Pendant près de 20 ans, la commune de Louviers a expérimenté de nouveaux modes d’exercice du pouvoir visant à créer les conditions pour que les citoyens co-construisent les orientations et les décisions concernant le devenir de la ville et la vie des habitants. Grâce à son enquête menée dans les archives et auprès des acteurs de l’époque, Hélène Hatzfeld retrace l’histoire de ce projet d’émancipation sociale, politique et humaine qui, malgré ses limites, est riche d’enseignements pour penser aujourd’hui d’autres possibles démocratiques.
Démocratiser le pouvoir ? autant dire : rendre le pouvoir au peuple. C’est une expérience de ce type qu’a vécue Louviers, petite cité de Normandie, dans l’Eure, entre 1965 et 1983. Hors des partis politiques, des citoyens ont conquis et transformé le pouvoir municipal pour en faire un outil de délibération et de participation aux décisions d’émancipation. Puisant dans l’histoire et dans des expériences de leur temps, ils ont expérimenté leurs formes propres de démocratie : ni autogestion comme on a pu le dire autrefois ni démocratie participative comme on pourrait le dire aujourd’hui en étouffant ainsi l’originalité des inventions citoyennes. Même si les contextes ont changé, il est possible d’en tirer plusieurs enseignements, aussi bien de principes éthiques et politiques que de pratiques, mais aussi de méconnaissances et d’erreurs.
Cette histoire, qui s’étend sur près de 20 ans, couvre trois périodes : une première expérience municipale qui s’interrompt en 1969 après la perte des élections, une phase d’opposition où se formalise un projet politique, et à partir de 1976-77, une deuxième expérience municipale.
En m’appuyant sur des entretiens que j’ai menés auprès d’anciens participants à cette expérience, et des journaux ou comptes rendus de réunion[1] que j’ai lus, j’ai pu reconstituer une histoire commencée en 1965 : celle d’un pouvoir, mais aussi et d’abord celle d’hommes et de femmes engagés dans un combat de longue haleine pour expérimenter de nouveaux modes d’exercice du pouvoir. Fondés sur des principes éthiques et de confiance dans la créativité humaine, ils se concrétisent par l’importance donnée aux commissions ouvertes et à l’ancrage dans les problèmes quotidiens des familles. Cette expérience est favorisée par le cadre communal qui permet la multiplication de lieux de débat proches des citoyens et la concrétisation visible des initiatives. Cependant, la renaissance d’expressions d’autorité d’élus, les effets de l’interconnaissance et surtout le changement de contexte tant économique avec le développement de la crise, que politique avec l’hégémonie socialiste au niveau national, ont conduit à l’échec électoral de 1983.
Des fondements éthiques
L’expérience de Louviers n’est pas née dans un terrain vierge. Pierre Mendès France a été maire de la ville jusqu’en 1958. Tous les anciens militants que j’ai rencontrés m’ont dit combien cet homme célèbre pour sa droiture avait imprégné la cité et leur propre engagement. On en trouve l’expression la plus forte dès 1965 dans la profession de foi de l’équipe qui allait conquérir la mairie. Les futurs élus, la plupart inconnus en politique, alliés à des communistes, sont conduits par un jeune médecin apprécié pour son engagement social, Ernest Martin. Ils affirment les fondements éthiques et politiques de leur action, les principes de respect de la parole donnée et de rigueur. Mais c’est surtout une philosophie de l’être humain (ayant une vocation, libre, digne), inspirée par ce médecin, qui se dégage : toute la politique menée est fondée sur une confiance dans les capacités humaines, –à être actif, à se cultiver, à gérer par soi-même ses activités– qui sont définies comme la condition première de la bonne marche de la cité.
Ces fondements éthiques inspirent les priorités constantes : développer les potentiels créatifs des enfants (par des ateliers de dessin libre, des terrains d’aventure…), favoriser les loisirs actifs (et non la consommation abrutissante, aliénante), ouvrir les horizons culturels (en invitant Ariane Mnouchkine et sa troupe, ou des chanteurs engagés pour soutenir les luttes locales, en projetant des films au ciné-club, en accueillant des expositions du Palais de la Découverte ou sur les marionnettes du monde…).
Des mots d’ordre mobilisateurs définis par les citoyens
À partir de 1969, une période d’opposition et d’effervescence inventive commence. Un « comité d’action de gauche » (CAG) rassemble d’anciens élus et de nouveaux militants actifs dans les grèves ouvrières en 1968. Les partis politiques sont tenus à distance : seuls trois militants du Parti socialiste unifié (PSU) participent au CAG dont les réunions sont ouvertes, sans adhésion, rassemblant alors plusieurs dizaines de participants.
Un petit journal Devenir est rédigé collectivement, imprimé grâce à un militant imprimeur, collé et diffusé massivement.
Des mots d’ordre s’inventent : « Rendre le pouvoir aux citoyens », « Information participation contrôle » « Redevenez propriétaires de votre ville ». Expliqués et concrétisés dans le journal, des feuilles volantes ou de petits dossiers, ils touchent alors au cœur de la démocratie, créent les dynamiques qui assureront à la Liste d’action de gauche la majorité électorale en 1976 et tous les sièges en 1977.
La période d’opposition est déjà une période d’expérimentation de pouvoir des citoyens, dans les interstices du pouvoir municipal, par le maintien ou la création de commissions.
Un pouvoir municipal constitué de commissions
À partir de 1976-77, le pouvoir municipal est organisé sur la base de commissions. Certaines sont thématiques : elles créent un cadre d’élaboration de propositions sur l’urbanisme, la famille, les loisirs et l’animation, l’information. Elles sont complétées par une commission chargée des finances, une commission plénière et une dite « de gestion », qui permettent le passage des propositions aux décisions. Le pouvoir de décision est donc partagé : formellement il repose dans le travail des commissions ; légalement, il est assuré par le conseil municipal, dont les réunions sont ouvertes. Cette organisation municipale vise à mettre les citoyens de plain-pied dans la fabrique des orientations et des décisions concernant le devenir de la ville et la vie des habitants. La fréquentation de ces commissions décline cependant dès la fin des années 1970. Ce reflux, souvent observé dans les mobilisations populaires, tient à plusieurs raisons. Tout d’abord, à l’intensité et à l’urgence d’enjeux proprement politiques, tels que ceux d’une campagne électorale où les antagonismes sont clairs et exacerbés, succède la nécessaire gestion des contradictions et des différences de points de vue entre citoyens. D’autre part, l’élaboration d’un projet concret dans une commission (pour la petite enfance, l’animation et la culture, les centres de loisirs pour les jeunes…) exige du temps et l’apprentissage de la formulation d’une proposition et du travail en commun. Enfin, l’a priori qui fonde la démocratie représentative, selon lequel il appartient aux élus (et aux professionnels) de s’occuper des affaires de la commune, donc de faire des choix et de prendre des décisions, garde son emprise et son pouvoir de désagrégation des compétences et des envies de s’investir, notamment vis-à-vis de personnes socialement les moins valorisées. La difficulté de faire vivre des commissions révèle l’illusion de l’immédiateté d’un pouvoir qui serait rendu aux citoyens.
Des élus citoyens
Cette organisation est accompagnée par l’affirmation d’une égalisation des positions à la fois des élus et des techniciens avec les citoyens. Ce renversement radical de la hiérarchie sur laquelle reposent la démocratie représentative et la légitimité technicienne[2], est pensé comme une condition fondamentale de la démocratisation du pouvoir. Henri Fromentin, imprimeur, maire de 1976 à 1983, déclare ainsi : « Les exigences de notre programme, les actions déjà engagées, conduisent, à l’évidence, à une remise en cause fondamentale des fonctions de « premier magistrat » telles qu’elles sont habituellement définies. […] Le maire de Louviers appartient à une équipe et veut en être un membre comme les autres. […] Il se pose en citoyen, un citoyen un peu privilégié peut-être puisqu’il dépend surtout de lui que le pouvoir soit rendu, ou non, à ses concitoyens[3]. » Dans les faits, la très grande proximité des élus avec les habitants, connus comme ouvriers, instituteurs, petits artisans…, la fréquence des réunions auxquelles ils participent dans les quartiers et les commissions, facilitent la mise en pratique. Elle est plus problématique entre les élus et les techniciens, ces derniers s’attribuant parfois un rôle de décideurs et se prévalant de la continuité de leur fonction par-delà les changements municipaux.
L’élaboration de projets d’urbanisme et d’architecture
La commission et l’atelier d’urbanisme (qui avait été initié dès 1965) élaborent un contre-SDAU[4]. Celui-ci s’oppose au SDAU préparé et décidé par l’État. Sur la base d’enquêtes et en concertation avec trois communes voisines, le contre-SDAU prévoit des tracés de voies rapides, de zones d’activités et d’habitation plus respectueuses du territoire existant et de ses activités agricoles. Il sera suivi d’un Plan d’occupation des sols visant la réorganisation interne de la ville. Des plans d’école maternelle et primaire sont aussi élaborés en concertation entre un architecte et des habitants, dans l’esprit de faire de l’école un lieu d’épanouissement des enfants, ouvert à son environnement.
Le service famille
Sous cette dénomination anodine se tient un service municipal dédié aux femmes : préparation des femmes à la « naissance sans violence[5] », information sur la contraception et l’avortement, organisation d’une crèche où les parents participent à la garde… Le journal municipal fait un lien étroit entre le développement de la personnalité de l’enfant et la formation du futur citoyen.
Dans cette expérience de Louviers, la démocratisation du pouvoir est conçue moins comme une organisation toute prête dans laquelle les citoyens sont censés participer que comme une maïeutique : les potentialités des enfants sont les atouts des citoyens qu’ils seront demain. Elle est inséparable de la mise en œuvre d’attitudes de « care[6] », comme attention à l’être humain dans sa vie sociale et personnelle.
Pour aller plus loin:
- Ecouter l’émission de France Culture La Fabrique de l’histoire du 17 janvier 2019 (52 min.).
- Voir son intervention dans le séminaire des 6 fondations consacré à la Démocratie locale (20 novembre 2019).
- Voir l’entretien d’Hélène Hatzfeld avec l’historien Alain Chatriot sur le site de la Fondation Jean Jaurès (22 février 2019).
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Faire de la politique autrement. Les expériences inachevées des années 1970 (Presses universitaires de Rennes/Adels, 2005)
Les légitimités ordinaires. Au nom de quoi devrions-nous nous taire ? (L’Harmattan/Adels, 2011).
Cet article est issu de sa dernière recherche publiée La politique à la ville. Inventions citoyennes à Louviers 1965-1983 (Presses universitaires de Rennes, 2018).