Joseph Biden le jour même de son accession à la Présidence, le 20 janvier 2021[7]. Mais son histoire ne s’arrête pas là.
Après la défaite de Trump, la campagne anti-CRT s’est en effet déplacée vers les États gagnés ou conservés par le parti républicain. Sur le modèle fourni par le décret présidentiel abrogé, des conseils scolaires, des gouverneurs ou des parlements ont entrepris d’évincer les « thèses clivantes » de très nombreux secteurs bénéficiaires de financements publics[8]. Parmi les neuf thèses bannies par le décret de 2020, les plus souvent reprises au niveau des États à partir de 2021 correspondent aux grands axes du discours trumpiste : la CRT promeut une logique d’essentialisation des individus (thèse n°3 du décret de 2020 : « un individu, du seul fait de sa race ou de son sexe, est intrinsèquement raciste, sexiste ou oppresseur, consciemment ou inconsciemment » et thèse n° 6 : « la personnalité d’un individu est nécessairement déterminée par sa race ou son sexe ») ; la CRT veut culpabiliser les hommes blancs (thèse n° 7 : « un individu, du seul fait de sa race ou de son sexe, est responsable des actions commises dans le passé par des membres de sa race ou de son sexe » et thèse n°8 : « un malaise, un sentiment de culpabilité [ou] de souffrance » devraient s’imposer à certaines personnes, « en raison de leur race ou de leur sexe »). La CRT, au fond, fomente la haine de l’Amérique et de ses idéaux (thèse n° 2 : « les États-Unis sont fondamentalement racistes ou sexistes » et thèse n° 9 : « la méritocratie ou des traits comme l’éthique du travail sont racistes ou sexistes, ou ont été créés par une certaine race pour en opprimer une autre »).
Mais la « thèse proscrite » la plus largement reprise est la thèse n°1 : « une race ou un sexe est intrinsèquement supérieur à une autre race ou un autre sexe ». En Floride, la loi STOP WOKE (renommée Individual Freedom Act) du 22 avril 2022 en avait un peu reformulé le libellé, puisqu’elle interdisait d’enseigner que « les membres d’une race, d’une couleur, d’un sexe ou d’une origine nationale sont moralement supérieurs à ceux d’une autre race, couleur, sexe ou origine nationale ». Le juge fédéral qui a (partiellement) suspendu l’application de cette loi n’a pas manqué de souligner que cette proposition allait de soi (« who could object to banning that ? »)[9].
Mais c’est bien là que gît le nœud du problème : qu’est-ce que le racisme ? Si des travaux universitaires montrent qu’un racisme structurel mine souterrainement le monde du travail, quelle est, concrètement, la bonne manière de l’éradiquer ? Interpeller de simples salariés, dont l’analyse a montré qu’ils étaient les rouages – inconscients – d’un système qui les dépasse ? Dans le procès intenté à la loi de Floride, le fabriquant de crèmes glacées Ben and Jerry’s soutenait qu’il contribuait à éradiquer le racisme structurel au sein de l’entreprise en dispensant des formations centrées sur le thème de « la culpabilité de l’homme blanc ». Le point de vue inverse est que Ben and Jerry’s risque au contraire d’aggraver le racisme dans ses collectifs de travail, puisque ses formations, en ciblant spécifiquement « l’homme blanc », confortent la thèse d’un enfermement des individus dans des catégories prédéfinies, et lourdement lestées de jugements moraux (ou moralisateurs).
Conclusion ?
La censure des « thèses clivantes » par la droite américaine ne survivra pas au contrôle de constitutionnalité pratiqué par les juges fédéraux (sauf, peut-être, dans l’enseignement primaire et secondaire), car le Ier Amendement à la Constitution fédérale fait obstacle à toute proscription officielle d’une thèse ou d’un point de vue sur le monde. Si les thèses de la CRT, dans leur version vulgarisée par les consultants et les ingénieurs de formation, sont aberrantes et liberticides, elles ne doivent pas être étouffées, mais réfutées (« the remedy [for repugnant speech] is more speech, not enforced silence »)[10].
En France, les théoriciens et les militants d’une vision structurelle du racisme ne peuvent pas espérer du juge interne – pour des raisons trop longues à présenter ici – qu’il intervienne pour garantir leur présence sur le « marché des idées ». Il est vrai que, de ce côté-ci de l’Atlantique, la tentation de la censure (officielle) est beaucoup plus faible. La chasse aux sorcières qui se déroule aux États-Unis n’en est pas moins riche d’enseignement – mutadis mutandis – pour le « nouvel antiracisme » français. Elle devrait, à tout le moins, l’inviter à prendre au sérieux le risque de caricature auquel il prête si aisément le flanc.